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Comment l’informatique a-t-elle "attrapé un sexe*" ?

30 mai 2007

par Isabelle Collet

Le « gender gap » dans les Technologies de l’information et de la communication

En ce qui concerne les Technologies de l’information et de la communication (TIC), la fracture numérique entre les sexes a été constatée tant au niveau mondial qu’européen (1), d’une part en ce qui concerne l’usage (principalement dans les pays en développement) mais particulièrement en ce qui concerne la maîtrise de la technique.

En France, s’il y a environ 30% de femmes dans les métiers de l’informatique, le sexe introduit un facteur de différenciation essentiel dès qu’on approche le noyau des programmeurs passionnés (Breton, 1990). D’ailleurs, l’évolution de la discipline attire particulièrement l’attention car, contrairement aux autres disciplines scientifiques, la part des femmes y est en régression depuis la fin des années 1980. Alors que les formations d’ingénieurs en informatique faisaient partie des cursus comportant le plus de femmes au début des années 1980, avec 20%, elles n’en comportent plus maintenant que 11,5% en 2000 (2) (Marry, 2004). Ce recul semble inexorable, que le secteur se trouve en situation de crise ou qu’il connaisse une forte reprise économique. L’INSEE a ainsi décelé que « la place des hommes dans les activités de conseil et d’assistance continue à se renforcer régulièrement depuis 1992. Depuis 1995, ils constituent plus des deux tiers des effectifs des activités informatiques et leur part ne cesse de croître » (INSEE 1999).

Le temps où l’informatique était une discipline féminine...

Dans les années 1970, l’ordinateur s’est inscrit dans la tradition de la machine à écrire, objet technique fortement attribué aux femmes (Gardey, 2001). L’ordinateur était perçu comme une machine de bureau et l’informatique faisait partie des métiers socialement acceptables pour une femme technicienne car relevant du secteur tertiaire.

On voit encore cette perception des métiers des TIC à l’oeuvre dans un pays comme la Malaisie (Lagesen et Mellström, 2004). A la Faculté d’informatique et technologie de l’information de Kuala Lumpur, les responsables de département ainsi que la Doyenne sont toutes des femmes. Dans leurs interviews, on peut constater une construction au féminin du métier d’informaticien-ne :

• l’informatique n’est pas un travail de force
• la pratique de l’informatique comporte peu de risques physiques
• l’informatique n’est pas un travail salissant
• l’informatique est un travail de bureau, permettant même de travailler chez soi.

Avec le micro, l’ordinateur devient masculin

Le micro-ordinateur arrive en France au début des années 1980. Les garçons sont les premiers équipés, comme pour tout objet technique (Jouët et Pasquier, 1999). Ils sont également les utilisateurs prioritaires, sinon exclusifs de l’ordinateur familial (Schinzel, 1997). Autour de ces micro-ordinateurs, se constituent des sociétés d’adolescents technophiles, hostiles aux filles, à un âge où les enjeux identitaires les poussent à se positionner en tant que garçons masculins (Marro et Vouillot, 1991). Dans les représentations communes, toute l’informatique s’incarne dans le micro-ordinateur, et les informaticiens sont perçus comme la version adulte de ces jeunes technophiles. Vingt ans plus tard, cette image perdure chez les étudiant-e-s scientifiques (Collet, 2006). Malgré la grande diversité des usages de l’informatique et leur évolution, un informaticien reste d’abord un programmeur.

Le stéréotype de l’informaticien aujourd’hui

L’image véhiculée par une minorité d’informaticiens passionnés devient de plus en plus prégnante sur l’image de la profession. Depuis l’an 2000, des revues vendant de la « mythologie informatique (3) » sont apparues en kiosque. Cette situation est paradoxale car le profil du programmeur de génie n’est pas recherché en entreprise. Il est souvent vu comme quelqu’un de brillant techniquement, mais asocial, incapable de travailler en groupe, rebelle à toute hiérarchie et imperméable aux impératifs de productivité. En outre, moins d’un tiers des métiers de l’informatique nécessite de la programmation. Pourtant, cette minorité visible de passionnés d’informatique (dont l’image ambiguë, tantôt terroriste, tantôt Robin des bois, attire, fascine ou repousse), est devenue une référence de pratiques et de discours chez les étudiants scientifiques. On constate alors que beaucoup de filles se détournent de ces filières par crainte d’avoir à s’identifier ou à se confronter à cet idéal-type. Dans le même temps, les quelques filles qui s’engagent dans ces études sont celles qui ont une vision des métiers des TIC plutôt en phase avec ces réalités.

