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Réflexions sur les meurtres de femmes prostituées au Royaume-Uni

12 février 2007

par O’Neil Bouchard

En décembre 2006, un citoyen britannique dans le Suffolk au Royaume-Uni est inculpé pour le meurtre en série de jeunes femmes britanniques fréquentant le red light district d’Ipswich, quartier où elles étaient prostituées. Elles prenaient toutes des drogues dures. Cinq jeunes femmes - Gemma Adams, 25 ans, Anneli Alderton, 24 ans, Tania Nicol, 19 ans, Paula Clennell, 24 ans, et Annette Nicholls, 29 ans - ont été éliminées, par un ou plusieurs assassins, dans des conditions absolues d’indignité, deux au moins étouffées, dévêtues, abandonnées mortes, dans des ruisseaux et terrains vagues. La cause sera entendue le 1er mai prochain. Le prévenu a droit à une défense pleine et entière, raison pour laquelle le procureur a demandé à tous les médias de ne pas nuire à la bonne marche du procès par la divulgation inopinée de faits ou de commentaires pouvant nuire à l’établissement de la preuve. Les médias britanniques ont obtempéré avec diligence.

Le rôle de la presse

Hormis ce respect de cour, il n’est pas interdit ni inintéressant de voir comment une certaine presse laxiste a présenté un aspect extérieur à la cause sur le contexte dans lequel se produirait la consommation de drogues fortes. Cette presse a entonné à plusieurs reprises le refrain suivant : "Que voulez-vous ! Ces malheureuses se prostituent afin de se procurer de la drogue !" alors qu’il eut été plus approprié de dire : "Des filles et des femmes se font prostituer par des malheureux qui leur promettent la gloire, de devenir des stars, des danseuses professionnelles, des mannequins, à la condition de céder à des hommes qui veulent se procurer du plaisir sexuel en les payant pour leurs faveurs." Il n’est pas interdit de penser que le prix élevé de la drogue comporte une cote pour le vendeur immédiat de la drogue à la personne qui est prostituée, vendeur qui deviendrait de ce fait implicitement co-proxénète, puisque sans son concours, comme on dit, "toute la patente foire".

De toute évidence, pour une personne adulte, constater qu’une fille est contrainte à une pareille cession de son droit d’initiative, pour ce qui concerne l’expression ou le partage d’un plaisir aussi vrai que celui lié à sa sexualité, à son identité sexuelle, à son genre comme à son âme profonde, ne va pas sans une nécessaire aliénation, d’ampleur variable certes, au fur et à mesure, parmi le lot, des expériences décevantes, traumatisantes, dégradantes ou carrément dégoûtantes auxquelles elle est exposée. D’où son recours prévisible à un expédient qui tranquillise sa conscience. Et puisque la perte consciente de sa candeur et sa vérité, en raison du devoir de simuler le plaisir comme faisant partie du contrat psychologique de satisfaire le client, ne peut qu’engendrer une détresse puissante lorsqu’il faut mentir en matière aussi intime que sa jouissance pour gagner sa vie, il devient impérieux de rendre tout de suite accessible une drogue forte qui soulage dans la psyché de la fille prostituée la conscience qu’elle a du bizarre de mal qui la ronge - mélange de honte, de culpabilité, de remords, de souvenirs d’un rêve d’enfance abandonné, de conscience de glisser inexorablement vers nulle part-, toutes ces choses qui rendraient sa rencontre sexuelle impossible si elle n’avait pas la drogue, parce sinon le service serait non rendu, le remboursement au client serait dû, et il n’y aurait plus de commerce.

La drogue de l’oubli

Les cas sont nombreux de personnes qui sont tombées dans les drogues dures pour oublier l’enfer de la prostitution de leur plaisir sexuel. Il devient donc incontournable qu’un grand nombre de filles, faute d’aide, aillent vers le néant, de toute façon. Ça, c’est ce que voudrait nous faire admettre comme fatalité des bien-pensantEs, de telle sorte qu’on se dise : Bah ! Leur vie est foutue, bah, à quoi bon ! Il devient donc impérieux au premier chef de débusquer, en soi et autour de soi, par la sensibilisation, le syndrome d’auto-justification des acteurs du milieu de la drogue et de la prostitution, quels qu’ils soient, sans même qu’il soit besoin de les identifier, qui insistent par leur lobby pour inverser le paradigme "de la fille qui se prostitue pour avoir de la drogue parce que c’est une droguée" pour arriver à leur demander : "Au fait, depuis quand, vous, des personnes d’âge adulte, qui êtes censés être adultes, puisque vous faites pression pour que vos entreprises de prostitution deviennent légales, depuis quand ignorez-vous le fait que de jouer à l’argent, et de rejouer contre de l’argent pour leur procurer de la drogue, avec la sexualité de personnes fragiles, attirantes, jeunes, ne peut que conduire ces personnes à l’aliénation." À moins qu’on ne réussisse pas à s’entendre sur ce fait multimillénaire, selon lequel le partage du plaisir sexuel demeure la plus grande source de beauté et de vérité de l’expression entre deux personnes humaines qui se sentent attirées l’une vers l’autre sans qu’il soit question de condition, ni d’argent, ni de rien d’autre que le plaisir de mieux connaître l’autre et le plaisir anticipé que l’autre le désire autant.

