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Bioéconomie - La vie elle-même, au coeur d’une nouvelle phase de la globalisation capitaliste

16 septembre 2014

par Didier Epsztajn, Entre les lignes entre les mots

En introduction, Céline Lafontaine indique : « Il s’agit d’analyser et de comprendre comment ‘la vie en elle-même’ », c’est-à-dire l’ensemble des processus biologiques propres à l’existence corporelle, est désormais au cœur d’une nouvelle phase de la globalisation capitaliste : la bioéconomie ».
Non pas la marchandisation du corps d’un-e être humain (le plus souvent d’une femme), comme un ensemble (gestation pour autrui – GPA ou prostitution), mais le corps humain comme matière organique, le corps « décomposé en une série d’éléments (gènes, cellules, organes, tissus) ».

L’auteure ajoute : « L’individu est conçu comme un entrepreneur devant investir dans son capital biologique ». Cette « responsabilité » individuelle est une des dimensions imposées par le néolibéralisme. Ici, par exemple avec le corps-marché, ou dans la notion de « capital humain » qui vise à transformer chaque salarié-e en petit-e- entrepreneur-e de sa propre vie. Dans un cas comme dans l’autre, les rapports sociaux n’existent plus et des femmes et des hommes se feraient face comme individu « libre et non faussé »…

Céline Lafontaine souligne, entre autres, l’invisibilité construite des mécanismes d’appropriation « des éléments du corps humain et la privatisation des retombées de la recherche », la légitimation sociale de « l’usage humain des êtres humains » dans les luttes contre les maladies (cancer, maladies dégénératives) ou le traitement de l’infertilité.

L’auteure analyse la place et les pratiques de l’industrie biomédicale. Et elle n’en reste pas à une analyse « économique » d’un secteur particulier. Elle montre les enjeux épistémologiques, politiques et éthiques de la récupération de tissus humains, de l’appel au don, de la production d’embryons surnuméraires. Elle parle aussi de tourisme médical, de valorisation du corps parcellisé, de sous-traitance des essais cliniques, d’exploitation du corps féminin, de vie réduite à sa productivité, etc.

En partant de l’analyse de « l’individualisme triomphant » et de « la logique identitaire associée au culte de la santé parfaite » et de ses prolongements en termes de rêve « d’une croissance illimitée et le fantasme d’une jeunesse éternelle », l’auteure dévoile un pan du fonctionnement internationalisé du capitalisme néolibéral.

Ses sources, tant médicales que sociologiques ou philosophiques, lui permettent d’aborder globalement « la marchandisation de la vie humaine à l’ère de la bioéconomie ».

Je ne mets l’accent que sur certains points traités.

Nous ne sommes pas ici dans le monde de l’usage de la force de travail, mais bien de l’exploitation du corps « comme ressource, comme matière première ».
Céline Lafontaine parle de la plasticité intrinsèque de certaines cellules, de la capacité de la techno-science à manipuler, modifier, détourner, augmenter « les potentialités vitales des composantes du corps humains », des processus de médicalisation… Elle souligne l’importance du passage du in vivo à l’in vitro, de l’externalisation des cellules et des tissus humains, de la reconnaissance juridique de la mort cérébrale.

Je souligne les critiques de la survalorisation des individus hors de toute analyse de rapports sociaux, de la transformation de questions politiques en questions d’ordre bio-médical, de la croissance de la médicalisation de la vie quotidienne, de l’extension du droit de propriété sur le vivant, de l’autre face « du don », de la place du « consentement éclairé », des bio-banques…

Les pages sur les ovocytes, les cellules souches, la « regénération », la place de « l’enfant biologique », de l’embryon et de ses statuts juridiques sont particulièrement éclairantes. De même que celles sur les contradictions de « la condition du corps biologique écartelé entre deux mouvements opposés : celui de sa mise en valeur comme ressource biologique et celui de sa survalorisation comme support identitaire »

L’auteure traite aussi de pèlerinages thérapeutiques, d’économie de la promesse, de privatisation, des asymétries entre pays riches et pays dits en développement, d’invisibilisation des inégalités sociales.

Un livre important au croisement de multiples débats actuels. Au delà des formulations de l’auteure, dont certaines me paraissent plus que discutables, une invitation à enrichir les recherches sur de nouvelles extensions du capitalisme, le corps reproductif… Pour aborder l’ensemble de ces questions, non d’un point de vue « technique », mais bien politique « La valorisation de la vie biologique individuelle participe de la dépolitisation des sociétés occidentales ». Sans oublier que « l’individu ne possède pas son corps, il est son corps. »

 Céline Lafontaine, Le corps-marché. La marchandisation de la vie humaine à l’ère de la bio-économie, Seuil – La couleur des idées, Paris 20xx, 2014, 274 pages, 21,50 euros

Publié sur le site Entre les lignes entre les mots, le 26 juillet 2014, sous le titre « Dépolitisation des questions de santé publique et biologisation des identités citoyennes ». Remerciements à l’auteur.

 Suggestions de lectures de Sisyphe : Céline Lafontaine, « Le remboursement des mères porteuses ? Du délire ! »

Mis en ligne sur Sisyphe, le 12 août 2014

Didier Epsztajn, Entre les lignes entre les mots


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