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Un rapport de Condition féminine Canada démasque un discours qui nie les inégalités de genre

14 février 2004

par Micheline Carrier

Dans une entrevue accordée à Sisyphe, en juin 2003,
Pierrette Bouchard répond aux critiques
.

Des journaux du Canada anglais soutiennent qu’un rapport publié par Condition féminine Canada établit une " liste noire " des groupes d’hommes. "Féminists, masculinists, blacklists", titre le National Post du 5 juin 2003 (1), affirmant dès la première ligne de l’article que les auteures du rapport ont produit " an enemies list ". L’Ottawa Citizen du 2 juin 2003 (2) déclare, de son côté, que " Censoring men won’t make women equal ", et le Vancouver Sun du 9 juin 2003 (3), sous la signature de Peter McKnight, affirme que " Feminists use tax dollars to assault ’masculinists’ ". Dans le Fox News du 6 juin 2003 (4), Wendy McElroy signe un article dont le titre est " Gender Issues Impacted by Masculinists ". Ne reculant devant aucune distorsion ni aucun amalgame douteux, la députée de l’Alliance canadienne, Betty Hinton, a fait écho à ces critiques à la Chambre des communes, déplorant que des fonds publics aient été gaspillés pour " un projet qui n’est qu’une attaque déguisée contre les hommes et la cellule familiale. "



Le rapport de Condition féminine Canada à l’origine de ces vagues pan-canadiennes s’intitule " La réussite scolaire comparée selon le sexe : catalyseur des discours masculinistes ". Il est le fruit d’une recherche réalisée par trois chercheuses de l’Université Laval, Pierrette Bouchard, Isabelle Boily et Marie-Claude Proulx. Cette recherche porte sur le discours de revendication centré sur les garçons et les hommes, au cours de la décennie 1990-2000, tel qu’il apparaît dans la presse canadienne et internationale. Le coeur de la recherche est donc le traitement journalistique des écarts de réussite scolaire entre les garçons et les filles dans la presse nationale et internationale. Les revues à grand tirage au Canada et les quotidiens canadiens, français, américains, australiens et britanniques ont servi de matériau de base. L’analyse de leur contenu présentée par les chercheuses met à jour une idéologie visant à remettre en question les acquis des femmes et à discréditer le féminisme. Les trois chercheuses proposent de déconstruire les perceptions sociales voulant que les garçons soient les seuls à éprouver des difficultés scolaires.

Une critique des généralisations et des amalgames, pas des journalistes

On ignore si les journalistes et l’opposition officielle à Ottawa ont lu le rapport qu’ils critiquent ou s’ils se sont simplement laissés porter par la vague antiféministe qui déferle depuis des mois dans les milieux médiatiques au Québec et au Canada.

Dans une entrevue accordée à Sisyphe, à la mi-juin, la directrice de cette recherche, Pierrette Bouchard, également titulaire de la Chaire d’étude Claire-Bonenfant sur la condition des femmes à l’Université Laval, a déclaré que ces critiques sont injustifiées.

" Je suis toujours étonnée, dit Mme Bouchard, de constater combien peu de personnes se donnent la peine d’aller vérifier les sources, le texte original. On ne s’arrête pas au coeur de la recherche soit le traitement journalistique des écarts de réussite scolaire entre les garçons et les filles dans la presse nationale et internationale mais uniquement aux analyses qui portent sur les groupes masculinistes, ce qui représente seulement une partie du rapport. Nous n’avons aucunement dressé de liste noire ni jamais eu l’intention d’en faire une. Malheureusement, c’est cette interprétation qui a été reprise dans certains médias, sur Internet et jusqu’à la Chambre des communes."

" Nous avons publié en annexe, à des fins descriptives et informatives, une liste d’" associations d’hommes ", poursuit la chercheuse. La description de la démarche fait état de notre étonnement face à l’émergence de ce nouveau phénomène (nouveau pour nous, à tout le moins), soit la profusion de groupes visant la défense des hommes en tant que groupe social. La note 26 du rapport est très précise sur ce point. Nous avons pensé que cette information était digne d’intérêt et que des lectrices et lecteurs seraient également intéressés par la chose, étant donné qu’il ne s’agit certes pas des regroupements traditionnels comme les Chevaliers de Colomb ou les Lions, par exemple."

