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Les philosophes romantiques et les femmes au XIXème siècle

16 octobre 2014

par Julien Josset, éditeur de la Philosophie.com

Déclarations enflammées et attitude fleur bleue : la simplicité avec laquelle nous entendons le mot « romantisme » nous fait oublier qu’il s’agit avant tout d’un courant philosophique du XIXème siècle aux implications sexistes et misogynes.

Le romantisme serait-il incompatible avec le féminisme ? C’est bien le cas du romantisme philosophique aux XVIIIème et XIXème siècles, qui cache souvent une vision réactionnaire des femmes dont nous sommes à certains égards toujours prisonniers.

La misogynie de certains penseurs romantiques est symptomatique d’un paradoxe du XIXème siècle : successeur du siècle des lumières, il n’en fut pas toujours la continuation sur le plan des idées. Cette pensée qui s’est imposée notamment en Allemagne a sans doute été une réaction aux grands thèmes des lumières, une volonté de rupture : il fallait réhabiliter les sentiments face au culte de la raison, l’exaltation de la nature contre l’obsession de la civilisation, l’inspiration folklorique et le nationalisme en réponse à l’universalisme.

C’est ainsi que l’on peut expliquer un certain sexisme chez de grands penseurs de cette époque : une réaction à l’égalité des sexes défendue par les lumières, de plus en plus effective - tout est relatif - dans la société, contre laquelle il fallait réaffirmer la différence essentielle qui sépare les genres.

Voyant dans l’exigence naissante d’égalité entre les sexes un symptôme de déclin de la civilisation ou encore une menace pour leur « virilité », ils ont cherché à limiter son impact au moyen de théories complexes, dont on entend aujourd’hui encore les échos dans les argumentaires antiféministes de tous bords.

On distingue 3 grandes objections à l’égalité des sexes chez les romantiques :
• une première métaphysique, à travers une vision de la nature de la femme chez Schopenhauer
• une deuxième politique, avec l’idée d’une place et d’un rôle spécifique de la femme dans la société comme dans la famille, avec notamment Rousseau
• une troisième esthétique, conception originale développée par Kierkegaard pour qui la femme est un moyen pour l’homme d’atteindre un stade supérieur de son existence

Une vision essentialiste de la femme

La vision de la femme chez les romantiques est avant tout essentialiste : la femme est fondamentalement différente de l’homme, parce que la nature lui a donné un autre rôle, une autre fonction.

Ainsi, il y a derrière toute pensée machiste une certaine idée que la femme est « faite pour » : pour Schopenhauer, dont la pensée pessimiste sévissait en Europe après 1848, la femme est faite pour la procréation, puis pour l’élevage des enfants. Rien de très original jusqu’ici, mais la profondeur que Schopenhauer donne à cette conviction est surprenante lorsqu’il aborde le problème de la sexualité en général dans le chapitre « Métaphysique de l’Amour » de son Monde comme Volonté et Représentation et celui de la femme en particulier dans son Essai sur les femmes.

Pour la comprendre, il faut avoir à l’esprit son idée fondamentale d’une Volonté qui serait le principe de toute chose, dont les hommes seraient prisonniers à travers leurs passions, et qui constituerait la principale source de leur malheur. L’amour n’est alors rien d’autre qu’une ruse de cette Volonté, ruse dont le seul but est la reproduction : il fait miroiter aux hommes l’illusion d’une union, l’espérance d’une âme sœur, mais ne vise en fait que l’acte sexuel nécessaire à la composition de la génération future. À travers le sentiment amoureux, c’est la volonté de persister de l’espèce qui suscite chez les individus l’injonction de se reproduire avec la personne de l’autre sexe qui est physiologiquement la mieux à même de donner naissance à une descendance conforme, harmonieuse.

Cette idée s’accompagne chez Schopenhauer d’une éthique profondément ascétique : selon lui, le seul moyen pour l’homme de se délivrer de la souffrance inhérente à sa condition est de parvenir à s’extraire des passions que la nature suscite chez lui. La femme, dans cette configuration, est alors un véritable instrument du diable qui l’éloigne sans cesse de cette délivrance, capable de faire perdre la raison aux plus grands hommes et spécifiquement dotée par la nature en vue de cette fin.

