source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=5028 -



Réglementer la pornographie ou criminaliser les pornocrates ?

8 décembre 2014

par Sophie Péchaud, présidente de l’AVFT

En 2013, un homme souhaitant « dénoncer une pratique de plus en plus dangereuse dans la pornographie » appelle l’Association européenne contre la violence faite aux femmes au travail (AVFT). Il voit en nous un potentiel soutien dans cette démarche. Il souhaite un avis et une aide pour une procédure devant la Cour européenne des Droits de l’Homme qu’un avocat, dit-il, lui aurait conseillée. Il précise aussi qu’il a obtenu de la documentation médicale sur cette « pratique » et qu’il connaît bien ce milieu. Nous pensons à un homme pro-féministe ou à un chercheur, mais une recherche de son nom sur un moteur de recherche ne donne aucun résultat.

Saisies d’un doute, nous décidons de délocaliser le rendez-vous : il aura lieu dans un lieu public et non à l’AVFT, où nous recevons des femmes victimes précisément des types de violences qui nourrissent les fantasmes et les pratiques des hommes qui construisent, achètent et regardent de la pornographie (1). Car si nous entendons souvent que la pornographie génère des violences, nous entendons beaucoup moins que la pornographie s’inspire des violences sexuelles que les hommes infligent aux femmes (2).

M.X, la quarantaine grisonnante arrive dans un bar, lieu de notre rendez-vous, un épais dossier sous le bras, rempli de papiers et de certificats de gastro-entérologues. Il semblait s’être donné pour mission de dénoncer cette "spécialité" au monde entier et portait en nous un espoir à la hauteur de son ignorance des combats féministes.

« Chaude Salace »

M. X se présente à la manière d’un speed dating. Il est un homme animé par deux passions : la musique et la photo de charme. Puis, il nous explique qu’il "s’est mis à produire une Ukrainienne de 28 ans", par le biais de moyens-métrages téléchargeables sur un site internet dont il peine à nous traduire le sens du nom en français. « Heu bah... c’est un peu comme ‘chaude salace’ vous voyez ». « Non on voit pas ».

Non pas que nous nous interdisons en tant que féministes, pour les besoins de la dénonciation, de regarder des films pornographiques comme l’ont fait Marie-Victoire Louis (3) ou Andrea Dworkin (4) par exemple, mais il n’est pas question que nous le fassions parce qu’un pornocrate nous le demande.

L’impact du visionnage de ces films n’est en outre pas à négliger car les regarder, c’est être témoins de violences gravissimes. C’est la raison pour laquelle nous refuserons de visionner les vidéos qu’il avait apportées.

Cependant, afin de vérifier l’intitulé réel du site internet pour cet article, la saisie de son nom et les images déjà visibles sur un moteur de recherche, renseignent immédiatement sur le degré d’horreur et de barbarie infligé aux femmes. Scatologie, perforation de l’anus et du vagin des femmes par des objets ou des membres d’hommes (bras, mollets, pieds)...

« C’est la seule niche qui a le nom d’une maladie »

M.X est en lutte contre une « spécialité de niche » : le prolapsus rectal.

Charlotte Libereau, infirmière dans un service d’urgence, a déjà traité cette pathologie. Elle nous explique que le prolapsus consiste en un ou plusieurs organes internes qui s’extériorisent. Les organes internes de l’abdomen, du fait de la position debout prolongée du corps et de la gravité, sont tenus par des ligaments au péritoine, membrane qui tapisse l’abdomen.

Les personnes qu’elle a rencontrées et qui souffraient de prolapsus sont toutes des femmes très âgées - plus de 80 ans en moyenne - ayant eu beaucoup d’enfants. Elle précise que le fait d’accoucher demande une telle force de la région du périnée et de la région abdominale, que les organes internes tels que le rectum ou l’utérus par exemple, peuvent être amenés à se déplacer, surtout s’ils ont étés sollicités fréquemment par de nombreux accouchements. Dans ces cas-là, les organes peuvent ressortir du vagin ou de la région périnéale. Le prolapsus rectal peut aussi être provoqué par des efforts importants de la région abdominale. Peu des femmes qu’elle a rencontrées souffrant de prolapsus rectal (c’est-à-dire du rectum sortant de l’anus) étaient jeunes.

En écoutant M.X, nous comprenons avec stupeur que le prolapsus n’est pas une conséquence pathologique d’une « pratique sexuelle » dangereuse : elle en est le but recherché. Pour obtenir une descente du rectum, M.X nous explique qu’il faut insérer dans l’anus un objet si gros et si large que le fait de retirer l’objet provoque un effet d’aspiration du colon qui se retrousse hors de l’anus « comme une chaussette ».

