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Offrir aux hommes handicapés de recourir à la prostitution, une idée ancrée dans la misogynie et le validisme

5 octobre 2015

par Jess Martin, membre fondatrice d’EVA (Exploited Voices’ Allies)

Quand j’ai lu sur le site Huffington Post l’article d’Emily Lazatin (1) sur une nouvelle agence de prostitution pour des hommes handicapés à Vancouver, je me suis sentie obligée d’y répondre à titre de femme dont deux frères (un de naissance et un par alliance) souffrent d’un retard de développement. Je l’ai aussi fait en m’appuyant sur environ une décennie d’expérience en éducation spécialisée et en soins palliatifs. J’ai aussi passé près de 10 ans à offrir un soutien pratique à un groupe de survivantes de l’industrie du sexe dans leurs démarches pour en sortir. J’espère que la combinaison de ces expériences m’autorise à parler de la question du recours d’hommes handicapés à la prostitution.

Mon frère, qui vit avec le syndrome de Down et est autiste, est né deux mois avant mon entrée en école maternelle. La relation que j’ai avec mon frère a eu sur moi un impact profond : elle a joué un rôle central dans la formation de ma personnalité et dans mon choix d’études, de carrière, et même de mon conjoint. Je serai la première à reconnaître que cet article ferait plus autorité si je vivais moi-même avec un handicap, mais ce n’est pas le cas. J’ai tout de même un argument à faire valoir.

Mon propos vous décevra peut-être si votre expérience des personnes handicapées ne dépasse pas les films type Forest Gump ou I am Sam, mais l’existence des handicapés ne se résume pas à inspirer la population générale et ils ne sont pas à l’abri de la critique féministe. Un aspect inconfortable, mais central, de notre ouverture à l’humanité des personnes handicapées consiste à reconnaître que, non seulement elles peuvent être féministes et des allié-es féministes, mais elles peuvent également se révéler misogynes, racistes, et eux aussi validistes.

Franchement, je dirais que les hommes handicapés qui utilisent la prostitution pour satisfaire leurs appétits sexuels présentent souvent une combinaison de ces trois attitudes.

La prostitution n’est pas un droit humain

Quand j’entends des personnes non handicapées présenter l’utilisation des femmes en prostitution par des hommes handicapés comme un enjeu de droits humains ou de l’expression sexuelle, mon sang ne fait qu’un tour.

Cet argument recouvre trois faussetés implicites.

La première serait que les personnes handicapées sont si sexuellement désagréables que personne n’accepterait d’avoir avec elles des relations sexuelles non tarifées.

La seconde que les préférences sexuelles constituent un droit fondamental.

Et la troisième que l’appétit sexuel des hommes handicapés devrait avoir priorité sur le progrès des femmes vers l’égalité. Examinons ces postulats un par un.

Les personnes handicapées n’ont pas besoin de la prostitution pour avoir des rapports intimes ou sexuels. Beaucoup de personnes handicapées ont des rapports sexuels entre elles ou avec des personnes non handicapées. On verra typiquement, dans la communauté des personnes souffrant de déficience intellectuelle ou développementale, les individus avoir des relations sexuelles avec d’autres personnes de niveau cognitif semblable, afin de minimiser le risque d’un déséquilibre de pouvoir. Cet appariement des capacités cognitives n’est pertinent que pour les personnes dont le handicap est purement physique ; j’en connais beaucoup dont les partenaires ont toutes leurs capacités.

Les personnes handicapées ont des fréquentations. D’autres sont mariées. Certaines ont des rapports sexuels sans engagement. Il arrive qu’elles le fassent dans des lieux ou des contextes inappropriés mais, croyez-moi, elles le font – résignez-vous y. Si en lisant cet article, vous vous félicitiez d’avoir l’esprit suffisamment ouvert pour penser que les personnes handicapées pouvaient avoir des relations sexuelles, vous pouvez larguer ce bon sentiment, sans laisser votre préjugé condescendant vous faire perdre une minute de plus.

