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Mauvaise nouvelle pour les proxénètes.

9 septembre 2019

par Marie Savoie, collaboratrice de Sisyphe

Le 21 juin dernier, le gouvernement fédéral a inclus dans le Code criminel deux mesures essentielles de lutte contre la traite de personnes (1). Reprenant pratiquement mot pour mot les dispositions du projet de loi C-452 déposé par la députée Maria Mourani presque sept ans plus tôt, il adoptait sans tambour ni trompette des mesures qui pourraient porter un dur coup aux exploiteurs d’adolescentes et de femmes au Québec.

Criminologue de formation, Maria Mourani est une spécialiste des milieux criminels de Montréal, auteure de nombre d’ouvrages et d’études sur le sujet (2). Ayant constaté que peu de proxénètes écopent d’une peine sérieuse, elle décide d’analyser en profondeur le système prostitutionnel au Québec pour trouver les failles du système de justice qui rendent si difficile d’obtenir leur condamnation. Après avoir consulté pendant plus d’un an des groupes de victimes d’exploitation sexuelle, des policiers, des parents de victimes, des juristes et des groupes de femmes engagées dans la lutte contre les violences sexuelles, elle élabore avec l’aide du Barreau du Québec, un projet de loi qui viendrait combler les lacunes du système judiciaire afin de faciliter la condamnation des coupables.

Les proxénètes dans la mire

Le projet de loi C-452 que Maria Mourani dépose à la Chambre des communes en octobre 2012 (3), vise à colmater les failles du Code criminel qui permettent aux trafiquants de femmes d’échapper à la justice. Premièrement, la victime doit témoigner contre son proxénète, alors que très souvent elle en a peur. Deuxièmement, la poursuite doit établir que l’accusé vivait des produits de la prostitution de sa victime, ce qui est très difficile à prouver. Pour remédier à ces obstacles, le projet de loi Mourani propose d’inverser le fardeau de la preuve en établissant la présomption de culpabilité : ce serait désormais aux accusés de prouver que leurs biens n’ont pas été acquis par la prostitution d’autrui. Ainsi, la victime ne serait plus obligée de témoigner pour établir la culpabilité de l’accusé.

Une autre disposition du projet de loi Mourani, tout aussi lourde de conséquences pour les proxénètes, est la confiscation de leurs biens si la justice estime qu’ils proviennent de l’exploitation d’autrui. Comme l’explique Maria Mourani, les gangs de rue délaissaient de plus en plus le trafic de stupéfiants parce qu’il était tout aussi lucratif et beaucoup moins risqué d’exploiter des adolescentes dans l’industrie du sexe. "Une femme peut rapporter de 100 000 à 120 000$ par année à son proxénète, ajoute-t-elle. Et même s’il était condamné, il gardait les biens qu’il avait acquis en exploitant sa victime, contrairement aux criminels condamnés pour trafic de drogues, dont les biens étaient confisqués". La loi Mourani portait donc un coup dur au portefeuille de ces individus sans scrupules.

Un cheminement laborieux

Ainsi est né le projet de loi C-452. Son cheminement au Parlement du Canada a été long et ardu. Favorablement accueilli par tous les partis et même adopté à l’unanimité sous le gouvernement Harper en juin 2015, il ne restait qu’à émettre un décret pour le mettre en vigueur. Or, une fois porté au pouvoir, Justin Trudeau, qui avait pourtant voté en faveur du projet de loi de Maria Mourani quand il était dans l’opposition, l’a laissé dans les limbes pendant plusieurs années. Mais certains événements survenus de 2016 à 2018 ont alerté l’opinion publique au fléau de la prostitution des mineures et lui ont quelque peu forcé la main.