Un rôle spécifique dans la société

Chez Rousseau, que l’on classe souvent comme philosophe des Lumières mais qui est à bien des égards un romantique, cette vision essentialiste s’accompagne de surcroît d’une conception politique : l’homme et la femme sont complémentaires pour former une famille. Partant, la femme est cantonnée à un rôle spécifique dans la société, qui doit être à l’image de celui qu’elle a au sein de la famille.

Dans Emile ou De l’éducation, Rousseau expose l’idée que la femme est essentiellement passive et doit donc se contenter de plaire à l’homme et lui être soumise. La preuve que Rousseau, qui se réfère sans cesse à la nature, invoque pour étayer son affirmation est des plus concrètes : il suffit selon lui de regarder les positions adoptées par la femme au cours de l’acte sexuel. De cette position inférieure découle un rôle politique : la femme est le fondement de la famille et le point d’attache qui permet aux hommes de se positionner dans la société. C’est à elle qu’il appartient d’accoucher de l’enfant, mais aussi et surtout d’éduquer celui-ci, et de veiller au bon fonctionnement des liens familiaux.

C’est par ce rôle qui lui incombe par nature et seulement par lui qu’elle tire toute sa légitimité sociale. Selon Rousseau, elle n’a aucune vocation à donner son opinion sur les affaires de son temps et à participer au débat public ; elle doit simplement connaître et défendre officiellement les idées de son mari. La responsabilité sociale qui lui incombe est plutôt celle de fixer les hommes, d’être le point de repère qui permet à ces derniers de trouver leur propre place.

Cette idée de complémentarité de l’homme et de la femme trouve encore bien des échos aujourd’hui, comme on le voit avec les réactions au mariage homosexuel.

La femme comme accomplissement esthétique de l’homme

Enfin, la vision romantique de la femme comprend une certaine instrumentalisation esthétique de celle-ci au profit de l’homme. C’est le cas dans le Journal du séducteur de Soren Kierkegaard, mise en scène possiblement autobiographique d’un séducteur qui cherche à s’emparer d’une jeune fille jusqu’à l’amener aux fiançailles, puis à la séparation une fois l’acte sexuel consommé.

Pour Kierkegaard, la femme est en effet l’instrument qui permet à l’homme d’atteindre, à travers l’amour, le stade esthétique de sa vie, à savoir l’immédiateté, l’absence de contrainte. Il s’agit de fonder sa vie sur le lyrisme, sur l’imagination : à cet égard, la femme n’est qu’un moyen, une source d’inspiration, et non une fin en soi : « La femme inspire l’homme tant qu’il ne la possède pas ». Il faut alors refuser toute forme d’engagement, à commencer par le mariage : s’attacher, se fixer à une femme serait se mettre dans une position ridicule, car elle est un être dépourvu d’intérêt en soi. Au contraire, la vie du séducteur doit être comme un jeu : à travers la femme, il peut atteindre le champ des possibles.

Cette autre vision romantique de la femme, qui correspond à celle du « beau sexe », permet à l’homme de s’accomplir en tant que séducteur, en tant qu’esthète, mais pas l’inverse : chez Kierkegaard, la femme semble nécessairement la victime dans la séduction, jamais l’actrice. C’est d’ailleurs une idée commune aux penseurs romantiques : si la conquête et la séduction sont naturelles à l’homme, l’infidélité serait en revanche absolument contre nature chez les femmes.

Schopenhauer l’explique par la nature même de la femme, dont le but est de trouver un géniteur qui sera en même temps protecteur et moyen de subsistance et qui n’y parvient qu’au sein du mariage. Rousseau, en faisant d’elle le point d’ancrage des hommes dans la famille et la société, ce qui passe nécessairement par la fidélité à un mari. Kierkegaard, lui aussi, réduit la femme à être « faite pour » l’homme en en faisant l’instrument existentiel du stade esthétique de la vie.

Références

1. SCHOPENHAUER, Arthur. « Métaphysique de l’amour ». In Le Monde comme Volonté et Représentation .
2. SCHOPENHAUER, Arthur. « Essai sur les femmes ». In Pensées & Fragments.
3. ROUSSEAU, Jean-Jacques, Émile ou De l’éducation
4. Kierkegaard, Søren, Journal du séducteur, Gallimard, 1991, 251 p. ISBN 2070325164

 Site de l’auteur : La Philosophie.com. Philosophie et citations.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 3 octobre 2014

Julien Josset, éditeur de la Philosophie.com


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