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Les femmes de Turquie partent en guerre contre l’oppression

9 mars 2015

par Elif Shafak

Un viol brutal et un meurtre ont galvanisé les femmes, les incitant à manifester et à attirer l’attention sur les crimes liés au genre. La Turquie est un pays où le patriarcat est fortement enraciné.



Quand j’étais étudiante au secondaire, en Turquie, chaque fois que je prenais le bus, je m’assurais de garder en main une aiguille "de sécurité" ouverte, pour me défendre. Mais quand j’ai commencé à fréquenter l’université, je portais dans mon sac un vaporisateur de poivre, comme le faisaient beaucoup de mes amies. Nous parlions discrètement de ces choses entre nous. Aujourd’hui en Turquie, les femmes partagent publiquement des histoires de harcèlement sexuel. Nous sommes préoccupées. Nous sommes en deuil. Et en même temps, nous sommes furieuses.

Tout a commencé quand Ozgecan Aslan, une étudiante en psychologie âgée de 20 ans, vivant dans la province du sud de Mersin, a été trouvée morte dans le lit d’une rivière. Après avoir été l’objet d’une tentative de meurtre, elle avait été battue à mort et ensuite brûlée. Le meurtrier, le conducteur du minibus pris par Aslan, le dernier qu’on a vu l’emmener, a confessé le crime. Un ami et son père âgé de 50 ans l’avaient aidé.

Le meurtre brutal d’Aslan a déclenché une série sans précédent de manifestations dans toute la Turquie. Le président de l’association des avocats de Mersin a annoncé qu’aucun des 1 600 avocats autorisés à travailler dans la région ne représenterait le meurtrier et ses complices. Les étudiant-es universitaires se sont habillé-es de noir de la tête aux pieds, et les femmes allaient travailler en portant des rubans noirs.

Dans la ville d’origine d’Aslan - Mersin - des milliers de femmes ont assisté à ses funérailles. Selon la conception de l’islam qui prévaut en Turquie, les femmes se tiennent derrière la foule lors des funérailles et laissent les hommes porter le cercueil et diriger les prières. Pas cette fois-ci. Malgré des avertissements répétés de l’imam, les femmes ont refusé de reculer et ont déclaré qu’elles étaient déterminées à ce « qu’aucune autre main d’homme ne la touche ». Des femmes ont porté son cercueil. Des femmes l’ont enterrée.

Corps des femmes, leurs styles de vie, leur bataille idéologique

Des groupes de défense des femmes ont, pendant des années, mis en garde le gouvernement au sujet de l’important recul de l’égalité et des libertés de genre. Mais le plus souvent, leurs voix sont tombées dans des oreilles de sourds. Ces dix dernières années, le nombre d’homicides liés au genre a triplé en Turquie. Entre 2003 et 2013, la violence domestique a augmenté de plus de 1 400%. Dans le Global Gender Gap Report, la Turquie se classe 125e sur 142 pays. Elle se trouve toujours à la queue parmi les pays de l’OCDE.

L’AKP (Parti pour la justice et le développement) a remplacé le ministère des droits des femmes et de la famille par un ministère de la famille et de la politique sociale. Cette nouvelle dénomination, à première vue peu importante, est très significative : on a retiré le mot « femmes » et on a mis l’accent sur « famille ». Alors qu’il visitait une maternité en janvier, le ministre de la Santé, Mehmet Müezzinog˘lu, a dit que la première fonction d’une femme était la maternité et que les femmes turques devraient ne se focaliser que sur cette fonction. La déclaration avait provoqué une vive réaction.

Bien qu’une nouvelle loi « pour protéger la famille et prévenir les violences contre les femmes » ait été promulguée en 2012, peu d’étapes concrètes ont été entreprises jusqu’ici pour fournir une réelle assistance financière, psychologique ou sociale aux femmes victimes de violence. Un projet de bouton SOS, qui avait été introduit avec tambours et trompettes, s’était avéré inefficace. Il y a encore toujours moins de 100 centres d’hébergement pour ces femmes dans le pays entier. Les ONGs pour les droits des femmes disent que le nombre devrait au moins être de 7 500.

Lors d’un rassemblement politique, le Premier ministre Ahmet Davutoglu a promis de lancer une nouvelle campagne pour éradiquer ce genre de violence. Le Président Erdogan a parlé du meurtre d’Aslan en disant : « Je suivrai personnellement ce cas afin qu’on donne aux auteurs la punition la plus lourde. Je suis déjà le cas. » Mais, en même temps, plusieurs membres de l’AKP ont fait des déclarations incendiaires pour couronner le tout. Le président de la Commission d’investigation des droits humains, Ayhan Sefer Üstün, est allé jusqu’à déclarer que « tuer un bébé dans la matrice de la mère est un crime plus grand que les actes du violeur ».

Il y a deux facteurs majeurs derrière le traitement médiocre de la situation par le gouvernement.

Premièrement, comme dans le cas des autres partis politiques passés et actuels en Turquie, il s’agit d’un gouvernement profondément patriarcal sur les plans structurel et idéologique. La Turquie a une des plus faibles représentations féminines dans le domaine politique.

Deuxièmement, l’AKP s’est tellement éloigné de la moitié de sa population qu’il ne sait plus comment collaborer avec des groupes de défense des femmes. La violence de genre est un problème si répandu et si profondément enraciné qu’il ne peut trouver de solution que par des actions qui transcendent les lignes partisanes et idéologiques. La Turquie, cependant, est si profondément politisée et polarisée que personne ne désire s’orienter dans cette direction.

Entretemps, la transformation sociale se met en place. Un changement que beaucoup d’analystes centrés davantage sur la politique que sur la culture ne remarquent pas. Plus que les hommes, les femmes de Turquie deviennent plus ouvertement politisées. Lors des démonstrations du parc Gezi, la moitié des manifestants était des femmes. Dans les médias sociaux, la plupart des campagnes militantes sont dirigées par des femmes.

Le corps des femmes et leurs styles de vie sont devenus un champ de bataille idéologique.

Le président Erdogan a critiqué les femmes qui manifestaient contre la violence domestique et le harcèlement sexuel en Turquie parce qu’elles avaient chanté et dansé ensemble. Dans le journal pro-gouvernemental Yeni Safak, certains chroniqueurs ont dit que les viols arrivaient aussi en Amérique et, pour cette raison, les gens devraient cesser d’aborder ce sujet. Un autre a conseillé : « Taisez-vous et allez chez un médecin ».

Tout comme la société au sein de laquelle elles vivent, les femmes de Turquie sont divisées. Non pas entre Turques et Kurdes. Non pas entre Musulmanes et non-Musulmanes. Même pas entre conservatrices et laïques. À partir de maintenant, la plus grande scission sera entre celles qui défendent le silence et le statu quo, et celles qui refusent de rester tranquilles devant une violence de genre croissante.

 After years of silence, Turkey’s women are going into battle against oppression, The Guardian, 17 février 2015.

 Traduction par Édith Rubinstein, du réseau Femmes en noir.

 Crédit photo : Adem Altan/AFP/Getty Images

Mis en ligne sur Sisyphe, le 1 mars 2015

Elif Shafak


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