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L’avortement sexo-sélectif au sein de la communauté indo-espagnole
Traduction : Hélène Banos

15 juin 2015

par Ana Carbajosa, journal EL PAIS

Une fille au visage maquillé proteste contre les avortements sélectifs dans la ville de Chandigarh, au nord de l’Inde. Ajay Verma / Reuters

Les femmes indiennes mettent au monde plus de garçons que de filles, selon la première recherche démographique effectuée auprès de la diaspora en Espagne. Les résultats pointent vers une pratique d’avortements sélectifs.



En Espagne, le nombre des naissances de garçons dépasse celui des filles au sein de la communauté indienne. Et la disparité statistique est telle que le harsard seul ne peut l’expliquer. La première enquête sur ce qu’on appelle le cas des « filles perdues » au cœur de la communauté indienne en Espagne révèle la pratique d’avortements sexo-sélectifs (visant à choisir le sexe des nouveau-nés). Les membres de la communauté indo-espagnole reconnaissent leur préférence indiscutable pour un garçon. De leur côté, les professionnel-les de la santé confirment être au courant de cette situation, tout en précisant la difficulté de détecter les pratiques de cette nature. Le cas des "filles perdues" indiennes est un phénomène bien documenté que l’on retrouve dans les diasporas. En Inde, les autorités ont déclaré la guerre à ce qu’on appelle le fœticide pour le choix du sexe.

Libertad González, professeure à l’Université Pompeu Fabra*, a analysé 3 366 naissances de bébés dans des familles indo-espagnoles entre 2007 et 2013. « Le résultat démontre qu’il naît très peu de filles dans les familles indiennes en Espagne. L’explication la plus probable se trouve dans la pratique d’avortements sélectifs en fonction du sexe », explique-t-elle par téléphone depuis les États-Unis où elle est résidente académique. Le 29 mai dernier, au colloque scientifique sur l’Économie des genres COSME ** à Madrid, elle a présenté des données selon lesquelles il naît 100 filles pour 119 garçons. Les données de Gonzalez révèlent aussi que la différence entre les naissances de garçons et de filles est beaucoup plus élevée dans le cas du deuxième et du troisième enfant, mais presque pas perceptible dans le cas des premiers-nés. Au cours de la période étudiée, il y aurait eu environ 200 « filles perdues », selon ses calculs. Au Ministère de la Santé, on assure qu’en Espagne les données sur les avortements ventillées selon l’origine de la communauté ne sont pas publiques.

Environ 40 500 personnes de nationalité indienne vivent en Espagne, selon les données de l’Institut national des statistiques. Une grande partie a émigré durant la dernière décennie et provient de régions du nord de l’Inde où les avortements sélectifs se pratiquent le plus fréquemment. « Bien que nous soyons en Espagne, la mentalité de beaucoup d’Indiens relativement à la préférence pour les garçons ne change pas », pense Meelan Rami, médiatrice interculturelle de l’Hôpital Mar de Barcelone. Elle affirme que, dans ce centre hospitalier, on ne voit pas de cas d’avortements sélectifs, mais qu’en dehors c’est tout autre chose. « J’ai eu connaissance du cas d’une femme ayant trois filles et, lorsqu’elle est devenue enceinte pour une quatrième fois, elle a voulu avorter, mais elle avait dépassé les 20 semaines. Elle est donc allée en Inde pour avorter, mais sans succès. Finalement, son cinquième enfant était un garçon, qui pourrait donc hériter. » Rami explique que plusieurs femmes optent pour un voyage en Inde.

