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Janette Bertrand ne fabule pas, elle a raison de s’inquiéter

31 mars 2014

par Micheline Carrier

Dans un élan de générosité et d’amour pour les femmes du Québec et pour le Québec lui-même, Janette Bertrand a réitéré, il y a quelques jours, son soutien au projet de charte des valeurs proposé par le gouvernement sortant. Elle a donné explicitement son appui à la première ministre Pauline Marois et à son équipe, qui réclament un nouveau mandat le 7 avril. Elle a fait librement cette démarche, affirme-t-elle. Pourquoi en douterions-nous ?

Inquiets de l’influence que Janette Bertrand peut avoir dans l’opinion publique, les adversaires du Parti québécois ont parlé de manipulation et d’"instrumentalisation". Ne trouvant guère d’arguments rationnels pour expliquer que Janette Bertrand, une femme intelligente et un esprit libre, aurait pu se laisser manipuler comme une marionnette, plusieurs se rabattent sur d’odieux préjugés âgistes. À son âge – 89 ans – Mme Bertrand ne comprend pas les enjeux du monde actuel, prétend la bloguiste simplificatrice Lise Ravary, qui semble faire concurrence à Richard Martineau en un concours de coups de gueule et de provocation au sein du même journal.

Janette Bertrand a donné un exemple fictif pour justifier son appui à la charte. L’exemple concerne le secteur privé, que la charte ne touche pas directement, c’est vrai. Mais, à maintes reprises au cours des quatre mois de débat sur le projet de charte, on a entendu l’argument que les dispositions de la charte pourraient éventuellement servir de balises non officielles au secteur privé. Par conséquent, est-il si grave que Mme Bertrand ait donné en exemple un cas pouvant survenir dans une piscine privée ? Ne peut-on comprendre, par analogie, que c’est sa crainte de voir reculer les droits des femmes qu’elle exprimait ainsi par cet exemple ? Mérite-t-elle qu’on la lapide ou qu’on lui manque à ce point de respect ?

Mme Bertrand a raison de craindre le recul des droits et des libertés des femmes dans la vie quotidienne concrète. J’ai la certitude, comme d’autres, qu’il y a déjà un recul significatif. On peut déduire aisément qu’advenant un recul des droits des femmes dans des situations aussi banales que la mixité dans un lieu public (une piscine, en l’occurrence), le recul s’étendrait à des domaines plus fondamentaux. Une régression n’arrive jamais seule ou ne reste pas seule bien longtemps.

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Pour rester dans le domaine de la mixité en piscine, que ridiculisent les gens incapables de comprendre l’analogie - ou qui y mettent de la mauvaise foi -, voici une anecdote qui concerne le domaine public et dont j’ai été témoin direct.

En 2000, dans un centre hospitalier montréalais, je recevais des traitements de physiothérapie qui comportaient une session de groupe mixte en piscine.

Un jour, une femme portant le hijab s’est présentée à la piscine, escortée d’un homme. Elle n’a pas dit un mot, c’est l’homme qui parlait. Il a demandé à la physiothérapeute d’accepter que la femme descende dans la piscine en pantalon et en chandail.

La physiothérapeute a tenté de lui expliquer que les règles d’hygiène instaurées par le centre hospitalier interdisaient une telle chose. Au mieux pourrais-je l’autoriser à descendre dans l’eau en sous-vêtement, a-t-elle dit, si cela ne la dérange pas. C’est inhabituel, mais cela lui permettrait de participer au programme de physiothérapie.

Vous comprendrez que si la femme ne pouvait, selon son accompagnateur, descendre dans la piscine en costume de bain et tête nue, « ses » croyances l’empêchaient tout autant de se montrer en sous-vêtements. La physiothérapeute le savait aussi.

Alors, ses croyances ou celles de son accompagnateur ont privé cette femme des services de santé dont elle avait besoin.

Ce n’est pas l’hôpital qui l’en a privée, pas plus que l’interdiction de signes religieux dans la fonction publique n’empêcherait des femmes d’y travailler.