Vous voyez le tort (est-il réparable ?) fait aux personnes qui se font prostituer ? À moins qu’en changeant de siècle ou de millénaire, la sexualité humaine soit devenue à mon insu une simple question de roulement à billes, de bielles et d’huile à moteur dont les hommes sont les champions, un désennui entre deux riens à faire pour de l’argent facile, un billet de loto risqué dont on espère le gros lot, ou un billot de billets verts roulés qu’on passe aux douanes dans le creux d’un tronc d’arbre sur un camion ou dans l’arbre de force d’un yacht. Je délire direz-vous ? N’y a-t-il pas de quoi !

Est-ce qu’on a le droit en tant que société humaine de permettre en aucun cas et d’aucune façon à des aventuriers (qui multiplient les situations et les circonstances équivoques dans la réalité et qui s’insinuent dans les espaces publicitaires des sites Internet les plus inoffensifs) de violer la psyché des jeunes femmes, candides ou non, à travers un business qui carbure à la drogue, pour ensuite faire semblant, commercialement, qu’elles échangent librement leur sexualité, et que "c’est bien de leur faute les filles" si elles sont pas assez matures avec les choses du sexe pour s’obliger à prendre de la dope.... Je ne commenterai pas la cause des cinq jeunes femmes du red light district de Ipswich qui sont tombées sous les mains d’un ou plusieurs meurtriers, mais je me souviendrai à vie de 14 jeunes femmes qui sont tombées sous les balles d’un homme qui aurait voulu que les femmes n’aient pas les mêmes droits que lui. J’ai comme intuition que le meurtrier de la Polytechnique de Montréal ne supportait pas la possibilité simple, ni l’éventualité d’un refus sexuel de la part des femmes. Et que c’est cette souffrance qui se nomme l’impuissance des mâles que la prostitution exploite contre l’argent qu’ils versent, rendant ainsi possible de financer l’achat des deux ingrédients "commerciaux" qui puissent leur fournir des services sexuels : 1. des jeunes femmes attrayantes, disponibles, dans le besoin ; 2. de la drogue appropriée pour qu’elle puissent jouer les scénarios pervers des demandeurs en actrices consentantes et dociles.

Sans demande, l’offre s’éteint

Ce n’est que mon point de vue. Les délibérations des participants au colloque sur la prostitution qui a eu lieu à Ottawa à la fin du mois de janvier 2007 devraient éclairer le sujet abondamment. Mais je me dis que si on réussissait d’abord par notre force citoyenne à rendre entre nous tout-à-fait ridicule que des "pimps" ou proxénètes abusent de la sexualité des femmes, cela aurait un effet aussi important que les efforts militaires du Canada pour empoisonner ou éradiquer les plantations de pavot en Afghanistan. Faute de demandeurs, l’offre d’habitude s’éteint. Car, ce ne sont pas les jeunes femmes qui, un bon matin, rêvant de devenir de belles personnes dans les instances sociales et artistiques, se mettent d’elles-mêmes à organiser le commerce de la drogue qui tue. Proxénète n’est pas un métier, sinon il serait listé dans la CCDP, la Classification Canadienne Descriptive des Professions. Tout ce qu’on peut en dire, c’est que le proxénétisme serait un maillon d’opportunisme aveugle et sourd qui sait s’imposer entre deux souffrances que la société refuse d’entendre. Pendant ce temps, les milieux opportunistes en profitent pour laver et relaver à souhait des sommes d’argent astronomiques.

Et puisqu’il est question de souffrance, comme toute souffrance, j’imagine que ça se soigne. C’est ainsi qu’aurait pu choisir de se faire soigner le souffrant de Dawson ou le souffrant de la Polytechnique. Vous vous dites, le petit monsieur dérape... on parle ici prostitution et il parle fusillade. Je réponds : la violence a de multiples visages, de multiples scénarios, mais son fond est toujours le même, le fait d’une personne souffrante qui s’arroge plus ou moins consciemment des droits qu’elle ne reconnaît pas à l’autre tandis que l’autre personne souffre de ce déni au point d’en perdre la vie. Telle est, je crois, un aspect de la quête inlassable du féminisme : la pleine égalité d’accès pour les femmes aux droits et libertés. Pour qu’enfin, d’autres hommes et moi, et des femmes aussi, nous nous ouvrions encore davantage les yeux sur la réalité que nos codes sociaux cachés, inspirés par la peur, la lâcheté et la crainte de l’impuissance, imposent à l’autre moitié de l’humanité.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 12 février 2007.

O’Neil Bouchard


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