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Projet de loi 60 - Le voile : quelle histoire il raconte aux enfants ?

10 février 2014

par Jocelyne Robert, auteure, sexologue et sexosophe

Extraits du mémoire présenté par Jocelyne Robert à la commission parlementaire sur le Projet de loi 60 (charte des valeurs), intitulé « 
Égalité et Laïcité : Des valeurs à affirmer et à afficher ».



L’auteure de ce mémoire

Sexologue, auteure, animatrice, conférencière, consultante et formatrice, Jocelyne Robert est une femme de mots et d’opinion. Ses analyses portent sur les phénomènes socio-sexologiques de société.

Dès le début des années 70’, elle co-fonde la première « garderie populaire » au Québec. En 1983, elle participe à la fondation de la première maison d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale à Lac-Mégantic. En 1985, avec dix femmes venant de tous horizons, elle s’investit dans le processus Décisions 85 – Conférence nationale sur la sécurité économique des Québécoises. Elle y défend les dossiers de lutte à la violence faites aux femmes et d’éducation à la sexualité et au sexisme. Elle a publié une douzaine d’ouvrages traduits en vingt langues. Parmi les plus connus figurent le best-seller « Full sexuel », destiné aux adolescents, son essai « Le sexe en mal d’amour » dans lequel elle s’élève contre les phénomènes de l’hypersexualisation et de la pornographisation de l’espace public et sa trilogie Ma sexualité, destinée aux enfants.

Active sur les médias sociaux, elle tient les blogues http://jocelynerobert.com et http://quebec.huffingtonpost.ca/jocelyne-robert/. Ici et en France, elle est régulièrement invitée sur différentes tribunes pour commenter des dossiers d’actualité. Le 8 mars 2013, elle était sur le plateau de l’émission française Les Maternelles avec la ministre des droits des femmes, Najat Vallaud Belkacem sur la question « Quelle éducation pour nos filles ? ». Enfin, elle signe régulièrement des textes d’opinion dans les journaux, revues et magazines. (..)

Introduction

De nos jours, il est primordial que les voix de tous les peuples et collectivités qui se reconnaissent dans des valeurs humanitaires, de respect, de laïcité et d’égalité, s’élèvent, s’unissent, transcendent les discours violents et haineux.

En se dotant d’une charte laïque et égalitaire, notre modeste, mais dynamique communauté livre un message à la planète entière. Un message qui dit, clairement et simplement : « Ici, nous favorisons la séparation entre la religion et l’État. Ici, nous prônons l’égalité entre les hommes et les femmes. » Un message qui, sans en exagérer la portée, n’est pas insignifiant.

Dans ce mémoire, je reviens sur deux aspects qui ont marqué les discussions et débats sur la Charte des valeurs. Il s’agit d’idées déjà présentées sur mon blogue personnel et reprises sur le Huffington post Québec. Je tente de répondre aux principaux arguments des opposants au projet de Charte des valeurs, ceux que j’appelle amicalement les chartophobes, en questionnant le bien-fondé de leurs postulats. Également, je documente en quoi le voile, un signe ostentatoire lourd de sens, peut avoir une influence, dans les lieux de garde, sur les enfants en bas âge. C’est surtout ce dernier point qui m’amène présenter ce mémoire, car à ma connaissance, malgré son importance, il n’a été soulevé nulle part ailleurs.

Les enfants d’abord…

Première partie - Le voile : quelle histoire il raconte aux enfants ?

Tout le monde sait que la période de la naissance jusqu’à six ans ou sept ans est cruciale pour le développement de l’enfant. Les pédagogues et autres spécialistes de l’enfance (1) ne cessent de réclamer plus d’attentions, de budgets, de programmes destinés à aider les tout-petits à grandir. C’est durant cette période :

 que se noue et se dénoue (si tout se passe bien) ce qu’on a appelé les complexes d’OEdipe et d’Électre
 que se structurent les bases d’une saine identité de sexe et de genre (2)
 que l’enfant développe un sentiment d’appartenance à un groupe sexué
 que se construit le sentiment de sa propre valeur
 que s’organise la capacité d’attachement (3)
 que l’enfant intériorise, au contact des adultes qui l’entourent, ce qu‘il en est d’appartenir à un sexe et comment se comportent les messieurs dames auxquels ils s’identifient, soit par similitude soit par complémentation.

