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Rouler sa vie dans un panier d’épicerie

17 avril 2007

par Micheline Mercier

Un trottoir, long comme le temps qui passe. Une rue longue qui longe la face de l’histoire. Une maison centenaire, ridée comme une vieille cartomancienne en perte d’autonomie. L’aurore boréale en graffiti sur le mur d’une école primaire où l’enfance se termine en quatrième, par une bagarre au couteau suisse.

Un trottoir, long comme le temps qui passe. Une fille sur l’escalier d’un immeuble aux marches trop usées par une suite de talons plats, de talons hauts, de talons plats, de talons hauts et encore d’autres talons plats et encore et encore. Pantalons et mini-jupes pas tout à fait dans le bon ordre. Bas de nylon filés par une main un peu trop audacieuse, ongles au vernis craquelé de s’être défendu d’un client qui voulait prolonger le plaisir sans en payer son dû, rouge à lèvre et rimmel qui cachent la marque d’une main encore chaude. Deux mecs qui, sous un réverbère attendent la cueillette du blé, seringue à la main, jardin de rose utopique pour une glaneuse en manque d’affection. Deux mecs qui, d’un claquement de doigts, réduisent à néant l’espoir d’une pucelle achetée au marché noir et déflorée pour une centaine de dollars tout au plus.

Un trottoir, long comme le temps qui passe. Marchandise à rabais écoulée facilement à prix dérisoire. Jouvencelle sans parole, sans voix, sans âme. Étrangère en terre aride comme le cœur qui habite ses bourreaux. Sourire oublié au fond d’un container bleu, immense et froid comme un tunnel sombre de la mort. Peur au ventre, mal de ventre, cauchemar ou rêve mal choisi, travail à la chaîne sans salaire et esclavage aboli qui ne l’est plus. Sommeil de l’éphémère qui ignore encore à quel point sa vie sera brève. Une prière pour sa mère qui l’attend pour laver la vaisselle. Sa mère qui ressent le malheur de son unique enfant. Une autre prière pour éclairer le tunnel et marcher vers sa grand-mère qui lui tend la main là tout au bout, juste là, au milieu d’un jardin d’éden.

Un trottoir, long comme le temps qui passe. Une berline s’arrête, noire comme un œil au beurre noir, un billet mauve entre l’index et le majeur, maigre appât pour une pute sous surveillance. La portière qui s’ouvre sous une puanteur d’alcool et démarre sans crier gare laissant derrière elle l’ultime paysage gris d’un bidonville. Sur le siège arrière, quelque chose lui dit qu’elle ne verra pas le lever du jour.

Un trottoir, long comme le temps qui passe. Histoires de mal rasées, ordures passées au peigne fin par l’itinérance affamée qui laisse l’empreinte huileuse d’une pitance arrachée aux oiseaux de ville. Un amas de jeunesse au regard cireux, yeux rougis par l’abus de paradis artificiels et corps percés, peut être pour laisser écouler un torrent intérieur, ou peut être bien le dépit d’un profond manque d’amour ou de compassion pour l’enfance désabusée. Un couteau suisse qui traîne dans une mare de sang. Visage blanc comme une tragédie chinoise. Et, un passant qui lève le nez sur la vieille qui passe en roulant sa vie dans un panier d’épicerie emprunté au centre d’achat du coin.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 17 avril 2007

Micheline Mercier


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