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Les enjeux de la prostitution et les femmes

21 février 2007

par Ana Popovic, Centre des femmes de Laval

L’auteure a présenté cet exposé lors d’un colloque intitulé « Les enjeux de la prostitution », qui se tenait à l’Université d’Ottawa du 22 au 26 janvier 2007.

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Je travaille au Centre des femmes de Laval, un organisme qui permet aux femmes de briser leur isolement. À travers les activités et les actions collectives du centre, les femmes partagent et prennent conscience de leur vécu et de leurs conditions de vie. À partir de là, elles sont en mesure de reprendre du pouvoir sur leur vie, individuellement et collectivement afin d’améliorer leur quotidien.

L’exposé que je vous présente ici se base sur la connaissance que j’ai de ce milieu et sur les apprentissages que j’ai faits en tant qu’animatrice auprès de ces femmes. Certains propos risquent de toucher profondément quelques-unes d’entre vous ; plusieurs récits vont émouvoir chacune de nous. Il faut se rappeler alors que ces événements sont directement reliés à notre histoire collective féminine, à l’histoire de la violence faite aux femmes, qui se confond souvent avec notre histoire collective, et au fait que nous partageons cette connaissance intime. Et s’il est important pour moi d’en témoigner, c’est qu’avec l’appui du Centre, nous sommes convaincues que du seul fait de nommer l’histoire, notre histoire, cela nous permettra de mieux la comprendre et, ainsi, d’agir et d’organiser nos résistances et nos actions pour le bien de toutes les femmes.

« La femme ne devrait pas être une "marchandise" pour assouvir l’appétit et le désir sexuel de l’homme ». Cette affirmation se doit alors d’être un des enjeux primordiaux concernant le dossier de la prostitution, que ce soit au Canada ou ailleurs dans le monde. La prostitution n’est pas une idée. Des femmes en chair et en os la vivent quotidiennement. Elles en meurent
aussi.

D. vient de mourir, il y a exactement une semaine. Elle militait au Centre depuis quelques années. Je suis arrivée dix minutes en retard à l’hôpital ; d’autres femmes du Centre étaient avec elle, je suis arrivée trop tard. Aujourd’hui, j’ai l’impression que j’ai ce retard à rattraper. J’ai un retard à rattraper pour D., mais aussi pour les autres.

Reconnaissance de la prostitution comme violence grave

La prostitution, c’est de la violence sexuelle. C’est de la violence grave faite à toutes les femmes. Il est essentiel de le reconnaître, c’est une nécessité.

Homme après homme, jour après jour, les femmes prostituées sont réduites à n’être que des orifices. Chaque jour, les femmes doivent se laisser pénétrer par des pénis, des mains, des objets ; chaque jour, un homme pénètre dans leur bouche, leur vagin, leur anus, jusqu’à ce qu’elles en aient mal. Mal à la mâchoire, aux genoux, partout : parce que les femmes ne sont pas faites pour ça, parce que nous ne sommes pas faites pour ça.

Pour prolonger la domination, les hommes éjaculent dans ses orifices, éjaculent dans des femmes qu’ils considèrent comme des moins que rien, sinon comme le réservoir de leur semence. Ils les frappent, les insultent, leur commandent de feindre la jouissance et d’aimer ça. Ou alors, ils les tuent.

Puis souvent, comme c’était le cas de D., c’est le conjoint qui récolte l’argent. Souvent, le conjoint est aussi le proxénète. Lorsque D. habitait avec son conjoint et qu’elle ne ramenait pas d’argent à la maison, il la traitait de vieille pute, de tous les noms possibles. Il la battait, la violait aussi. À la fin de sa vie, elle l’a quitté. Et alors qu’elle était entrain de mourir, alors qu’il n’avait pas le droit de se trouver chez elle, il a fouillé son appartement à la recherche d’argent. Alors qu’elle était en train de mourir !