Il existe ainsi des objets manufacturés à dessein, reproduisant la forme d’un poing d’homme d’une taille démesurée. Un poing d’homme fabriqué, vendu et acheté pour transpercer littéralement les entrailles des femmes.

« Cette spécialité a fait exploser les buzz. »

La « pratique » étant aussi dangereuse que lucrative, elle est perversement mieux rémunérée et les femmes dont c’est la « spécialité » sont très demandées. Il nous apprend qu’« en voulant échapper aux grosses productions américaines et russes, certaines filles préfèrent travailler avec de plus petits producteurs » dont les demandes sont de plus en plus extrêmes.

Il nous confie, alarmé : « Je m’inquiète pour ces filles. Si on commence à mettre des échelons toujours plus hard, toutes les filles sont obligées de suivre et c’est une catastrophe ».

En nous apprenant que la femme « qu’il produisait » avait changé de producteur, nous comprenons surtout que le prolapsus rectal est une concurrence trop importante pour les pornocrates comme lui, qui n’en font pas une spécialité. Sa croisade semblait dès lors bien plus motivée par un désir de vengeance que par un subit intérêt pour les femmes et leur santé.

Il termine sa plaidoirie en nous montrant moult certificats de gastro-entérologues témoignant des conséquences (seulement) physiques sur la santé des femmes dont l’une des plus graves est l’« incontinence anale généralement définitive nécessitant une intervention chirurgicale qui ne sera pas forcément efficace ».

Charlotte Libereau nous explique plus précisément les conséquences médicales et physiques de cette torture. Dans certains cas de prolapsus vaginaux, il est possible de réinsérer les organes dans l’abdomen et de remplacer les ligaments lors d’une intervention chirurgicale.

Avec le recul, M.X n’a jamais évoqué - et donc ne s’est jamais opposé - au prolapsus vaginal, alors que cela existe aussi dans la pornographie.

Un prolapsus rectal répété peut provoquer une incontinence anale et l’infection des organes concernés. À long terme, le rectum étant tapissé par une muqueuse, il y a un fort risque de nécrose par mauvaise irrigation si le rectum reste extériorisé ou s’extériorise souvent. S’il y a une nécrose, l’amputation d’une partie du colon est alors nécessaire. L’intervention chirurgicale peut consister en une colostomie, c’est-à-dire une amputation de la partie nécrosée du colon avec la création d’une « dérivation » du colon vers un orifice artificiel de manière à ce que les matières fécales s’évacuent dans une petite poche externe accrochée à l’abdomen (anus artificiel), que le-la patient-e devra garder 24h sur 24. Les matières fécales s’échappent alors du corps en continu sans que le-la patient-e n’ait de contrôle dessus. La poche est à changer plusieurs fois par jour.

Ces cas sont fréquents, par exemple, pour les patient-e-s atteint-e-s de cancer du colon.
Ainsi donc, les conséquences pour les femmes à qui l’on impose des prolapsus rectaux, peuvent être les mêmes que pour les personnes atteintes de cancer du colon. Elles risquent une incontinence anale définitive et l’amputation de leur organe.

Une fois sa démonstration terminée, M.X marque une pause, nous regarde avec attention et semble certain de nous avoir convaincues de l’intérêt d’une grande action commune dénonçant le prolapsus rectal dans la pornographie. Et c’est à cet instant précis que M.X a entendu parler de féminisme.

Interloqué et bouche bée, le pornocrate a entendu que l’AVFT ne soutiendrait nullement sa démarche. Nous lui précisons que le prolapsus rectal n’est pas une « pratique » mais un acte de torture et de barbarie, une atteinte à la dignité, et les commanditaires et les acheteurs, des criminels.

Nous lui signifions qu’il ne suffit pas de dénoncer cette torture, si nous ne demandons pas l’abolition de la pornographie dans son ensemble. En d’autres termes, il est vain de lutter contre la fraude fiscale si l’on n’interdit pas les « paradis » fiscaux.

Et c’est à cet instant précis que M.X a entendu parler de féminisme radical.

Le principe de réalité

Aussitôt, M.X a sorti de son chapeau le joker des automates de la pensée : le fameux « principe de réalité ».

Cette rhétorique ne sert jamais à combattre à la racine les choses qu’on dénonce. Bien au contraire, le « principe de réalité » est érigé en règle de l’assentiment. Puisque « ça existe », autant faire avec, mais pas n’importe comment, dit-on pour se donner bonne conscience. On dit même de cette posture que c’est être « responsable ».