Mme Bouchard estime que " le problème vient de l’amalgame, dans l’article du National Post, entre cette liste générale, indicative et informative et la dénonciation dans la recherche de certains groupes masculinistes qui utilisent Internet comme outil de propagande haineuse à l’endroit des féministes. Nous ne soutenons pas que les journalistes diffusent de la propagande haineuse, ajoute-t-elle, pas plus que nous pensons que tous les regroupements d’hommes listés et non listés dans la recherche, et encore moins tous les hommes, font de même. Au contraire, la typologie proposée dans le rapport montre une variété de tendances chez les activistes de ces groupes. Nos recommandations n’adressent aucun blâme aux journalistes. Nous critiquons cependant dans le rapport certains processus, comme l’amalgame et la généralisation, parce qu’ils ne permettent pas de cerner correctement la question des écarts de réussite scolaire entre garçons et filles. "

La chercheuse rappelle que " la sélection des articles étudiés repose sur des mots-clés (filles-garçons, réussite scolaire, genre, etc.) employés avec certains moteurs de recherche. Aucun texte journalistique n’a été sélectionné à partir du nom de son ou de ses auteurs. Nous n’en connaissions pas les trois-quarts, précise-t-elle. Quant aux associations d’hommes, les premières ont été identifiées par des mentions dans des articles de journaux, puis de là par une recherche faite à nouveau avec des mots-clés pour identifier les sites Internet et en suivant le système de renvois proposés sur chaque site visité. Tel que mentionné dans le rapport, " Aucun des groupes n’a précisé sur ses pages qu’il ne souhaitait pas être associé ou confondu avec tel ou tel autre groupe du même type " (p.73). La recherche a mis en évidence que certains diffusaient de la propagande haineuse contre les féministes, preuves à l’appui. "

Dans un texte publié sur Sisyphe (5), Pierrette Bouchard a mis en relief la terminologie utilisée par les tenants de ces sites de propagande haineuse pour parler des féministes : " vaginocrates ", "fémininazies ", " féminihilistes ", " fémino-centristes", " féministes intégristes ", "féministes idéologiques ", etc. " Il faut toujours bien en convenir ; ce ne sont pas des mots d’amour, dit la chercheuse. Parmi les commentaires laissés après la parution de mon texte, un groupe qui se nomme les Chevaliers de la vérité a laissé cette adresse pour tout commentaire : http://www.mensongefeministe.ca/ C’est éloquent ! "

Démasquer une idéologie qui nie les inégalités

La recherche publiée sous le titre " La réussite scolaire comparée selon le sexe : catalyseur des discours masculinistes " démasque une idéologie " qui prétend qu’il y a symétrie entre les sexes alors qu’ils continuent d’être fondamentalement inégaux dans le traitement que leur réserve la société ", explique Pierrette Bouchard. " La conclusion de notre rapport montre que les quelques gains sur le plan scolaire, de la part de certaines filles et non de l’ensemble, ne se traduisent pas nécessairement en gains sociaux, notamment dans les orientations, les carrières, les revenus et les conditions de travail qui sont les leurs comparativement à ceux de leurs compagnons. Nous avons montré que le phénomène des écarts de réussite scolaire entre les garçons et les filles est propre aux pays industrialisés, qui ont instauré des systèmes publics mixtes et démocratiques donnant la possibilité aux filles (et aux enfants des milieux populaires) d’avoir accès au même système d’éducation que les garçons (et que les mieux nantis). Auparavant, chacun des sexes recevait des formations différenciées et hiérarchisées dans des lieux différents. Pour la première fois, est apparue la possibilité de comparer des filles et des garçons inscrits au sein des mêmes programmes scolaires. "