J’ai croisé dans le couloir de l’hôpital un de ses anciens intervenants. Un homme en qui elle avait confiance jusqu’à ce qu’il lui propose de coucher avec elle : « Je coucherais bien avec toi, moi », lui a-t-il dit. La condition de vie des femmes prostituées est tout le temps la même. Toujours, ces femmes sont réduites à être des objets sexuels. Pour la majorité, les hommes qui les entourent, qu’ils soient proxénètes, (souteneurs, clients,) prostitueurs-clients, pères, intervenants sociaux, politiciens ; toujours, ils les regardent de la même manière.

D. avait tellement besoin d’être aimée, appréciée pour ce qu’elle était, elle, femme et citoyenne ; se battait tant pour s’en sortir ! Et vous pouvez imaginer la difficulté ! Entourée d’hommes comme elle l’était et qui la subordonnaient au rang d’un trou, d’un orifice, d’une moins que rien, comme ils le font avec l’ensemble des femmes.

Les femmes prostituées témoignent comment elles trouvent ces hommes-là dégoûtants : des vieux « chnoques » aux yeux exorbités et au phallus bandé ! Ce qui les excite, c’est la domination. Ils leur importent peu de savoir que les femmes prostituées les trouvent sales et laids. Ils ont payé pour qu’elles disent qu’elles aiment ça. Et c’est la non réciprocité qui les excitent, le rapport de domination. Dominateurs puisque payeurs. De plus, l’érotisation de la violence et de la domination sert aujourd’hui de source à tous les agresseurs sexuels, puisque de plus en plus banalisée et revendiquée tel un droit, tel le droit des femmes ! N’est-ce pas plutôt l’expression du désir de ces hommes de libéraliser leur libido et à laquelle la majorité accorde une immunité inébranlable. Une insulte à ces femmes, à la grande majorité de celles qui veulent s’en sortir, un outrage à D.

Comment peut-on parler de choix lorsque l’âge moyen des jeunes filles qui se retrouvent dans l’industrie du sexe est de 14 ans ? N’est-ce pas là un fait relié intrinsèquement à la violence faite aux femmes ? Et que dire de leurs conditions de vie ? Que dire de cette misère économique, de cet inceste, des viols, du harcèlement sexuel, du phénomène des gangs de rue, de la violence conjugale, du trafic des femmes, etc.? De quels choix nous parle-t-on ?

Et que dire de la pornographie ? Cette prostitution diffusée et rediffusée largement et dont l’industrie lucrative génère des bénéfices de 56 milliards de dollars ?

Récemment, une femme, dont l’ex-conjoint était consommateur de pornographie et de prostitution, m’a raconté comment ce dernier l’a violée devant ses deux enfants, ses deux fils. Elle m’a raconté comment il a filmé l’agression faite au moyen d’une carotte et d’un concombre. Tout comme dans l’un de ces films pornographiques que cet agresseur regardait, réalisés avec une femme se faisant elle aussi pénétrer au moyen d’une carotte et un concombre. Si l’histoire qui est arrivée à cette femme, d’autres y ont échappé, il n’en demeure pas moins qu’elle est vraie. Ce qui est tragique, c’est que ce qui la rend possible aujourd’hui socialement, dans cette société patriarcale, c’est que des hommes se complaisent à penser que nous sommes toutes des putes.

Mais aucune femme n’aime être dénigrée et dégradée. Pensez-y, aucune ! Nous, les femmes, aspirons à un monde meilleur ; nous, femmes du monde.

Pas un choix

Lorsque dans le rapport du sous-comité fédéral de l’examen des lois sur le racolage, il est question de formes de prostitution qui seraient consenties et d’autres qui ne le seraient pas, c’est le caractère de la violence systématique faite aux femmes qui n’est pas comprise. Il y aurait là la suggestion que certaines femmes vivent de la violence par choix tandis que d’autres la subissent parce qu’elles sont victimes ?! En cela, nous nous faisons toutes avoir ; parce que stigmatisées comme masochistes. Et c’est ce qu’on dira de nous, d’elles et d’elle : « Elle l’a bien voulu ! ».