En 2014, dans certaines piscines de la Ville de Montréal, des femmes se présentent à la piscine en hijab et on a instauré des heures différentes pour accommoder des groupes. Dans certains lieux publics, on ne trouvera rien à redire de réserver des heures d’activités exclusives aux hommes. On a déjà vu une école faire passer un examen à des filles en dehors des heures habituelles pour éviter qu’elles se retrouvent en présence de garçons.

On a déjà vu une secte religieuse réclamer qu’on placarde les fenêtres d’un gymnase afin de cacher les femmes qui s’exercent en vêtements de sport de la vue des enfants d’un édifice en face. On a déjà vu une femme justifier son niqab dans un cours par la présence d’un professeur masculin : elle ne devait pas montrer son visage à un homme. On a vu une candidate à la dernière élection municipale refuser de serrer la main des hommes, ses croyances le lui interdisant.

Des membres du personnel médical ont témoigné des pressions, parfois des menaces, de la part d’hommes qui refusent que leur épouse soit examinée ou soignée par un homme. Et l’excision, pensez-vous qu’on ne la pratique pas dans des hôpitaux ou des cliniques au Qubec ?

Vous savez que cela existe, et plus encore, mais vous attaquez Janette Bertrand quand elle évoque l’hypothèse que la discrimination fondée sur le sexe se produise dans un endroit privé.

Oui, l’intégrisme religieux islamique est une menace. Il n’est pas le seul, mais il est parmi les plus menaçants pour les droits des femmes. Cette menace n’est pas à venir, elle est là, présente. Fatima Houda-Pepin nous en avertit depuis 30 ans, mais nous préférons faire les autruches.

Janette Bertrand a ri quand Marie-France Bazzo lui a lu un extrait des élucubrations de la blogueuse Ravary. Elle a dit : « À mon âge, on a du recul, un certain détachement. »

*

Le hasard est parfois étonnant.

Une heure après avoir entendu Janette Bertrand expliquer sur les ondes de Radio-Canada pourquoi elle avait parlé du « danger réel » de l’intégrisme islamique au Québec, le téléphone a sonné chez moi.

Au bout du fil, une femme m’a demandé si elle appelait bien à un tribunal islamique. Interloquée, j’ai d’abord pensé qu’elle voulait faire une farce ou provoquer chez moi une réaction. (Nous avons à deux reprises reçu sur Sisyphe des mises en demeure de retirer des articles qui déplaisaient à certains groupes. Nous les avons ignorées.)

Mais aucun piège ici. En interrogeant mon interlocutrice, j’ai bien vu qu’elle était sérieuse et sincèrement surprise de ma réponse. Non, le numéro qu’elle appelait ne correspondait pas à celui d’un tribunal islamique...

Elle avait fait des recherches sur Internet et trouvé le numéro de téléphone de Sisyphe associé aux termes « tribunaux islamiques ». Il s’agissait de liens vers des articles de 2004 et 2005 commentant un projet de tribunal islamique en Ontario et la motion de Fatima Houda-Pepin à l’Assemblée nationale du Québec.* Pouvais-je tout de même lui donner un numéro de téléphone pour un tel tribunal ? Non, je regrette, je ne le pouvais pas…

Ce qui m’a fait réfléchir n’est pas que le numéro de téléphone de Sisyphe apparaisse sur Internet : il s’affiche également sur le site sisyphe.org.

C’est plutôt que cette femme pense sincèrement que des tribunaux islamiques puissent exister au Québec.

P.S. Pour mémoire, en 2004, il y avait eu des pressions auprès du ministre de la Justice du Québec en faveur d’un tribunal islamique. Lisez ceci et demandez-vous si c’est Janette Bertrand qui exagère ou si ce ne sont pas ses critiques qui ne veulent rien voir.

* Vida Amirmokri, Homa Arjomand, Élaine Audet, Micheline Carrier, Fatima Houda-Pepin, Des tribunaux islamiques au Canada ?, éditions Sisyphe, Montréal, 2005. 10$+2,50$ expédition. Les Éditions Sisyphe, 4005, rue des Érables, Montréal, QC, Canada,
H2K 3V7. Ou le demander à votre libraire.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 31 mars 2014

Micheline Carrier


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