Car, que demande réellement M.X ? Il ne veut pas dénoncer le système lucratif qui permet à des hommes de torturer, de mutiler des femmes, de les filmer et d’en faire un produit commercial. Il demande de faire un peu de ménage en règlementant une industrie du viol totalement légale en France et qui génère un chiffre d’affaire d’environ 200 millions d’euros/an(5), avec par exemple, 14% du chiffre d’affaires de Canal+ et 30% des revenus totaux de France Télécom par le biais de « l’audiotel rose »(6).

« Il y a des jeux ou plus ou moins normaux. Il y a des actes normaux et d’autres qui ne le sont pas (...) Pour moi ce n’est plus de la sexualité », reprend t-il.

Or, interdire certaines tortures mais pas l’industrie qui les génère c’est valider la pornographie en soi et d’autres formes de tortures qui seraient plus acceptables en son sein.

Le vilain, le sale, a toujours servi d’exemple pour montrer l’urgence, l’impérieuse nécessité de règlementer, non pas pour interdire, mais pour mieux contourner et adopter. C’est ce que veut M.X.

L’enfant commandé à une mère porteuse thaïlandaise et abandonné à la naissance par un couple d’Australiens, parce qu’il était trisomique, a servi d’argument en France aux défenseurs d’une GPA (7) « harmonieuse », « généreuse » et... réglementée, alors qu’elle y est interdite. Les assassinats de femmes prostituées sont systématiquement instrumentalisés par le lobby de la prostitution pour en faire un exemple des risques liés à la non-règlementation de la prostitution.

Le pire permet de construire une échelle de l’acceptable alors que c’est déjà l’enfer.

En pactisant ainsi avec « le principe de réalité », on crée un monde irréel, immanent, où les faits s’imposent d’eux-mêmes, où les hommes violents disparaissent, où les femmes esclavagisées et violées dans les films pornographiques sont des « actrices », des « stars de X », où l’atteinte à la dignité est un travail, où la descente d’organe rectal est une « spécialité » et le non-port du préservatif lors des tournages fait partie « des risques du métier ».

Et comme dans tous les métiers, on est libre de le quitter puisque dans ce monde-là, on est toujours libre de choisir. Les femmes deviennent donc responsables... des viols qu’elles subissent.

Car « L’esclavage c’est la liberté ». (8)

Dépité, le pornocrate au grand cœur s’en est allé. Mais, blessé dans son amour-propre et soucieux de partir en effaçant cette vilaine image de lui que nous lui avions tendue, il a tenu à nous montrer qu’il avait d’autres spécialités que la pornographie. Fébrilement il nous a présenté une série de photographies « artistiques » : une succession de couchers de soleil...
Messieurs les pornographes, profitez bien de l’horizon, avant que vous n’ayez plus qu’à regarder le plafond des prisons.

Car l’abolition de la prostitution et la pénalisation des clients doit s’accompagner de l’interdiction de la pornographie et de la criminalisation des pornocrates.

Notes

1. « L’AVFT contre les pornocrates », Avril 1999.
2. En juin 2008, l’AVFT avait tenté de porter plainte contre une société de production de matériel pornographique, notamment un magazine proposant un roman-photo décrivant le harcèlement sexuel et les viols d’un patron à l’encontre d’une secrétaire et un site internet proposant des vidéos dont les intitulés constituaient des infractions pénales. Notre plainte avait été déclarée irrecevable pour une raison purement formelle... Ce qui semblait bien arranger la juge d’instruction.
3. Marie-Victoire Louis, « La porno est entrée dans les mœurs », 2005.
4. Andrea Dworkin, « Pornography : Men Possessing Women », 1979.
5. « Comment Internet a révolutionné le business du porno en France », 16 mars 2012, 20Minutes.fr
6. Numéros surtaxés de France Télécom. Source : Blanca Jiménez García, « Les industries du sexe : une économie en pleine expansion », 24 juillet 2013. Par ailleurs, le chiffre d’affaire annuel mondial de la pornographie est de 97 milliards selon L’Office des Nations unies contre la drogue et le crime.
7. Sur la critique de l’expression « Gestation pour Autrui », voir l’analyse de Kajsa Ekis Ekman, « L’être et la marchandise », 2013.
8. « La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force. Le mot « guerre », lui-même, est devenu erroné. Il serait probablement plus exact de dire qu’en devenant continue, la guerre a cessé d’exister. [...] Une paix qui serait vraiment permanente serait exactement comme une guerre permanente ». George Orwell, « 1984 », 1949.

 Texte transmis par l’AVFT - Association européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail et publié aussi sur son site le 24 novembre 2014.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 1 décembre 2014

Sophie Péchaud, présidente de l’AVFT


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=5028 -