Ici comme ailleurs, on occulte bien des questions dans le débat sur le voile. Celles que je pose ont été escamotées au bénéfice de propos simplificateurs. « L’essentiel n’est-il pas que les enfants soient accompagnés, en garderie, par des femmes aimantes ? », clame-t-on ça et là. Et bien non, pas tout à fait. C’est une pensée sympathique, mais un peu courte. Il faut aussi se demander ce que les enfants, eux, perçoivent de ce voile ? Comment le traduisent-ils ? Comment l’intériorisent-ils ? Comment celui-ci façonne-t-il leur perception de la féminité et de la masculinité ? Des questions, aussi muettes que fondamentales qu’il faut aborder.

Il est indéniable que le fait de côtoyer quotidiennement des femmes voilées a une incidence sur la représentation que se fait l’enfant de l’être féminin, du corps féminin. Même s’il s’agit du hijab, le fait que le visage ne soit vu que de face, tête recouverte, sans oreilles, sans cheveux et sans cou transmet inévitablement une image morcelée de la représentation humaine féminine.

Des bribes de l’histoire

Des bribes de l’histoire racontée par le voile aux tout-petits :

 Il y a une différente importante entre les hommes et les femmes (vous aurez compris qu’on ne parle pas ici des spécificités biologiques xx/xy )
 Les femmes doivent se comporter différemment, et plus différemment encore en présence des hommes
 Le corps de la femme, en tout ou en partie, est emprisonné alors que celui de l’homme est libre
 Le corps de la femme doit s’effacer du regard, s’éclipser
 La femme baisse les yeux au passage de l’homme
 La femme ne serre pas la main des papas, ce geste témoin de relations sociales conviviales
 La femme n’est pas autorisée à sentir le vent dans ses cheveux…

L’éducatrice aura beau être aimante et merveilleuse à plein d’égards, elle aura beau être consciente (ou inconsciente) de l’histoire racontée par son vêtement, elle n’a aucune prise sur ce celle-ci, inoculée de manière subliminale à l’enfant.

Les tout-petits apprennent par mimétisme

Dès la petite enfance, filles et garçons apprennent par mimétisme. Ils apprennent l’affection, l’amour, la joie, la peine, la peur, le dégout, la tendresse, la fierté, la honte, la colère via les signaux émotionnels que renvoie le visage de l’adulte qui en prend soin. Par-delà le langage, les micro-expressions et micros-mouvements faciaux font comprendre à l’enfant ce qui est en train de se passer dans sa relation avec son interlocuteur. Mais ils lui apprennent aussi ce qui se joue dans la relation de l’interlocuteur adulte, dans ce cas-ci son éducatrice, avec les autres enfants, avec les autres adultes, avec les autres hommes et femmes…

Pour favoriser l’échange, la communication, la reconnaissance de ce qui se joue dans une interaction humaine, le visage en entier doit être pleinement visible et accessible. Dès tout-petit, l’enfant va décrypter les émotions de la personne qui en prend soin via tous les muscles qui s’activent sur la totalité de son visage. Cela, dans la mesure où ceux-ci sont visibles et perceptibles. Je vous invite à explorer le travail de Giacomo Rizzolatti (4) qui a révolutionné la notion d’empathie avec sa découverte des neurones miroirs dans les années 1990.

Dans cet esprit, un exemple… Plus près de nous, le professeur Pierre Gosselin, de l’Université d’Ottawa, a montré qu’un enfant ne distingue pas entre la peur et la surprise avant l’âge de 9 ou 10 ans. (5) Or, la différence entre ces deux émotions est principalement marquée par une disparité dans la zone du front… cachée par le voile.

Enfin, les tout-petits apprennent aussi par modélisation, c’est-à-dire par identification aux adultes qui gravitent dans leur univers. C’est maintenant chose connue : la manière dont ces adultes témoignent de ce que c’est qu’être une femme ou un homme, la manière dont ils et elles exercent les tâches et activités qui sont socialement dévolues à leur sexe, la manière dont ils et elles transigent et évoluent avec les personnes de leur sexe et de l’autre sexe influencent autant l’enfant que tous les discours. « Je suis une fille, donc je reproduis les comportements et attitudes des femmes… » Idem pour les garçons avec les hommes.

Combien de fois ai-je répété aux enseignant/es que j’aidais à dispenser les cours d’éducation à la sexualité : les mots et le langage pour dire les faits sexués et sexuels sont importants mais les modèles d’hommes et de femmes qui les entourent le sont tout autant. Quels messages livrent ces femmes et ces hommes ? Que véhiculent-ils ? Comment évoluent-elles elles-mêmes ?

