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La prostitution des enfants au Canada
Extraits

17 mars 2007

par Richard Poulin, sociologue

Ces extraits proviennent du chapitre IV du plus récent livre de Richard Poulin, Enfances dévastées. L’enfer de la prostitution, tome 1, Éditions L’Interligne, Ottawa, 2007. Disponible en librairie. On retrouvera dans l’ouvrage les citations que nous avons retirées pour cette publication ici.



La reconnaissance publique du fait qu’il existe au Canada un problème de prostitution des enfants est récente, mais souvent on préfère y voir des cas isolés et marginaux qu’un système organisé et ramifié. Légalement et moralement, la prostitution des enfants revêt pour beaucoup une tout autre signification que la prostitution des adultes. Elle est inacceptable, du moins lorsque cela concerne des personnes âgées de 14 ans et moins. Certains hésitent à trouver inacceptable la prostitution de jeunes de 15 à 17 ans. Puisque l’âge de consentement légal pour les rapports sexuels est de 14 ans au Canada et que la précocité sexuelle est « un fait établi », pour certains, ces jeunes ont « choisi » d’exercer la prostitution en connaissance de cause, « librement », sans contrainte. Et puisqu’ils ont choisi de pratiquer un « travail du sexe », il faut respecter ce choix sans poser de questions sur ce qui les a poussés dans cette activité. Comme si la question de la prostitution n’avait aucune importance ou signification autre que celle d’un « choix » fait par une personne qui, étant un sujet conscient, opte tout à fait librement et rationnellement pour une « solution » de ce type. Ce réductionnisme a pour effet de ne pas chercher à comprendre les causes structurelles tant sociales, économiques que psychologiques expliquant l’entrée dans la prostitution [...]

Beaucoup aussi refusent de voir la continuité qui existe entre la prostitution des enfants et celle des adultes, comme si l’industrie du sexe respectait l’âge légal de la majorité et refusait l’exploitation de la prostitution des enfants, ce que contredit l’âge moyen de l’entrée dans la prostitution au Canada, qui est très jeune. L’idée qu’il existe dans ce pays un système de la prostitution des enfants largement contrôlé par les proxénètes - ce qui implique, entre autres, leur transport vers d’autres villes, d’autres provinces et même d’autres pays, notamment les États-Unis - est en général réservée aux enfants du tiers-monde ou autres lieux exotiques dont on entend parler à l’occasion de reportages dans les médias. Comme si le Canada pouvait échapper miraculeusement à la traite interne et internationale à des fins de prostitution. Comme si, dans ce pays, il n’y avait pas d’importants profits à réaliser avec l’exploitation de la prostitution des mineurs.

Or, le Canada est à la fois un pays de destination et de transit de la traite des êtres humains à des fins de prostitution et de pornographie. C’est également un pays « émetteur », ce que peu d’analystes mettent en évidence. En 1999, le gouvernement de la Colombie-Britannique a révélé l’existence d’un circuit de la traite à des fins de prostitution d’enfants de cette province vers des villes de l’Alberta, de la Saskatchewan et de l’ouest des États-Unis. En 2001, le rapport du Département d’État des États-Unis sur la traite des êtres humains affirmait qu’un « certain nombre » de personnes d’âge mineur d’origine canadienne étaient victimes de la traite à des fins d’« exploitation sexuelle » vers les États-Unis. Un groupe criminel de Vancouver, le West Coast Players, est connu pour ses activités de traite à des fins de prostitution d’adolescentes vers Los Angeles.

Méconnaissance d’un phénomène en expansion

On sait à la fois beaucoup et relativement peu de choses sur la prostitution au Canada, y compris sur la prostitution des enfants. Dans les années 80, le gouvernement fédéral a mis sur pied deux commissions d’enquête qui devaient, entre autres, faire le tour de la question tant dans le domaine de la prostitution des adultes que dans celui de la prostitution des mineurs. Il s’agit du Comité sur les infractions sexuelles à l’égard des enfants et des jeunes - mieux connu en tant que Comité Badgley - et du Comité spécial d’étude de la pornographie et de la prostitution - le Comité Fraser. Malgré cela, il n’existe étrangement aucune évaluation du nombre de personnes adultes et mineures au pays dont la prostitution est exploitée par les industries du sexe [...]

