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Prostitution des jeunes - La trahison des adultes

19 janvier 2014

par Marie Savoie, collaboratrice de Sisyphe

L’excellent court-métrage de Frédérique Pollet-Rouyer, La Prostitution, un métier ? , (1) illustre de façon saisissante ce qui pourrait arriver si la prostitution, devenue légale, était banalisée et proposée aux jeunes filles comme n’importe quel autre métier. Ce film coup de poing décrit, non sans cynisme, les conséquences qu’auraient pour les jeunes filles la conversion des adultes aux arguments fallacieux des apologistes du « travail du sexe ».

La Prostitution, un métier ?

Il est particulièrement d’actualité au lendemain du jugement de la Cour suprême invalidant les dispositions du Code Criminel sur le racolage et le proxénétisme. (2)

Le court-métrage du collectif français Les Jeunes pour l’abolition de la prostitution (3) met en scène une adolescente en difficulté scolaire qui est convoquée, avec ses parents, au bureau de la conseillère d’orientation de son lycée. Expliquant qu’Andréa ne peut continuer ses études et qu’elle doit s’engager dans une formation professionnelle, la conseillère propose « un métier qui n’est pas en crise, un métier vraiment porteur » : le « travail du sexe ».

Forte de sa qualité « d’experte », elle décrit en termes crus la formation que recevrait la jeune fille (« la première année est très axée sur la fellation ») en répondant aux questions des parents d’abord médusés, puis de plus en plus réceptifs à ses arguments. Non, leur fille n’est pas trop jeune, puisqu’il y a une forte demande de chair fraîche. Aucun risque de manquer de travail car la hausse constante de la demande garantit des emplois dans ce secteur d’avenir qui, de surcroît, a « réduit les chiffres du chômage ». La sécurité sociale assume les frais des soins médicaux et des « chirurgies réparatrices », explique la conseillère aux parents qui, à présent, boivent ses paroles. Mais après trente ans, on perd de la valeur sur le marché du sexe.

Au père qui demande si Andréa pourrait alors tenir sa propre « maison », la conseillère réplique sans sourciller : « L’industrie du sexe, ce sont les hommes qui la tiennent ». Non, passée la vingtaine, il vaut mieux qu’Andréa s’oriente vers un secteur « en plein essor », celui des handicapés. Ils sont « moins regardants », dit-elle, et on fait oeuvre charitable en leur permettant de sentir qu’ils sont encore des hommes, ajoute-t-elle avec un sourire attendri.

La description des actes sexuels dont la jeune fille devra faire l’apprentissage ne ménage aucun détail (« fellation avec option éjaculation faciale, un grand classique », « pénétrations multiples », « gang bang » (viol collectif, en argot américain). En employant des termes aussi choquants, la réalisatrice montre qu’elle n’est pas dupe des arguments qui dissimulent le caractère ignoble de l’industrie du sexe sous des termes aseptisés ou à consonance positive. En entendant la conseillère d’orientation décrire le métier qu’elle lui propose, Andréa s’écrie : « Mais c’est de la prostitution ! ». La conseillère rétorque : « Aujourd’hui on dit travailleuse du sexe, et ça change tout. »

Ce court-métrage présente, bien sûr, une vision caricaturale d’un avenir où la prostitution serait devenue un métier comme les autres - bien que dans les pays où elle est légalisée on donne certaines « formations » à la prostitution… Un « métier » dont certain-es réclament la reconnaissance parfois avec naïveté mais parfois aussi avec la plus pure hypocrisie. Arguments spécieux à l’appui, les adeptes de la décriminalisation/légalisation de la prostitution appellent de leurs vœux un monde où les adolescentes et les femmes pourraient consentir à être vendues et achetées comme des marchandises.

Des féministes connues se rangent dans ce camp, ce qui me laisse perplexe. Il me semble y percevoir une désolidarisation d’avec les femmes démunies, exploitées, qui évoluent dans un monde à cent lieues du leur, et vivent des situations que ces femmes privilégiées ne peuvent pas ou ne veulent pas imaginer.

Du haut de leur chaire universitaire ou de leur tribune journalistique, certaines intellectuelles cautionnent le système prostitueur qui broie tant d’êtres vulnérables, et se font les complices des promoteurs de l’industrie du sexe. Après tout, disent-elles, les femmes prostituées sont libres. Ne pas admettre la légitimité de leur choix, n’est-ce pas de la condescendance ? Mettre en doute leur capacité d’exercer leur libre arbitre, n’est-ce pas les infantiliser ? Ne doit-on pas respecter leur choix ?

Oui, tout comme il faudrait respecter le « libre » choix du mineur chilien de descendre dans la mine au péril de sa vie.

Quand on évacue totalement les conditions dans lesquelles les gens exercent leurs choix - pauvreté, toxicomanie, violence familiale, désespoir - on en arrive à de telles aberrations. Et comme en témoignent les prises de position réglementaristes (4) de certaines féministes notoires, le mouvement des femmes n’est pas à l’abri de cette attitude qui confine à l’inconscience.

