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Résistance de Rojava à l’État islamique
Pourquoi ce silence mortifère sur Kobané ?

30 juin 2015

par Carol Mann, chercheure en sociologie et directrice de l’association ‘Women in War’ à Paris

Revenant tout juste d’un voyage au Rojava, au nord-est de la Syrie, je ne peux que m’indigner de la façon dont les médias occidentaux, dont la France, réagissent aux attentats terroristes perpétrés vendredi dernier dans diverses parties du globe.

En France, on a surtout souligné ce qui s’était déroulé en Tunisie et en France... pour mettre en exergue, comme l’écrit l’éditorial du Monde, le dimanche 27 juin dernier, “une réaffirmation ferme unanime et permanente de nos valeurs démocratiques”. Comme si ce lien ne concernait pas d’autres carnages mentionnés au passage, soit au Koweït, en Somalie et plus particulièrement, en ce qui concerne la démocratie, celui qui a eu lieu à Kobané, dans le Kurdistan syrien. Ce massacre a fait plus de victimes qu’ailleurs (plus de 200 et autant de blessés) sans compter les 70 personnes qui sont encore des otages aux mains de terroristes.

En janvier 2014, la ville de Kobané, on s’en souviendra, a finalement été pris aux forces de l’État islamique (E.I.) par l’armée du Kurdistan syrien appelé Rojava’, région kurde au nord-est de la Syrie autonome depuis la fin 2013. Elle est dirigée par le Parti d’Union Démocratique (PYD), lié au PKK en Turquie, et gérée par un binôme masculin-féminin, Salih Muslim et Asya Abdullah, que le Président Hollande a reçu en février dernier sans qu’un quelconque accord d’aide ne s’ensuive. La présence d’hommes et de femmes à la tête de toutes les institutions est une caractéristique du Rojava, y compris l’armée où 40% des effectifs sont des jeunes femmes, les fameuses combattantes kurdes tant médiatisées.

Le Rojava non seulement conduit la principale campagne militaire cohérente contre les djihadistes de l’EI (en dépit du manque chronique d’armement) mais leur oppose une idéologie démocratique, unique dans cette aire géographique et fondée sur ce qui est appelé le communalisme libertaire (basé sur les théories tardives du penseur anarchiste américain Murray Bookchin), pacifique et égalitaire, que le leader turc emprisonné Abdullah Ocalan a adopté depuis quelques années, opérant une reconversion radicale du marxisme-léninisme violent qui caractérisait autrefois le PKK. Contrairement au Kurdistan irakien avec lequel les médias confondent le Rojava (délibérément ? on peut se le demander), le PYD ne nourrit pas la moindre ambition territoriale et cherche simplement à être une région autonome dans une Syrie pacifique et démocratique. Ici toutes les nationalités et les religions ont le droit de citoyenneté, à condition de se conformer à la législation égalitaire tout à fait opposée à tous les pays de la région où la Shariah et son code de la famille dominent.

Le Rojava constitue le seul rempart militaire et idéologique contre le délire fasciste des djihadistes de l’État islamique. Alors pourquoi ce silence véritablement mortifère ? Alors que le PKK est toujours sur la liste des organisations terroristes (ce qui n’est plus le cas depuis peu du Hamas), le PYD n’y a jamais figuré. Pourquoi alors ce silence de la part des médias et des pouvoirs, en particulier en France ?

C’est que la reconnaissance ouverte du Rojava mettrait en cause les alliances tissées entre la France. Principalement notre grand allié de l’OTAN, la Turquie, qui laisse libre passage aux recrues de l’E.I. qu’il soutient sans discrétion, et les Émirats, ces derniers étant, eux aussi, des bailleurs de fonds de l’E.I., ainsi que de nombreuses institutions françaises (le Qatar pour le PSG et les mosquées salafistes entre tant d’autres). Le prix à payer pour une équipe de football se compte en candidat-es français et françaises pour le Djihad, celles-ci étant toujours plus nombreuses à rejoindre la Syrie par la Turquie. Des jeunes venu-es du monde entier rejoignent eux aussi (mais discrètement) la révolution du Rojava (ce qui sera le sujet d’un article que je publierai prochainement).

Reconnaître le Rojava et l’urgence de l’armer signifierait également l’obligation d’admettre l’échec cuisant de la coalition internationale contre l’E.I. qui, au bout d’un an d’existence, est plus fort que jamais. On a voulu combattre le “terrorisme” (jamais vraiment explicité) comme s’il s’agissait de l’Ebola ou d’un tsunami, autrement dit en évacuant toute dimension politique qui mettrait en cause les principaux acteurs — y compris la France et ses partenaires politiques et économiques.

Il faut à présent choisir son camp. Arrêter de faire une publicité sournoise et continue à l’EI en le présentant comme invincible. Car il ne l’est pas, loin s’en faut, si nos gouvernements veulent bien agir autrement. Au centre des prises de position qui s’avèrent essentielles se situe le choix rationnel des alliances et une réflexion sur notre stratégie géopolitique actuelle fondée sur des priorités économiques quasiment suicidaires. Et en même temps, soutenir le Rojava comme seule option démocratique de la région et centrale à toute solution pacifique pour une série de conflits dans laquelle la planète entière est en train de sombrer.

 Publié également sur le blogue de l’auteure.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 30 juin 2015

Carol Mann, chercheure en sociologie et directrice de l’association ‘Women in War’ à Paris


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