Une médiatrice interculturelle pakistanaise vivant en Catalogne, et qui préfère garder l’anonymat, raconte qu’une femme indienne et son mari se sont présentés au centre de santé. Ils avaient déjà une fille, et la mère était enceinte de 12 semaines : « Ils voulaient connaître le sexe du bébé. La gynécologue leur dit alors qu’il fallait attendre à l’échographie suivante. Le mari a répondu que si c’était une fille, la femme avorterait. Ce fut le cas et il y eut avortement. Lors de la grossesse suivante, c’était un garçon ». Entre les grossesses, la médiatrice a perdu la trace du couple. « En consultation, nous avions mentionné des médicaments abortifs. Mais l’homme a dit qu’il allait faire venir un ami de l’Inde. »

Les Indiens résidant en Espagne corroborent l’indiscutable préférence pour les garçons, bien qu’ils assurent ne connaître aucun cas d’avortement sélectif. « Le fils sera l’héritier », explique Kanmar Zamar, traducteur officiel du Punjab. Madou Shawkatramni, gérant d’un magasin de téléphones cellulaires à Madrid, croit que la mentalité change très rapidement et que la préférence pour les filles obéit à une mentalité traditionnelle moins ancrée chez ceux qui émigrent.

« Cependant, encore de nos jours, la femme en se mariant fait partie de la famille de son mari et tu la perds après avoir dépensé un fortune pour sa dot. J’ai des amis qui sont grands-parents et qui sont encore en train de payer la dot. » Il raconte qu’au sein de la communauté, chacun livre son secret alimentaire ou encore vérifie quelles sont les meilleures influences lunaires favorables pour concevoir un garçon.

Le cas de l’Espagne n’est pas unique. En 2012, les Nations Unies évaluaient qu’il pourrait y avoir dans le monde environ 117 millions de « filles perdues » (en raison d’avortements sexo-sélectifs), la majeure partie indiennes et chinoises. En Inde, le gouvernement a approuvé en 1994 une loi afin de freiner les avortements sexo-sélectifs au moyen d’un contrôle exhaustif des équipes de diagnostic. Les Indiens des diasporas reproduisent le même schéma de natalité, selon Christophe Guilmoto, démographe de l’Institut de recherches pour le Développement de Paris, et spécialiste mondial en matière de sélection prénatale du sexe de l’enfant. « La sélection du sexe de l’enfant est la principale explication des avortements sélectifs dans le monde entier. » Il précise qu’au Royaume-Uni et aux États-Unis, les statistiques reflètent une préférence en faveur des garçons. Il indique aussi qu’en Grande-Bretagne, « avec le passage du temps, la répartition des sexes ressemble de plus en plus aux naissances chez les natifs. »

Occasionnellement, le sexe du bébé peut être identifié avant la quatorzième semaine, période pendant laquelle la loi espagnole prévoit encore l’avortement. Parfois, il faut attendre davantage, nous disent les spécialistes. Néanmoins, les laboratoires offrent de plus en plus sur internet des examens pour révéler le sexe avant. Avec l’échographie, tout dépend de l’habileté de l’obstétricien et de la performance de la machine, mais avec le sang de la mère on peut déterminer de manière fiable le sexe de l’enfant dès la dixième semaine », explique Javier Garcia Planells, président de l’Association espagnole de diagnostic prénatal.

Santiago Barambio est gynécologue à la Clinique Tutor Médica de Barcelone spécialisée en interruption de grossesse ; il raconte qu’il a vu, lors d’une consultation à son bureau, « un homme pleurer parce qu’il aurait une fille et que la marier lui coûterait terriblement cher. » Il n’a pas de preuves soutenant la thèse de l’avortement sélectif, car en raison de la loi actuelle, on n’est pas tenu de donner de motif pour justifier un avortement avant la quatorzième semaine, et des indices laissent penser qu’il y a des avortements clandestins et médicamentés.

« Il est très difficile de lutter contre cela », dit-il. Lors de l’adoption de la Loi en 2010, anticipant les situations qui existaient déjà dans d’autres pays, ce médecin avait proposé en vain de rendre illégal l’avortement sexo-sélectif (pour motif de genre).

* • Universitat Pompeu Fabra - Plaça de la Mercè, 10, 08002 Barcelona, Espagne +34 935 42 20 00
COSME.

 Article original : « El misterio de ‘las niñas perdidas’ llega a España », dans journal EL PAIS, Madrid, le 27 mai 2015. Traduit par Hélène Banos.

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Mis en ligne sur Sisyphe, le 15 juin 2015

Ana Carbajosa, journal EL PAIS


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