Il n’y a pas que les mots, mais il y a aussi les mots

Et puis, les enfants sont insatiables de curiosité. Par delà la transmission d’informations factuelles ou scientifiques, les mots se rattachent à une culture, à une vision du monde, à une expérience de vie comme femme ou homme. Les mots ont du pouvoir. Ils contribuent à illuminer l’estime de soi, comme fille ou comme garçon. Ou à l’assombrir. Les bambins, entre trois et six ou sept ans sont inlassablement fascinés par la différence des sexes qu’ils découvrent et explorent, qui les aide à s’identifier, à socialiser, à se rassurer. Que répondra l’éducatrice au bambin qui lui demande pourquoi elle porte le voile et pas son mari ? Que dira-t-elle à la gamine qui veut savoir pourquoi elle ne serre pas la main de son papa ? On a beau croire que les éducatrices sont de bonne foi, qu’elles ne sont pas là pour enrégimenter les enfants ou les rallier à leur foi ou culture religieuse, il faut se demander comment elles répondront aux questions sur la sexualité : « Comment il rentre le bébé dans le corps de la maman ? », « Pourquoi y’a des monsieurs qui aiment d’autres monsieurs ? », « Le clitoris, ça sert à quoi ? » Quelles seront leurs réactions et interventions devant l’expression de la curiosité sexuelle enfantine ? Le jeu sexuel ? La masturbation d’Albert ou de Zoé ?

Réprouver le port du voile pour combattre le racisme…

Le voile est un vêtement lourd de valeurs négationnistes et réductrices à l’endroit des femmes et des hommes. Il est tout sauf neutre. Même rose et fleuri, lorsque la tendance est au rose et aux fleurs, il n’est pas un accessoire de mode. Par conséquent, il n’a pas plus sa place dans les lieux d’éducation des enfants, fussent-ils privés ou publics, que n’importe quel autre vêtement, signe ou objet, transmettant un message contraire au respect de la pleine liberté et de la pleine égalité des êtres humains entre eux.

Sexisme, misogynie et détestation des femmes sont l’expression du racisme planétaire le plus répandu, destiné à cette moitié de l’humanité constituée de la « race des femmes ». Dans cette perspective, réprouver le port du voile, c’est combattre le racisme. Il faut le répéter puisque dans une lecture ou interprétation de premier degré, cela peut ne pas être évident.

Enfin, désapprouver le port du voile, je le redirai jusqu’à épuisement, ne signifie pas combattre les femmes qui le portent. Bien au contraire. Cette simplification est carrément malhonnête. Moi qui ai toujours priorisé la solidarité avec les femmes, avant tout autre mouvement d’appui, je suis bien loin de me contreficher que des femmes puissent perdre leur emploi en raison d’un apparat religieux qu’elles se sentent incapables de laisser tomber en certains lieux. Du fond du coeur, je souhaite que cela n’arrive à aucune. Mais…

Mais à titre de personne responsable, de pédagogue, d’ex-éducatrice en garderie, d’ex-formatrice auprès du personnel oeuvrant auprès de la petite enfance, de mère et de grand-mère, j’ai d’abord à coeur l’épanouissement des enfants, lequel passe par la neutralité, indissociable de l’égalité : Égalité entre les garçons et les filles, entre les hommes et les femmes, lutte aux stéréotypes sexuels et sexistes, activités mixtes accessibles aux deux sexes…

J’ai confiance que tous les hommes et toutes les femmes, incluant celles pour qui le voile est partie prenante de leurs habitudes culturelles ou religieuses, comprendront cet impératif pédagogique égalitaire et laïque. (...)

Notes

1. Depuis Jean Piaget, fin du 19e, suivi par des dizaines d’experts de tous les continents, jusqu’à l’UNESCO qui, en 2010 statue que les huit premières années de vie sont cruciales et appelle les gouvernements à se mobiliser pour développer et améliorer sous tous leurs aspects la protection et l’éducation de la petite enfance.
2. Robert Stoller, lien, etc.
3. John Bolwby lien, suivi par Boris Cyrulnik
4. Neurone Miroir
5. Voir à cet effet les travaux du professeur Pierre Gosselin sur les expressions faciales des émotions et en particulier sur la peur et la joie Lien

 L’auteure tient les blogues Jocelyne Robert et Huffington Post/Jocelyne Robert.

 Pour télécharger le mémoire intégral, cliquez sur l’icône PDF ci-dessous.

 Transcription des débats sur le site de l’Assemblée nationale, le 22 janvier à 16 h.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 26 janvier 2014

Jocelyne Robert, auteure, sexologue et sexosophe


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