Depuis 2005, des départements d’informatique d’universités ou d’IUT constatent que non seulement le vivier dans lequel ils recrutent s’amenuise (même si on ne peut pas encore parler de difficultés à remplir les filières) mais de plus, certains groupes ne comportent plus une seule fille. Jusqu’en 2000, si la part des étudiantes en informatique a beaucoup diminué, leur nombre restait à peu près stable. Maintenant, la disparition des filles dans les études d’informatique se profile.

Notes

* L’expression est de Delphine Gardey (2004)
1. Pour l’Europe, se reporter en particulier à l’enquête >i>SIGIS : Strategies of inclusion : gender and the information society : http://www.rcss.ed.ac.uk/sigis/ et aussi : WWW-ICT - Widening Women’s Work in Information and Communication Technology  : http://www.ftu-namur.org/www-ict/
2. Source : CNISF, Bulletins ID pour les années 1972 à 1995. Pour 2000 : Calculs de Catherine Marry à partir des tableaux des effectifs par école du Ministère de l’Education Nationale.
3. Il s’agit parfois de revues techniques fournissant « des trucs et astuces », mais aussi de « tabloïds » brassant des fantasmes autour de la sécurité réseaux, du piratage, etc.

Bibliographie

BRETON, P. La tribu informatique. Paris : A.M. Métailié, 1990. 190 p. ISBN : 2864240866
COLLET, I. L’informatique a-t-elle un sexe ? Hackers, mythes et réalités. Paris : L’Harmattan, 2006
GARDEY, D. La dactylographe et l’expéditionnaire. Histoire des employés de bureau 1890-1930. Paris : Belin, 2001. 321 p. ISBN : 270113045X
GARDEY, D. « Humains et objets en action : essai sur la réification de la domination masculine ». In Chabaud-Rychter D. et GARDEY D. (dir), L’engendrement des choses, des hommes, des femmes et des techniques. Paris : Editions des archives contemporaines, 2004 p. 239-267. ISBN : 2914610033
INSEE. Les services en 1998, Synthèses n°33, 1999
JOUËT, J. et PASQUIER, D. « Les jeunes et la culture de l’écran (volet français d’une enquête comparative européenne ». Réseaux, 1999, vol., n° 92-93
LAGESEN, V. et MELLSTRÖM, U. « Why is computer science in Malaysia a gender authentic choice for women ? Gender and technology in a cross-cultural perspective ». Symposium Gender & ICT : Strategies of Inclusion, Brussel : 2004
MARRO, C. et VOUILLOT, F. « Représentation de soi, représentation du scientifique-type et choix d’une orientation scientifique chez des filles et des garçons de seconde ». L’orientation scolaire et professionnelle, 1991, vol. 20, n°3, p. 303-323
MARRY, C. Une révolution respectueuse : les femmes ingénieurs ? Paris : Belin, 2004. 288 p. ISBN : 2701133726
SCHINZEL, B. « Why has female participation in German informatics decreased ? » Women, work and computerization : spinning a web from past to future, Bonn : IFIP, 1997

 Cet article a été publié dans la revue La Vie de la recherche scientifique (VRS), Décembre 2006, n°367, p. 38-39.

Lire d’autres articles apparentés à ce sujet dans cette rubrique.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 30 mai 2007

Isabelle Collet

P.S.

 Nous vous invitons à lire une version plus longue d’un article sur ce même thème par Isabelle Collet publié dans Le Monde diplomatique de juin et à participer à la discussion.




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