En transformant la femme en marchandise, la gravité de cette violence est occultée. Parmi les recommandations du sous-comité fédéral, l’une d’elles vise à prévenir la prostitution non choisie dans les écoles. Concrètement, ce que cela veut dire, ce qui sera véhiculé dans nos écoles, l’idée qui sera enseignée à nos enfants est la suivante : « Si vous ne souhaitez pas vous prostituer, vous en avez le droit, mais si vous en avez envie, go ! C’est votre choix professionnel ! ». Mais, on ne dira pas à nos fillettes, que celles qui ont cru avoir le choix, n’avaient pas vraiment envisagé d’autres choix, parce qu’on ne leur a jamais dit qu’il serait impossible de laver le souvenir du mépris de notre intégrité par une douche, jusqu’à ce que nous comprenions que ce n’est pas notre faute. Ne serait-il pas mieux de le savoir, avant d’en arriver là ?

Quel enfant souhaite se prostituer plus tard ? Dans la mesure où on ne leur inculque pas cette idée, qu’on ne leur met pas en tête qu’il est sexy d’être exploité.

Il n’y a pas de prostitution libre, comme il n’y a pas d’esclavage libre. Être libre, ce n’est pas se faire pénétrer jour après jour, homme après homme, dans le vagin, l’anus et la bouche. Être libre, ce n’est pas subir des agressions sexuelles. Jamais, je n’ai rencontré de femmes qui m’ont parlé de cette liberté-là. Mais oui, certaines m’ont expliqué l’illusion du choix, l’illusion du consentement, tel un moyen d’échapper aux agressions, bien réelles, elles. Leur logique est à peu près la suivante : « Si je dis non, je risque d’être forcée ; à ça je ne peux survivre. Et si je dis oui, c’est moi au moins qui l’aura décidé ! ». Et encore : « Puisque je vais être violée, je peux au moins choisir d’être payée. C’est ça de plus ! ». La vraie alternative, celle souhaitée, c’est celle de ne pas être violée. Payer ne justifie pas le viol. Rien ne le justifie. L’intégrité de notre corps de femme, notre intégrité n’a pas prix. Et nous le savons toutes très bien.

Si la prostitution était décriminalisée

Au début de janvier dernier, l’association « Sex Professionals of Canada » a déclaré qu’elle compte aller en Cour suprême pour revendiquer l’inconstitutionnalité des lois actuelles et la décriminalisation totale de la prostitution. Si la barbarie d’emprisonner et de punir des femmes violées est évidente ; si les aspects de la loi qui le permettent doivent être modifiés, la décriminalisation des prostitueurs et proxénètes, elle, est dangereuse pour les femmes.

Une telle loi permettrait d’institutionnaliser l’idée, déjà très répandue, que toutes les femmes sont vendables. Nous serions alors évaluées selon notre âge, le nombre de nos rides, de nos bourrelets, selon notre grosseur, la taille de nos seins, la grandeur de notre bouche et de nos lèvres. On ne le sait que trop, tout cela existe déjà. Et à la lumière de telles décisions, ça ne pourra qu’être pire encore.

Soutenir que la prostitution puisse être une forme de sexualité consentante, qui ne devrait pas nuire au voisinage, comme le font les membres des partis politiques (Bloc, NPD et Libéraux) dans le rapport majoritaire sur le racolage, c’est ouvrir la porte à la création de bordels légaux. On pourrait s’attendre, alors, à ce que leur nombre augmente. Surtout, les bordels illégaux. Un cadeau pour le crime organisé. « Du bonbon », comme disait Maria Mourani.

La pauvreté des femmes dans le monde augmente à cause des politiques sexistes et néolibérales, à cause de la mondialisation. Donc, le nombre de femmes trafiquées augmente. Je suis née en ex-Yougoslavie, à Belgrade. J’y ai grandi. Pendant la guerre en Bosnie, je me suis déjà fait aborder par une agence de mannequins, pour faire carrière à l’étranger... En période de misère généralisée, on sait ce que cela veut dire. Et j’ai alors eu peur pour mes copines qui regardaient Beverley Hills et d’autres émissions du genre, qui font miroiter la vie facile et luxueuse, alors que nous crevions de faim.

