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"L’épagneule casquée", un conte lesbien

3 mars 2016

par Paula Dumont, auteure

Quand la jeune femme se réveilla le lendemain matin, la chienne était toujours là, qui lui fit grande fête.

Daphné, qui s’habituait à la magie des lieux, demanda à haute voix un solide petit déjeuner et ne fut point surprise quand un plateau, chargé de viennoiseries et d’autres douceurs, apparut sur la table de sa cuisine.

Elle fit honneur au jus d’orange, aux croissants, au café, aux laitages, à la confiture de figues et à la marmelade qui venaient de lui tomber du ciel. Puis elle se mit à préparer ses perdrix après être allée récolter quelques choux dans un jardin abandonné.

À peine venait-elle de terminer son travail qu’un car rempli de touristes s’arrêta devant chez elle. Elle n’eut pas de peine à vendre son second plat du jour qui, ayant fait l’enchantement de bien des papilles, fut baptisé « spécialité régionale ».

Le lendemain, Jicky lui rapporta un sac rempli à ras bord de cailles grassouillettes. Daphné se remit à l’ouvrage avec entrain, tout en songeant sérieusement à embaucher du personnel et résolut à cet effet de se rendre en ville, l’après-midi même, pour mettre sans plus tarder une petite annonce dans la gazette locale.

Quatre ans plus tard, le restaurant gastronomique « L’épagneule casquée » jouissait d’une excellente réputation dans le royaume. Daphné dirigeait, de main de maîtresse, une escouade de maîtres-queux, de gâte-sauces, de tourne-broches, de marmitons et de pèle-légumes car, déjà étoilée trois fois dans le Michelin, elle ne rêvait que de décrocher sa quatrième étoile. Il faut dire que Jicky avait mis bas plusieurs portées de chiots, qui naissaient eux aussi tout casqués comme leur mère, et qu’à peine adultes, ils rapportaient un abondant gibier à leur maîtresse.

Mais les frères de Daphné, verts de jalousie, ne lui pardonnaient pas de les avoir dépassés de cent coudées, eux qui végétaient toujours dans la gargote paternelle où ils ne servaient que des bouillons trop gras et des viandes insipides à des manants sans sous ni maille. Ils ordonnèrent donc à leur soeur de prendre époux avant de coiffer Sainte-Catherine car ils espéraient que, quand elle vaquerait aux soins du ménage et serait tout alourdie de marmaille, elle abandonnerait sa riche hostellerie fréquentée par le beau linge et les pipoles du royaume.

De son côté, Daphné pensait sérieusement à convoler depuis quelques mois. Mais elle évinça sans pitié tous les prétendants proposés par ses frères. Car elle les trouvait, à l’image de ces derniers, vieux, décrépits, rabat-joie, sans imagination ni créativité et, de surcroît, fort méprisants avec le beau sexe.

En revanche, quand elle vaquait dans les cuisines de son hostellerie, elle sentait battre son coeur à la vue de jeunes gâte-sauce au frais minois, à la taille fine, aimables, modestes, affables et efficaces. Ces gâte-sauce étaient tous de sexe féminin. Elle en invita quelques-unes, à tour de rôle, à partager sa couche, et mit à la porte sans cérémonie celles qui se vantaient un peu trop haut, le lendemain matin, de leur bonne fortune.

Enfin, après quelques errements, elle trouva la perle rare en la personne d’Électre, une gâte-sauce tout juste sortie de la meilleure école hôtelière du royaume, belle comme Aphrodite, charmante, spirituelle, délicate et excellente amante. En outre, cette inestimable jeune femme était fort versée en nouvelle cuisine et sauces allégées, si bien que Daphné pensa qu’elle pourrait en toute quiétude lui abandonner une grande partie des tâches les plus importantes de son hostellerie.

Mais quand ses frères apprirent que leur benjamine pensait sérieusement à convoler avec une personne du beau sexe, ils se mirent en rage. Ils enfourchèrent leurs haridelles qu’ils firent crever de fatigue avant d’arriver chez Daphné. C’est donc suants, puants et pédestrement qu’ils se présentèrent devant elle.

L’aîné s’écria aussitôt :
— Ça ne se passera pas comme ça !
Son cadet renchérit :
— J’aimerais mieux que ma soeur soit morte plutôt que de la savoir lesbienne !

Daphné haussa les épaules et ne se fit de souci ni pour sa santé ni pour sa longévité car elle savait que ses deux frères n’avaient pas de fées pour marraines. Comme la matinée s’avançait et que ses premiers clients n’allaient pas tarder à arriver, elle leur répondit :
— J’aurais été mieux pourvue en réconfort fraternel si j’avais eu, à votre place, des chiens de chasse pour toute famille !

Aussitôt, l’aîné fut changé en caniche et son cadet en cocker. Mais comme c’étaient des mâles qui ne tardèrent pas à importuner Jicky de leurs assiduités, Daphné les fit castrer pour que sa chère épagneule ne se mésallie pas et ne donne pas naissance à des bâtards.

Ayant ainsi réglé ses problèmes familiaux, Daphné prit la main de sa bien-aimée, lui avoua son amour et fut accueillie à bras ouverts. Les deux jouvencelles se mirent alors en ménage, se partagèrent le travail en toute équité et furent très heureuses pendant de longues années.

Quant à Jicky, choyée par les deux femmes et entourée d’une abondante progéniture, elle ne chassa plus que pour se divertir. Aujourd’hui, quand des curieux lèvent la tête devant une certaine auberge, ils peuvent voir sur l’enseigne une épagneule coiffée curieusement
d’un casque d’argent aux ailes d’or.

C’est Jicky.

 Extrait de « L’épagneule casquée », d’après « Le Chat botté ». Livre de l’auteure, Contes et nouvelles lesbiennes, aux éditions de l’Harmattan, 2016, 114 pages.

Ce recueil contient de nouvelles versions de contes traditionnels tels que La Belle au Bois dormant, Cendrillon, La petite fille aux allumettes et Le Chat botté. On y trouvera également des nouvelles qui mettent en scène des lesbiennes, illustres et obscures, qui ont des soucis identiques à ceux des autres femmes : vivre des relations authentiques, qu’elles soient amicales ou amoureuses, tout en gardant leur liberté et leur autonomie grâce à un métier plus ou moins épanouissant.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 1 mars 2016

Paula Dumont, auteure


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