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Le pouvoir du silence : "Va et nous venge" de France Théoret

27 mars 2016

par Élaine Audet

D’année en année, à chaque 8 mars, force est de constater que la violence sexiste et misogyne gagne en se drapant dans le silence qui lui a si bien réussi à travers le temps. C’est ce silence-là, celui de la solidarité masculine exemplaire, que l’écrivaine France Théoret fait voler en éclats avec son dernier livre Va et nous venge.

Sans jamais élever la voix, l’auteure trace par petites touches successives, possédant une efficacité redoutable, le portrait intime de quatre femmes au sein de la culture patriarcale. Aucun des événements racontés ne quittera plus notre mémoire. Nous pourrions, chacune d’entre nous, les avoir vécus. Ou, pire encore, nous nous rappelons soudain ce que nous avons tenté si douloureusement d’oublier.

Par une écriture à la Blanchot, qu’on dirait silencieuse, France Théoret met en joue le silence de la violence sexuelle, sexiste, prédatrice. Elle a compris qu’on ne peut combattre le feu que par le feu. Une écriture qui sait trouver le chemin du coeur et du cri muet enfoui en tant de femmes.

Une écriture que les critiques qualifient de "blanche", "objective", "chirurgicale". Jamais l’écriture de cette auteure discrète ne m’a paru trouver à ce point un sujet où donner sa pleine mesure. Ici, pas besoin de hausser le ton, de multiplier adjectifs et métaphores, les faits, minutieusement décrits, parlent d’eux-mêmes et frappent là où il faut. Comme si on y était. Libèrent enfin la parole.

Suzy, la jeune vierge

À travers des moments-clés de la vie de quatre femmes, France Théoret raconte quatre histoires de prédation et de silence imposé. Dans le premier portrait, elle relate la séduction d’une adolescente de 15 ans, Suzy, par un ami adulé de sa famille de 35 ans son aîné. L’auteure joue à fond de tout l’attirail imaginaire pornographique du protagoniste, auquel il initie sa victime. Sans oublier de lui réitérer maintes fois la loi du silence, même si Suzy lui confie avoir entendu son père défendre "le dépucelage" d’une mineure, en s’exclamant : "il n’est jamais trop tôt pour connaître la vie" ! Une fois obtenue la proie convoitée, le grand homme partira pour New York où on lui a offert un poste de haut fonctionnaire. Dans sa lettre d’adieu, il prédit à l’adolescente un bel avenir de pouvoir sexuel sur les hommes (!) et lui conseille de lire Histoire d’O.

Élisabeth, la travailleuse

On retrouve un tout autre climat avec Élisabeth qui travaille dans un foyer pour personnes âgées. Comme dans le chapitre précédent, le ton est d’une grande justesse, bien que totalement différent. Cette femme énergique, enthousiaste, aimable, compatissante a l’impardonnable défaut d’aimer son travail et de cultiver le bonheur en le rendant contagieux. France Théoret raconte en détail comment "les gens différents ne sont pas tolérés" dans ce milieu où les bénéficiaires sont considérés comme une corvée. La bonté naturelle d’Élisabeth et l’affection que lui témoignent les malades provoquent chez ses collègues la peur qu’elle leur fasse de l’ombre et la volonté de s’en débarrasser. Après avoir résisté aux avances de son patron, Élisabeth sera congédiée sous de fausses accusations. Une fois de plus, cette triste histoire de jalousie, de médiocrité et de manque de solidarité nous démontre à quel point certaines femmes ont intériorisé leur domination et sont remises à leur place dès qu’elles osent sortir du rang.

Louky, l’écrivaine féministe

Puis, France Théoret nous livre un portrait touchant de son amie Louky Bersianik, auteure du grand tryptique féministe L’Euguélionne (1976), en s’appuyant sur les confidences de celle-ci au fil des années. On passe ainsi au style biographique où nous sont donnés à voir les lieux d’écriture de Louky, les murs tapissés de livres conservés précieusement et d’oeuvres d’art reçues en cadeau ou rapportées de ses voyages. Il y a ces longs échanges autour de la table de la cuisine ou du "petit bureau" sur ses projets d’écriture, ses lectures et le féminisme. Il y a ces moments de paix en buvant un verre de vin dans le jardin derrière la maison où elle parle de son oeuvre gigantesque toujours en construction, de son enfance, de son amour pour son père enseignant, et pour sa mère qui lui a toujours prodigué affection et confiance. Mais surtout, il y a le prix qu’elle a eu à payer pour avoir dénoncé dans tous ses livres la misogynie et le système patriarcal. L’institution littéraire ne lui a jamais pardonné son audace et n’a jamais voulu reconnaître son génie. Comme l’a souligné une auteure récemment, "les funérailles nationales sont un privilège réservé aux hommes". On n’oubliera pas ce cri de Louky, digne auteure de l’Euguélionne : "Je veux être tout" ! France Théoret s’acquitte ici de son devoir de mémoire et venge Bersianik par le bel hommage qu’elle lui rend.

Zoé, l’intellectuelle

Le dernier portrait dépeint la trajectoire de Zoé pour terminer son doctorat en histoire de l’art. On assiste à la description, non dénuée d’humour, de toutes les formes de domination qu’elle doit subir de son ancien mentor, un artiste, vieillissant et prétentieux, auteur d’un seul article dans une revue sur l’art. Au cours des soupers gastronomiques où il la convie, il cherche à coloniser le corps et la pensée de l’étudiante, en l’incitant à se contenter de marcher dans ses propres traces. Elle consentira à lui abandonner son corps pour des ébats sexuels savamment orchestrés sous les miroirs et les éclairages du professeur qui ne sait que lui parler la "langue cul". Théoret constate : "Il lui demande davantage que d’une prostituée. Il n’y a eu aucun mot tendre ni même un mot personnel. Elle a servi de jouet ou d’autre chose." En dépit de tous ces jeux de pouvoir, Zoé arrivera à défendre son indépendance, à choisir sa vie et ses amours, à finir son doctorat, à enseigner à son tour. Une lueur d’espoir au bout du tunnel !

Je vous encourage à lire ce portrait intime de la société toujours faite par et pour les hommes, dans laquelle nous vivons encore en 2016, quoi qu’en pensent certains et certaines. Va et nous venge pourrait bien être, selon moi, le meilleur livre de son auteure. France Théoret est poète, romancière et essayiste. Elle a reçu le prix Athanase-David en 2012 pour l’ensemble de son œuvre, une vingtaine de livres de fiction et plusieurs essais, notamment Entre raison et déraison (1987) et Louky Bersianik, entretiens avec France Théoret (2014).

France Théoret, Va et nous venge, Montréal, Leméac, 2015.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 1er mars 2016

Élaine Audet


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