Au Canada, le nombre de personnes prostituées se situe dans une fourchette de 73 000 à 113 000. Malgré leur importance, ces nombres ne semblent pas invraisemblables, surtout si on inclut l’ensemble des personnes oeuvrant dans les industries du sexe [...] Certaines villes du Canada sont des lieux importants de tourisme sexuel. C’est le cas notamment de Montréal où de nombreux Américains, pour échapper aux lois plus sévères dans leur pays, profitent de la proximité de la ville, dont la réputation est établie, pour abuser de la prostitution d’autrui. Les sites Web de discussion entre prostitueurs sur les escortes de Montréal et de sa banlieue sud pullulent à cet égard. Enfin, de nombreuses jeunes prostituées du Canada sont transportées de ville en ville dans le pays, puis de Seattle à San Francisco, d’Oakland à Phœnix, à Honolulu ou à Portland. Après trois ou quatre semaines d’activité, les proxénètes les changent de ville. À l’inverse, des jeunes Américaines sont victimes de la traite à des fins de prostitution au Canada [...]

En 1999, on estimait à 5 000 le nombre de femmes prostituées à Montréal. Aujourd’hui, certains estiment jusqu’à 10 000 le nombre de personnes prostituées dans la métropole québécoise. En 1997, la police estimait à plus de 10 000 le nombre de personnes prostituées à Toronto et à 4 000 le nombre des escortes. Au cours de la décennie 90, les « services » d’escorte ont connu dans la métropole canadienne une expansion importante [...] En 1997, il y avait au moins 125 agences d’escortes dans la seule région du Grand Toronto. Les plus importantes proposaient 100 femmes, les plus petites de deux à six femmes. À Ottawa, il existe au moins 25 agences d’escortes, sans compter les salons de massage proposant des massages « romantiques » ou « érotiques », les clubs de danse nue où se pratique la prostitution, etc. L’industrie de la prostitution est également importante à Calgary, à Edmonton, à Regina, à Halifax et dans les autres villes canadiennes.

Les personnes prostituées d’âge mineur

[...] On peut estimer de 11 300 à 34 000 le nombre de personnes mineures prostituées au Canada. Une source citée par Barri Flowers évalue le nombre de prostitué-es juvéniles au Canada à 200 000. Je n’ai pu retrouver cette source, et ce chiffre me semble nettement exagéré. Une autre source estimait, dans les années 90, le nombre d’enfants prostitués à 10 000. Ce même chiffre a été avancé au début des années 80. Soulignons que le gouvernement canadien décrit, depuis, « l’exploitation sexuelle commerciale des enfants » comme un phénomène en croissance au Canada, ce qui met à mal une telle constance dans les estimations entre les années 80 et aujourd’hui [...]

Intolérable famille

Nombreuses sont les personnes prostituées qui ont fait une fugue ou ont été obligées de partir ou, encore, ont été « chassées » à un jeune âge de leur milieu familial décrit comme intolérable ; elles étaient souvent victimes de violence physique, sexuelle ou psychologique. Les résultats d’une enquête dans un refuge pour jeunes à Toronto ont révélé que les jeunes femmes étaient plus susceptibles que les jeunes hommes d’avoir quitté le foyer pour la première fois avant l’âge de 14 ans. L’agression sexuelle des jeunes femmes était plus souvent le fait des pères ou des beaux-pères. De plus, les femmes étaient plus susceptibles que les hommes d’être victimes d’agressions sexuelles violentes (16% contre 9%) et de viol (38% contre 13%).

Une recherche menée à Vancouver a constaté que 71% des 110 adolescentes sans abri interviewées déclarent des antécédents d’agressions physiques et sexuelles comparativement à 13% dans un vaste échantillon d’élèves à l’échelle de la province. Près des deux tiers (63%) des filles interviewées dans le cadre d’une étude auprès de 479 jeunes sans-abri à Montréal ont été agressées sexuellement. Chez les 360 jeunes sans-abri ayant participé à une étude à Toronto, deux fois plus de filles que de garçons ont mentionné l’agression sexuelle comme facteur les ayant menées à la rue (40 contre 19%).

À la fin des années 90, 998 jeunes sans-abri âgé-es de 14 à 25 ans ont été interviewé-es à Montréal. Les femmes constituaient environ le tiers du nombre total. Plus de jeunes femmes que de jeunes hommes sans abri ont connu la prostitution (25% contre 9%).