La chercheuse souligne qu’" il a fallu attendre la convergence d’un certain nombre de facteurs sociohistoriques et politiques pour que puisse se faire une prise de conscience quant au fait que plus de filles que de garçons persévéraient et performaient dans le système scolaire québécois et ailleurs dans le monde. Ces facteurs sont les suivants : a) l’état de la situation sur les taux d’abandon scolaire des jeunes du secondaire au début des années 90 ; b) la publication de données différenciées selon le sexe qui permettaient désormais la comparaison à l’aide d’indicateurs ; c) la mondialisation de l’économie et l’émergence d’un sentiment d’insécurité chez les hommes ; d) la crise de l’emploi qui a touché tout particulièrement les jeunes hommes au cours de la même période ; e) la réforme de l’éducation et ses orientations vers la performance et la reddition de comptes ; f) la mobilisation intergénérationnelle dans les familles de milieu modeste et de classe moyenne pour la promotion de leurs filles - y incluant en tout premier lieu la mobilisation des filles elles-mêmes ; et g) l’essor du mouvement des femmes qui a fait de l’éducation un moyen d’accéder et de produire des savoirs, leur proposant ainsi une façon de s’émanciper des rôles sociaux traditionnels. "

Stratégie masculiniste de désinformation

Devant les discours qui laissent entendre que ce sont maintenant les hommes et les garçons qui sont discriminés, Mme Bouchard s’insurge : " C’est méconnaître ou nier les rapports sociaux de sexe. Suivant cette approche, des groupes de défense des droits des riches, des droits des Blancs (il y en a), des droits des maîtres, des droits des pays riches, etc. devraient voir le jour. Si, individuellement, chaque personne connaît son lot de difficultés et a besoin d’aide, collectivement les groupes formés sur la base du sexe, de la " race ", de l’orientation sexuelle, etc. sont confrontés à des injustices qui relèvent de l’organisation de la société et de ses systèmes hiérarchiques qui sont loin d’être en train de disparaître. "

Quant à la critique sur le financement de cette recherche, un montant dérisoire dans l’ensemble des sommes consacrées aux recherches universitaires de tous genres au Canada, la chercheuse rétorque : " Personne ne cherche à savoir quelles sommes en ressources matérielles et financières ont été accordées à la réussite scolaire des garçons jusqu’à maintenant, que ce soit par le ministère de l’Éducation du Québec, les Commissions scolaires, les établissements d’enseignement, les programmes de certains organismes subventionnaires, etc. Ces montants dépassent de loin la subvention qui nous a été attribuée. "

Mme Bouchard a révélé que la publication du rapport " La réussite scolaire comparée selon le sexe : catalyseur des discours masculinistes " lui a valu des appels et des courriels haineux qui valident ce que les chercheuses avancent et démontrent. " Les attaques se sont répandues comme un feu de brousse, a dit Mme Bouchard, au cours de l’entrevue accordée à Sisyphe, et leur déploiement au Canada et ailleurs montre bien que les réseaux dont nous parlons sont réels et efficaces (un journaliste raconte qu’un tel lui a téléphoné, puis un autre et ainsi de suite jusqu’à Los Angeles…) ".

Charge des masculinistes québécois

Au Québec, les médias conventionnels ont en général accordé une honnête "couverture" à la sortie du rapport de Condition féminine Canada. Par contre, sur Internet, des masculinistes, qui semblent avoir migré depuis mai sur le site du Centre des médias alternatifs du Québec (CMAQ) (6), ont fait écho aux critiques des journaux d’expression anglaise. Prenant à partie, sans l’avoir lu, le rapport de Condition féminine Canada, ainsi que la directrice de la recherche Pierrette Bouchard et le site Sisyphe qui a diffusé les grandes lignes de cette étude, il y a quelques mois, ils ont déployé leur stratégie de propagande habituelle qui consiste à proposer à la discussion leurs interprétations de quelques phrases extraites d’un texte comme si c’était les propos authentiques des auteures de la recherche. Ces masculinistes sont montés au front et ont accusé les auteures d’incompétence, et Condition féminine Canada de dépenser l’argent des contribuables pour faire de la propagande contre les hommes, au lieu de donner cet argent aux groupes qui " aident " les hommes séparés.