Car, depuis le temps que les études les plus documentées le confirment, comment pourrait-on ignorer que l’âge moyen d’entrée dans la prostitution est de 14 ans et qu’il ne cesse de baisser ? et que l’écrasante majorité des femmes prostituées sont issues de groupes sociaux défavorisés ? Peut-on choisir librement la prostitution à 14 ans ? Quand on a n’a aucun soutien et qu’on n’arrive pas à payer le loyer, choisit-on « librement », même si l’on est adulte, de renoncer à sa dignité ?

Dans le film, un incident fait ressortir la duplicité de la conseillère d’orientation et l’hypocrisie de ses propos. La photo encadrée d’une jeune fille souriante, dont on présume qu’elle est sa fille, tombe par terre pendant qu’elle vante les mérites du « travail du sexe ». Andréa la ramasse et la conseillère, soudainement troublée, s’empresse de la lui reprendre des mains, révélant par ce simple geste le fossé qu’il y a à ses yeux entre cette élève, qu’elle est prête à sacrifier sans états d’âme, et sa fille à qui jamais elle ne proposerait la prostitution.

La psychologue étatsunienne Melissa Farley résume bien l’attitude de certaines femmes privilégiées - et aussi de nombre d’hommes - face à la prostitution : « It’s a good enough job for poor women. » (5) (traduction libre : « C’est bien assez bon pour les femmes pauvres. »)

Cet exercice de restriction mentale permet à des gens d’esprit par ailleurs progressiste de se ranger du côté des Stella (6) de ce monde, qui ne représentent pourtant qu’une minorité des femmes prostituées, celles qui affirment avoir librement choisi la prostitution. Ce faisant, ils abandonnent à leur sort la majorité des femmes prostituées, qui n’ont pas librement choisi ce moyen de subsistance de dernier recours, mais qui y ont été contraintes par la précarité, l’absence de soutien social ou un proxénète. Que l’on soit encore forcée de se prostituer aujourd’hui, ici même au Québec comme partout ailleurs dans le monde, ce n’est pas une vision dépassée et misérabiliste des choses, c’est un fait avéré qu’il n’est plus permis d’ignorer.

Ce court-métrage contredit les arguments de ceux et celles qui prétendent que c’est pour aider les femmes prostituées qu’il faudrait décriminaliser et réglementer la prostitution. Il dénonce brillamment l’idée que la prostitution est « un métier comme un autre » et non une atteinte profonde à l’intégrité humaine. Accepter cette idée, c’est abandonner les jeunes.

Andréa sort du bureau en claquant la porte, laissant les adultes discourir entre eux, comme tant d’autres bien-pensants débranchés du monde réel, sur les avantages de l’avenir misérable qu’on lui propose. Horrifiée et blessée de voir que ses parents se sont laissés convaincre par les propos de la conseillère, elle se sent trahie par les adultes.

Ce document percutant adopte le point de vue des jeunes filles, celles qui sont concernées au premier chef par cet enjeu de société. C’est un appel à la solidarité intergénérationnelle face à la prostitution. Ces jeunes nous invitent à réfléchir sans complaisance aux conséquences qu’auraient la décriminalisation, puis l’inévitable banalisation de la prostitution pour celles qui en seraient les premières victimes.

Bref, elles nous demandent de ne pas les trahir.

Notes

1. Site Les jeunes pour l’abolition de la prostitution.
2. « La Cour suprême invalide les lois sur la prostitution », La Presse, le 20 décembre 2013. Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72
3. Regroupement de huit organismes de jeunes en France, dont Osez le féminisme. Le film a été réalisé par Frédérique Pollet-Royer d’après un scénario de Frédérique Pollet-Royer et Siham Bel et sorti en salle en octobre 2013.
4. « Le réglementarisme est un courant de pensée visant à réglementer l’exercice de la prostitution.[...] Concrètement, le proxénétisme est autorisé et encadré. Depuis les années 1990, une nouvelle forme de réglementarisme revendique que la prostitution soit reconnue comme un métier. » Wikipédia.
5. « A battle is being waged by those who promote prostitution as a good-enough job for poor women against those of us who consider prostitution an institution that is so intrinsically unjust, discriminatory, and abusive that it can’t be fixed, only abolished. » « Un combat se joue en ce moment entre les promoteurs de la prostitution, pour qui c’est un métier bien assez bon pour les femmes pauvres, et ceux et celles d’entre nous qui considérons la prostitution comme une institution si intrinsèquement injuste, discriminatoire et violente qu’elle ne peut être réformée et qu’elle doit être abolie. » prostitutionresearch.com/ Traduction de l’auteure.
6. Association montréalaise de « travailleuses du sexe » qui revendique, entre autres, la décriminalisation de la prostitution.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 17 janvier 2014

Marie Savoie, collaboratrice de Sisyphe


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