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La prostitution : une nouvelle forme d’esclavage

9 juin 2014

par Michèle Sirois, Andrée Yanacopoulo, Pour les droits des femmes du Québec (PDF Québec)

À la suite du jugement de la Cour suprême en décembre 2013 qui a invalidé plusieurs dispositions du code criminel encadrant la prostitution, le gouvernement Harper présente un projet de loi qui vise à décriminaliser les victimes, soit les prostituées, et à criminaliser ceux qui en profitent et tiennent en main les rouages de ce qu’il faut bien appeler l’industrie du sexe, une industrie en pleine expansion au plan mondial. La prostitution touchant majoritairement des femmes, nous, femmes de PDF Québec, sommes particulièrement interpellées par cette question. Nous nous réjouissons que le gouvernement ait choisi de ne pas reconnaître la prostitution comme un travail et nous appuyons les principaux objectifs du projet de loi, tout en demandant d’amender certains articles qui pourraient nuire à la sécurité des femmes engagées dans la prostitution.

Une industrie du sexe prospère, lucrative et sans grands risques

Parler de la prostitution, ce n’est jamais qu’évoquer la pointe de l’iceberg – un iceberg fait de traite d’êtres humains, de trafic de drogues, de violence, de pornographie, de connexion avec le crime organisé, tout cela à l’échelle planétaire. C’est parler d’exploiteurs et de profiteurs, de proxénètes et de clients. C’est aussi et avant tout parler de victimes, de femmes socialement démunies, fragiles, sans défenses, souvent immigrantes et, au Québec et au Canada, des femmes autochtones ou dans certains cas introduites illégalement dans le pays et donc sans recours aucun – des femmes exposées à la brutalité, livrées à la servitude au nom de dettes pour la plupart grossies ou inventées. Bref, prostitution veut dire marchandisation d’êtres humains et une atteinte à leur intégrité physique et psychologique.

Grâce aux remarquables recherches de la CLES (Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle), nous savons qu’à Montréal, plaque tournante de cette industrie, on estime que le nombre de femmes prostituées se situe entre 5 000 à 10 000 ; elles sont, pour l’ensemble du Québec, concentrées pour l’essentiel dans les salons de massage (56,3%), les bars de danseuses (20,7%), les bars et hôtels, et les agences d’escortes (1).

L’exploitation sexuelle est une activité des plus lucratives, selon le rapport de l’Organisation internationale du travail (2) présenté en mai 2014. Cette agence de l’ONU évalue à 99 milliards par année, dont 26 milliards dans les pays riches, les bénéfices du travail forcé lié à l’exploitation sexuelle. Cela rapporte un gain annuel de 80 000 dollars par victime dans les pays riches. La prostitution, le proxénétisme et la traite se situent au second rang des sources de profit du crime organisé (3). On comprend qu’il y a d’importants intérêts financiers en jeu, que satisferait bien évidemment une légalisation de la prostitution.

La traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle est également une activité qui bénéficie d’une large impunité. Selon le rapport du Centre national de coordination contre la traite de personnes de la Gendarmerie royale du Canada, faute de moyens pour mener des enquêtes coûteuses, les trafiquants associés à des gangs de rue ou au crime organisé sont très peu arrêtés (4). Le Service de police de la Ville de Montréal a enregistré une baisse de 63% du nombre d’infractions à l’encontre des proxénètes entre 2006 et 2012 (5).

Le mythe du plus vieux métier du monde

La prostituée n’est pas, comme on se plaît à le dire ou à l’entendre, une « travailleuse du sexe ». Elle n’est nullement une « travailleuse », car si pratiquer la prostitution, c’est faire un métier comme un autre, comme on se plaît aussi à le répéter, pourquoi ne pas l’enseigner, ce métier, dans les Cégeps ? Et pourquoi les bureaux de placement ne l’inscrivent-ils pas dans leur liste des débouchés offerts aux chercheuses d’emploi ? En fait, la réalité est bien éloignée de ces mythes. Les activités de la prostitution exposent celles qui l’exercent à toutes les brutalités et formes possibles d’outrance, de rabaissement, d’exposition à l’alcool et à la drogue. Sans compter que le commerce de la prostitution a sans cesse besoin de chair fraîche, et donc besoin de développer la traite des jeunes femmes et cela, au niveau mondial. Les statistiques indiquent que les plus jeunes des prostituées sont tout juste pubères. Il est par conséquent clair que lorsque nous parlons de femmes, il faut aussi entendre enfants, mineures.