Selon un rapport de recherche récent sur les jeunes femmes sans-abri au Canada, « le visage de la prostitution de rue est à prédominance blanche, mais les jeunes des minorités raciales sont aussi impliquées dans le commerce du sexe, surtout les femmes autochtones. Les jeunes femmes ont en commun le sentiment d’être exploitées et il arrive souvent qu’elles éprouvent du dégoût pour elles-mêmes. La consommation de drogues est très répandue. Souvent, les jeunes femmes travaillent pour soutenir leur toxicomanie et celle de leur proxénète. Les jeunes femmes sont plus susceptibles que les jeunes hommes d’avoir un proxénète, surtout les plus jeunes, qu’on garde cachées dans des “salles de jeu d’enfants”. En conséquence, elles n’ont que très peu accès à des adultes non exploiteurs et il se peut qu’on les empêche de faire appel aux services d’aide. Les jeunes femmes sont également plus susceptibles que les hommes de travailler dans des services d’escorte ou des services d’appel, dans la danse érotique et dans la pornographie. » [...]

Les jeunes qui fuient leur famille ou qui en sont chassés quittent en même temps l’école et bon nombre n’obtient pas de diplôme d’études secondaires. Le Comité Badgley a mis en évidence le fait que les jeunes personnes prostituées sont relativement peu instruites comparativement aux autres Canadien-nes du même âge. En raison de leur faible niveau d’études, de leur employabilité limitée et de leur pauvreté, en raison des services sociaux inadéquats ainsi que de la demande masculine de jeunes personnes prostituées, la prostitution semble constituer une voie d’accès pour subvenir à leurs besoins de base.

Âge de l’entrée dans la prostitution au Canada et agressions sexuelles dans l’enfance

Les recherches montrent que plus de 80% des adultes évoluant dans la prostitution ont été prostitués à un âge mineur.

Selon le Service canadien de renseignements criminels, l’âge moyen de l’entrée dans la prostitution au Canada est 14 ans. L’enquête de Nadon, Kovela et Schludermann a révélé que 89% des femmes prostituées interviewées au Manitoba ont commencé à vivre une situation de prostitution avant l’âge de 16 ans ; ces chercheurs établissent à 14,1 ans l’âge moyen de l’entrée dans la prostitution dans cette province. À Victoria, l’âge de l’entrée est établi à 14,8 ans. Selon Cunningham et Christensen, 52% des 183 femmes prostituées de Vancouver interviewées ont commencé avant l’âge de 16 ans et 70% avant l’âge de 18 ans. Une recherche, qui a été menée dans trois provinces de l’Ouest, donne des résultats similaires : les trois-quarts des personnes prostituées interviewées ont commencé à vivre des situations de prostitution lorsqu’elles avaient moins de 15 ans. Une autre recherche menée à Calgary indique que l’âge moyen des jeunes au moment où ils ont connu une première situation de prostitution est 14 ans - 75% avaient moins de 16 ans et 86% moins de 18 ans [...]

***

Il y a, au minimum, 11 300 sinon, vraisemblablement, de deux à trois dizaines de milliers de personnes prostituées d’âge mineur au Canada [...] Lieu des pédoprostitueurs, qu’ils soient nationaux ou internationaux, le Canada a connu, au cours des dernières décennies, un développement important des industries du sexe, y compris de la prostitution des mineur-es.

On le sait, l’agression sexuelle dans la jeunesse est un facteur propice à l’entrée dans la prostitution. Non seulement l’agression sexuelle dans et autour de la famille, mais aussi celle qui est liée à l’exploitation de la pornographie d’autrui. Un sondage national mené pour le Comité Badgley au début des années 80 permettait au Comité sur les infractions sexuelles à l’égard des enfants et des jeunes d’évaluer le nombre de Canadien-nes photographié-es dans leur enfance dans des poses pornographiques à 60 000 personnes. Selon le Comité, cette estimation sous-évaluait la réalité. Depuis, avec le développement des nouvelles technologies, l’industrie de la pornographie a connu un essor sans précédent. L’envahissement pornographique, qui se traduit non seulement par l’essor de l’exploitation de la pornographie d’autrui, mais également par une banalisation du sexe tarifé, est un des facteurs importants à prendre en considération dans la croissance de la prostitution, y compris de la prostitution des enfants [...]

(Fin des extraits)

 « Enfances dévastées, l’enfer de la prostitution, Éditions L’Interligne, Ottawa, 2007.

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Mis en ligne sur Sisyphe, le 17 mars 2007

Richard Poulin, sociologue


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