Ce ne sont pas les prostitueurs, mais bien les femmes prostituées de rue qui seront alors violemment réprimées, parce qu’on leur dira qu’elles n’ont plus de raison d’être dans la rue ; et parce que les lois concernant la nuisance publique seront appliquées contre elles. La demande va augmenter, et donc le nombre de femmes prostituées aussi, puis aussi celui des enfants. Et la violence faite aux femmes augmentera aussi.

Nos lois ne devraient-elles pas refléter nos choix de sociétés ? Nous convertir en marchandise, est-ce ça notre choix de société ? Est-ce ce que nous les femmes voulons ? Est-ce ce qui va nous protéger de la violence des hommes ?

La prostitution et la santé publique

D. était atteinte du SIDA. Elle s’est injectée le virus elle-même, dans une piquerie. Elle a tout fait pour l’avoir, elle s’est plantée toutes les aiguilles possibles dans toutes les veines possibles. Elle a bu le verre d’eau qui sert à rincer les seringues. Ça en dit long sur ses souffrances. Et sur ce que les interventions de réduction des méfaits ne s’empressent pas d’enrayer et qui pourtant causent aussi le VIH. D. disait, en parlant des organismes qu’elle a connus et qui réclament une politique de réduction des méfaits en matière de prostitution : « Ils nous donnent des toasts au beurre de peanuts et des seringues propres puis, ils nous retournent dans la rue en nous disant que tout est beau ! ». Elle disait qu’il faut aider les femmes à s’en sortir et elle le faisait.

Selon le rapport majoritaire du sous-comité sur le racolage, la prostitution est d’abord une affaire de santé publique. Mais la prostitution est avant tout une affaire de violence faite aux femmes et donc une affaire concernant l’égalité entre les femmes et les hommes. Mais cette violence faite aux femmes est AUSSI une affaire de santé publique, si l’on accorde la moindre importance au fait que nous constituons la moitié de l’humanité.

Le VIH s’attrape également par la souffrance. Toutefois, le VIH est loin d’être la seule conséquence de la prostitution. Imaginez-vous un seul instant à leur place. Votre corps à la disposition des fantasmes sexuels des hommes, les uns après les autres, vous réduisant à des simples orifices et objets sexuels. Les conséquences sur la santé mentale sont graves. Chocs post-traumatiques qui dépassent la portée de ceux des vétérans de la guerre au Vietnam ;
dissociation de soi et de l’acte de prostitution, et pour s’en dissocier, la toxicomanie. Les conséquences sur la valorisation du moi sont également très lourdes. Les femmes se perçoivent souvent comme de simples accessoires, la plupart étant perçues comme de la marchandise, des orifices à bourrer payés d’un viol.

Et c’est sans parler des nombreux préjugés dont sont victimes les femmes prostituées. Et que faire de cette idée, sans doute la pire, de croire qu’elles aiment ça, alors qu’elles y sont forcées par le système patriarcal. Voilà ce qui nous divise, nous les femmes. Et je pense à ces femmes prises dans l’industrie des danses nues et qui en veulent aux femmes prostituées parce qu’elles les estiment responsables des sollicitations qu’elles subissent de la part des hommes. Penser que les prostituées aiment se prostituer amène les femmes à faire reposer la responsabilité de la violence masculine sur les prostituées.

Le modèle suédois

L’enjeu au Canada est d’exiger un modèle contre la prostitution qui criminalise les proxénètes et les acheteurs, et qui permette de déployer des ressources importantes pour aider les femmes prostituées à s’en sortir ; un modèle qui sensibilise et éduque tous et toutes à la nécessité d’égalité entre les femmes et les hommes. Si le Canada adoptait ce type de modèle, alors d’autres pays suivraient et la violence faite aux femmes diminuerait. Nous y avons toutes droit. Et c’est sur cela que je termine, voilà ce que je voulais vous dire.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 21 février 2007

Ana Popovic, Centre des femmes de Laval


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