Il y a bien des mythes à déconstruire en ce qui concerne la prostitution. Tout d’abord, l’idée que la sexualité des hommes serait irrépressible, bref, que c’est un besoin. La faim, la soif sont, elles, véritablement des besoins, on ne peut faire autrement que de les combler sauf à périr ; mais on n’a jamais vu un homme mourir de ne pouvoir satisfaire sa libido. Ensuite, le mythe de la prostituée heureuse, entrée volontairement et librement dans un « métier » : la plupart du temps, le piège finit tôt ou tard par se refermer sur elle. On présente aussi la prostitution comme un « mal nécessaire » (nécessaire pour qui, si ce n’est pour ceux qui en sont les véritables bénéficiaires, soit les clients et les proxénètes ?). Un mal qui par ailleurs permettrait de mettre un frein aux viols, alors qu’on sait qu’en Thaïlande entre autres, depuis que les maisons de prostitution se sont mises à foisonner, les crimes sexuels, eux, loin de diminuer, se sont mis à augmenter.

Favoriser l’abolition de la prostitution

Les solutions sont, en gros, de deux types. Soit la décriminalisation globale, la légalisation du phénomène. PDF Québec s’oppose à une légalisation de la prostitution qui ouvrirait toute grande la porte à plus de commerce, à ce qui ne ferait qu’amplifier l’exploitation sexuelle des êtres les plus vulnérables. Soit ce qu’on appelle couramment le modèle nordique, à savoir la décriminalisation des femmes prostituées et la criminalisation des intermédiaires, des proxénètes et des clients, autrement dit la pénalisation de la demande. PDF Québec préconise ce modèle parce qu’il vise l’abolition de la prostitution et non pas sa simple réglementation, parce que l’achat de « services sexuels » est contraire aux principes de la dignité et de l’égalité entre les femmes et les hommes. Un tel modèle est également conforme aux accords internationaux que le Canada a entérinés, notamment la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (article 6 de la CEDEF) et le Protocole de Palerme. C’est ce modèle que semble avoir choisi le gouvernement Harper.

Si la solution ne peut être, dans l’immédiat, que juridique, il est évident qu’elle ne saurait être la seule. Il faut aussi remettre à l’ordre du jour les cours d’éducation sexuelle dans les écoles, désamorcer les stéréotypes sexuels qui légitiment l’achat de sexe tarifé et mettre en place les mesures sociales aptes à aider les femmes qui sont engagées dans la prostitution ou qui veulent en sortir. L’octroi de 20 millions annoncé par le gouvernement est un pas dans la bonne direction.

C’est finalement la question de la dignité humaine, celle des femmes, qui est en jeu. Ce qui se passe dans le domaine de la prostitution est tout à fait comparable à ce qui se passe dans celui de l’esclavage : la chosification d’êtres humains, leur ravalement au rang d’objets jetables et consommables à loisir, juste bons à satisfaire les « maîtres ». C’est à la lumière des droits et de la dignité des femmes que doit être analysé le projet de loi du gouvernement Harper.

Notes

1. G. Szczepanik, C. Ismé et É. Grisé, « Rapport de recherche. Portrait de l’industrie du sexe au Québec », CLES, 2014, p. 25
2. OIT, http://www.ilo.org/global/topics/forced-labour/publications/WCMS_243391/lang--en/index.htm
3. Mélanie Marquis, « Les proxénètes coercitifs dans la mire du SPVM », Le Devoir, 13 mai 2014, p. A-2
4. Isabelle Hachey, Rapport de la GRC. « Les trafiquants impunis faute de moyens », La Presse, 9 avril 2014, p. A-15
5. Caroline Montpetit, « Baisse marquée du nombre d’infractions contre les proxénètes », Le Devoir, 17 janvier 2014, p. A-5

Mis en ligne sur Sisyphe, le 9 juin 2014

Michèle Sirois, Andrée Yanacopoulo, Pour les droits des femmes du Québec (PDF Québec)


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