Cela nous amène à notre deuxième point. Désolée, Jian Ghomeshi (2), mais les préférences sexuelles ne sont pas un droit de la personne. Elles ne l’ont jamais été et ne le seront jamais. Cependant, en raison de la culture pornographique, beaucoup d’hommes (y compris les hommes handicapés) en viennent à croire qu’ils disposent non seulement d’un droit inaliénable à du sexe avec quelqu’un d’autre, mais aussi du droit à des relations sexuelles avec des femmes qui ressemblent et se comportent comme celles qu’ils matent dans la pornographie.

C’est une grave erreur que de confondre préférences sexuelles et expression sexuelle. Nous, les humains, sommes tous et toutes des êtres sexuels, mais le sexe avec quelqu’un d’autre n’est en rien essentiel à l’expression de notre sexualité. Certain-e-s d’entre nous auront d’autres personnes jouant un rôle dans notre expression sexuelle, et d’autres non (c’est le cas de personnes handicapées et non handicapées parmi mes proches).

D’autre part, quand il s’agit de « l’intimité physique » (comme tant de lobbyistes de l’industrie du sexe aiment appeler le sexe), les attentes sexistes, racistes et validistes (comme le désir de n’avoir des relations sexuelles qu’avec des femmes minces, non handicapées, à la vulve rasée et aux seins alertes, ou le désir de vivre des clichés racistes en contexte sexuel) ne rendent service à personne.

La prostitution nuit au développement de l’intimité dans les relations non tarifées car elle enseigne aux hommes à se procurer des femmes à peu près comme ils commanderaient un café ou une pizza.
Enfin, les désirs sexuels des hommes handicapés ne peuvent avoir préséance sur les progrès des femmes vers l’égalité.

Même si le sexe avec partenaire constituait un droit de la personne, il ne justifierait pas l’existence de la prostitution – un système d’inégalités profondément enracinées. Je ne vais pas décrire ici en détail l’optique féministe en matière de prostitution (il y en a qui appellent cette position « le modèle nordique » ; d’autres parlent d’« abolitionnisme »), mais je vous encourage à examiner cette approche afin de situer mon argument dans son contexte.

Une de ses bases est que, contrairement à "Nico" de l’article du Huffington Post, la majorité des femmes qui sont dans l’industrie du sexe y entrent à cause de difficultés financières extrêmes.

Même si les hommes handicapés n’étaient pas en mesure de trouver des partenaires volontaires, serait-il juste que la prestation de ce « service » soit assignée aux plus marginalisées des femmes – dont bon nombre souffrent elles-mêmes de handicaps physiques, intellectuels ou de développement ? J’ai la conviction contraire. Il est inacceptable d’opposer ainsi les intérêts de deux groupes de personnes vulnérables.

Je reconnais cependant que le système social doit être amélioré afin de rendre le sexe plus accessible et appréciable pour les personnes handicapées. Mais je n’envisage pas la prostitution comme un facteur de ce progrès. En fait, elle en est l’antithèse. Nous devons plutôt nous tourner vers les technologies de communication, les avancées en mécanique et l’éducation populaire.

Mes frères ont le plus grand respect pour les femmes, à titre de membres de leur famille, amies, personnel de soutien et soignantes. Ils n’utilisent pas de femmes prostituées et n’ont aucun besoin de notre pitié. Toute société qui offre aux personnes handicapées la prostitution comme substitut à des relations sexuelles mutuellement gratifiantes et non tarifées est vraiment une société très régressive.

* Validisme : toute forme de discrimination ou de jugement défavorable contre les personnes vivant en situation de handicap physique (paraplégie, tétraplégie, amputation etc...). Discrimination basée sur le handicap.

 Source originale de la traduction française de ce texte : « L’idée qu’il est acceptable pour les hommes handicapés d’acheter des rapports sexuels est ancrée dans la misogynie et le validisme* ».
 Source de la version originale en anglais : feministcurrent.com/ and Sisyphe.

Notes
1. "Vancouver Service Helps People With Disabilities Have Better Sex Lives"
2. "Jian Ghomeshi’s ’consent’ defence shows why ’consent’ isn’t good enough"

L’auteure
Jess Martin est membre fondatrice de l’organisation "Exploited Voices’ Allies" (Allié.e.s des Voix Exploitées), un groupe de militantes qui s’inspirent de survivantes de l’industrie du sexe. Elle vit à Vancouver.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 5 octobre 2015

Jess Martin, membre fondatrice d’EVA (Exploited Voices’ Allies)


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=5159 -