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Les défis du féminisme d’aujourd’hui
Pour une réflexion collective

29 juin 2003

par Micheline Dumont, historienne

L’historienne Micheline Dumont a ouvert le colloque organisé, les 30 et 31 mai 2003 par la FFQ, sous le thème " S’ouvrir à la diversité du mouvement des femmes. Tendances et résonnances ". Elle a tracé les grandes lignes du mouvement des femmes de 1950 à 2003, s’inspirant pour le faire d’une Anthologie de la pensée féministe au Québec de 1900 à 1985, qui paraîtra aux éditions du Remue-ménage à la fin de l’été.

Micheline Dumont a conclu son allocution en interpellant le mouvement féministe sur des questions qui résument peut-être les défis qui se posent au féminisme moderne. Voici donc ce questionnement. Pour nourrir notre réflexion collective.



Le mouvement féministe québécois est en ce moment confronté à des questions difficiles.

Il y a un demi-siècle, les Québécoises avaient conscience d’être en retard sur les autres femmes de l’Occident. Aujourd’hui, les féministes québécoises ont le sentiment d’être à l’avant-garde du mouvement féministe. Mais qu’en est-il réellement ? Pourquoi les Québécoises ont-elles ce sentiment ? Est-il justifié ?

Quand le mouvement féministe s’est organisé, il y a près de 40 ans, il était plutôt homogène, avec une mince différence entre L’AFÉAS et la FFQ. Aujourd’hui, c’est un mouvement aux voix multiples, traversé par des débats et un chassé-croisé de valeurs, de théories et de stratégies. Pourquoi ce pluralisme n’est-il pas davantage mis en évidence, proclamé et documenté ? Pourquoi l’opinion publique continue-t-elle de percevoir le mouvement féministe comme unanime ? Pourquoi avons-nous du mal à accepter "certains" féminismes ?

Durant les années 1960, le mouvement féministe avait peu de salariées : une dizaine en tout. Aujourd’hui, c’est un vaste écheveau où il est même possible de faire carrière ! Des champs de luttes de naguère, les garderies par exemple, sont devenues un emploi féminin, parmi d’autres ! Faut-il s’en émouvoir ? Souvent, la majorité des femmes qui travaillent dans le "mouvement des femmes" connaissent peu l’histoire du mouvement féministe. Est-ce un emploi comme un autre ? D’une part, faut-il nécessairement opposer les services et la militance ? D’un autre côté, être subventionné signifie-t-il nécessairement la récupération ? A-t-on A-t-on suffisamment réfléchi sur les paradoxes de l’institutionalisation ?

Il y a 50 ans, il n’y avait pas de revue féministe, et aujourd’hui il y en a quelques-unes, qui ne font pas le poids après la grande floraison de la période 1970-1985. Mais la plus importante est publiée par le Conseil du statut de la femme, pas par des militantes. Certes, plusieurs revues générales font entendre régulièrement une tonalité féministe : Relations, Vie ouvière, Recto-Verso, Présence, L’Aut’Journal, etc Mais cette tonalité reste minoritaire. Et les grands médias continuent de clamer que le féminisme est ringuard, dépassé.

Un discours anti-féministe vient d’éclore qui verse rapidement dans l’invective la plus vulgaire. On accuse le féminisme de tous les maux de la société. Comment réagirons-nous ?

Les jeunes semblent en ce moment mobilisés bien davantage par la lutte anti-mondialisation ou le mouvement communautaire que par les luttes des femmes ? Faisons-nous tous les efforts pour nous rapprocher de ces jeunes ? Pour les écouter ? Suffit-il d’un comité "Jeunes" pour rejoindre les jeunes ? Devons-nous les rejoindre dans les revendications qui les mobilisent ? Mais d’un autre côté, avons-nous les énergies pour faire partie de toutes les coalitions ?

L’autonomie économique des femmes n’a-t-elle pas pour conséquence de les engager plus concrètement dans les pièges de la consommation, de la compétition, du crédo néo-libéral ?

Pourquoi la famille ne figure-t-elle pas encore dans les champs d’action du mouvement féministe ? Nous ne l’appréhendons que par des problématiques indirectes : garderies, violence familiale, divorce, monoparentalité. Saviez-vous qu’il y a autant de groupes du mouvement familial, dans les villes et villages, que de groupes de femmes ? Pourquoi s’intéresser à la famille est-il jugé comme une position conservatrice ? En refusant de nous y intéresser, ne risquons-nous pas de faire le jeu des décideurs qui créent des politiques qui appauvrissent les femmes, "avec la certitude que les femmes continueront quand même de se débrouiller pour pourvoir aux besoins de leur famille" comme le dit Lucie Bélanger. N’est-ce pas là, pourtant, le lieu par excellence de l’affrontement dans la sphère privée ?

Pourquoi nous laissons-nous influencer par les pensées négatives issues du désenchantement et de l’inquiétude actuelles ? Les menaces écologiques, la loi du profit, l’exploitation, la guerre, le terrorisme, invitent parfois à baisser les bras. Ces pensées sont dangereuses. Elles contiennent toutes une parcelle de vérité, mais nous sommes en face d’un immense déficit de réflexion. Comment pouvons-nous infléchir la réflexion féministe pour maintenir une alerte qui maintienne la mobilisation ?

Depuis des millénaires, la mémoire collective est entre les mains de sciences qui ont infantilisé les femmes : la philosophie, le droit, la religion, la science, l’histoire. Depuis des millénaires, ce que les femmes ont pensé et fait a sombré dans l’oubli. Depuis l’aube de l’humanité, elles sont les dépositaires de la vie. Depuis l’aube de l’humanité, les hommes se sont appropriés le domaine de la mort. On n’a pas encore vraiment compris cela.

L’histoire apprend aux hommes que le recours à la guerre est normal, bénéfique, régulier, rempli d’effets secondaires bénéfiques : la technologie, la médecine, l’État providence. Pourquoi les sommes qui sont investies pour faire la guerre ne peuvent-elles pas être investies ailleurs ? Pourquoi, dans les régions de famine, laisse-t-on passer les armes et pas la nourriture ?

Il n’y a pas de solutions faciles aux problèmes qui confrontent l’humanité. Mais nous devons avoir le courage de nous opposer aux idées défaitistes. Nous devons affirmer partout : Depuis cent cinquante ans, les femmes proposent des idées NOUVELLES pour organiser la vie, des idées basées sur l’autonomie entre les sexes. Et, nuance importante, de tous les mouvements politiques dont le nom se termine en "isme", le féminisme est le SEUL qui n’ait causé aucune mort. Et c’est le seul qui ait produit des changements profonds et primordiaux pour l’humanité. Depuis cent cinquante ans, les femmes tentent de lever les obstacles qui empêchent les hommes et les femmes d’être égaux dans leur différence. Il faut refuser que soient opposés ces deux termes qui ne relèvent pas de la même série conceptuelle. Égalité s’oppose à inégalité et différence s’oppose à l’identique. Mais, les féministes savent maintenant que l’égalité est davantage un "principe d’assimilation qu’un principe de transformation sociale", comme l’a expliqué Françoise Collin. Quand on parle d’égalité, le mouvement va toujours dans le même sens, vers le modèle soi-disant masculin. Pourquoi l’égalité ne fonctionne-t-elle presque jamais dans l’autre sens ?

Mis en ligne sur Sisyphe le 13 juin 2003

Micheline Dumont, historienne

P.S.

Lire également de Micheline Dumont

"L’autonomie de la FFQ, véritable enjeu de l’élection à la présidence"




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