Professeure titulaire au Département des fondements et des pratiques en éducation et titulaire de la Chaire d’étude Claire-Bonenfant sur la condition des femmes, Pierrette Bouchard n’est pas la première venue dans le domaine de la recherche. Elle a été vice-doyenne à la recherche de la Faculté des Sciences de l’éducation de l’Université Laval de 2000 à 2001. Elle possède un doctorat (Ph. D.) en Sciences politiques, une Maîtrise en Sciences politiques, un Baccalauréat ès arts en Sciences politiques et un Diplôme d’enseignement pour le préscolaire. Ses champs d’expertise et ses champs d’intérêts sont l’analyse sociopolitique de l’éducation ; les inégalités scolaires et sociales ; les écarts de réussite scolaire entre garçons et filles ; la scolarisation des filles dans le monde et la socialisation familiale et scolaire. Dans une perspective comparative internationale, les enjeux de la mixité scolaire ou de la scolarisation des filles dans les pays dits en développement font l’objet de ses questions de recherche.

Mme Bouchard a publié plusieurs ouvrages en collaboration, ainsi que plusieurs articles (révisés par des pairs) dans des revues scientifiques. Mentionnons, notamment, " Garçons et filles, stéréotypes et réussite scolaire " en 1996, réédité en 1999 (7), " De l’amour de l’école " en 1997 (8), " Familles, école et milieu populaire " en 2000 (9) et, récemment, " Dynamiques familiales de la réussite scolaire au secondaire " (10) et " Les héritières du féminisme " avec d’autres auteur-es. (11)

On peut se procurer le rapport " La réussite scolaire comparée selon le sexe : catalyseur des discours masculinistes ", sur le site de Condition féminine Canada (12).

Notes

1. Neil Seeman, " Féminists, masculinists, blacklists ", National Post, 5 juin 2003.
2. Éditorial non signé, " Censoring men won’t make women equal ", Ottawa Citizen, p. A 12.
http://www.canada.com/search/story.aspx?id=9e42a1ef-8feb-4177-bcb-0f18c37cab76
3. Peter McKnight, " Feminists use tax dollars to assault ’masculinist’ ", The Vancouver Sun, 9 juin 2003.
4. Wendy McElroy, " Gender Issues Impacted by Masculinists ", Fox News, 6 juin 2003.
5. Pierrette Bouchard, " La stratégie masculiniste, une offensive contre le féminisme ", Sisyphe
6. Voir ici
et
ici
7. Pierrette Bouchard et Jean-Claude St-Amant, " Garçons et filles, stéréotypes et réussite, scolaire ", 2ième édition, Éditions du Remue-ménage, Montréal, 1996 et réédité en 1999.
8. Pierrette Bouchard, Jean-Claude St-Amant, Jacques Tondreau et Natasha Bouchard, " De l’amour de l’école ", Éditions du Remue-ménage, Montréal, 1997.
9. Pierrette Bouchard, Jean-Claude St-Amant, Monique Gauvin, Madeleine Quintal, Richard Carrier et Claudette Gagnon, " Familles, école et milieu populaire ", CRIRES, Université Laval, Québec, 2000.
10. Pierrette Bouchard, Jean-Claude St-Amant, Natalie Rinfret, Claudine Baudoux et Natasha Bouchard, " Dynamiques familiales de la réussite scolaire au secondaire (tome I), Chaire d’étude Claire-Bonenfant sur la condition des femmes, Université Laval, Québec, 2003, 162 pages.
Voir ici
11. Pierrette Bouchard, Jean-Claude St-Amant, Natalie Rinfret, Claudine Baudoux et Natasha Bouchard. "Les héritières du féminisme" (tome II), Chaire d’étude Claire-Bonenfant sur la condition des femmes, Université Laval, Québec, 2003, 270 pages.
Voir ici
12. Condition féminine Canada, " La réussite scolaire comparée selon le sexe : catalyseur des discours masculinistes ", sur le site de Condition féminine Canada.
http://www.cfc-swc.gc.ca/pubs/0662882857/index_f.html

Mis en ligne sur Sisyphe, juin 2003

Micheline Carrier

P.S.

Version en anglais ici.




Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=531 -