En 2016, des parents d’adolescentes en fugue décident de briser le silence. Ils acceptent que l’identité de leur fille soit dévoilée et que des messages soient diffusés dans les grands médias dans l’espoir de la retrouver. La population, alertée aux agissements des groupes criminels qui recrutent ces jeunes filles vulnérables pour l’industrie du sexe, fait pression sur les élu-es. Des parents de victimes se rendent à Ottawa pour rencontrer des député-es et organisent des manifestations pour réclamer la mise en vigueur des mesures de lutte contre l’exploitation sexuelle contenues dans le projet de loi Mourani. En janvier 2018, la télésérie Fugueuse, qui met en scène une adolescente de seize ans manipulée puis trafiquée par son amoureux-proxénète, attire un vaste auditoire au Québec (4). Dans cette série, un musicien en mal d’argent recrute une jeune fille de la classe moyenne pour l’industrie du sexe, l’amenant à danser nue puis à se prostituer, avant de la vendre sans le moindre état d’âme à un autre pimp à Toronto . Cette télésérie est-elle réaliste ? "Tout à fait, affirme Maria Mourani. Les proxénètes recherchent des filles de milieux aisés, des filles ‘propres‘ comme ils disent, qu’ils pourront exploiter pendant des années. Ces jeunes filles n’ont pas besoin d’argent, mais elles sont en mal d’amour, et c’est par les sentiments qu’on va les manipuler, comme on le voit dans la télésérie".

Pendant la même période, on assiste à une déferlante de reportages troublants sur la traite de personnes. Maria Mourani accorde plusieurs interviews sur le sujet et ne manque jamais de réclamer que le gouvernement mette en vigueur son projet de loi pour combattre ce fléau. Face à la pression croissante de l’opinion publique, le gouvernement Trudeau intègre finalement les dispositions du projet de loi C-452 dans le Code criminel le 21 juin 2019.

Sort incertain d’une mesure réclamée par les victimes

Les principales mesures mises de l’avant par Maria Mourani ont maintenant force de loi et vont rendre la vie plus difficile dorénavant à ceux qui exploitent sexuellement des femmes et des adolescentes. Un dernier élément reste cependant en suspens.

Le projet de loi C-452 contient une troisième disposition : l’imposition de peines consécutives aux coupables. Dans l’état actuel des choses, si un accusé est condamné en même temps pour traite de personnes (5) et pour une autre infraction (voies de fait ou trafic de stupéfiants, par exemple), il purge simultanément les peines d’emprisonnement imposées pour les deux crimes. C’est à la demande des victimes que Maria Mourani a inclus cette troisième mesure dans son projet de loi. "En entendant la sentence de leur agresseur, des jeunes femmes me disaient : Quoi ? Il m’a torturée pendant deux ans et il ne fera que trois ans de prison ?".

Toutefois, la disposition sur les peines consécutives n’est pas entrée en vigueur en juin dernier, le gouvernement ayant décidé, pour des motifs que lui seul connaît, d’en suspendre la mise en vigueur "jusqu’à la date indiquée par décret". Autrement dit, jusqu’au jour où il jugera bon de le faire, à son entière discrétion (6).

Maria Mourani espère que, pour rendre justice aux victimes, le gouvernement Trudeau instaurera des peines consécutives pour les auteurs de ces crimes crapuleux. À l’approche des élections fédérales, elle lance un appel à celles et ceux que préoccupe le sort des adolescentes exploitées : "Demandez à votre candidate ou à votre candidat si son parti s’engage à mettre en vigueur cette mesure. Demandez-lui de prendre position".

Maria Mourani, l’instigatrice de cette loi essentielle, a quitté la vie politique depuis. Elle tient cependant à signaler que des député-es de différents partis l’ont aidée à mener à bien son projet de loi, dans un esprit non partisan. "Ce projet de loi n’appartient à aucun parti politique. Il appartient aux victimes". En effet, il appartient aux victimes, mais aussi à toutes les femmes qui échapperont à l’exploitation sexuelle, grâce à lui.

Merci, Madame Mourani.

Notes et renvois

(1) Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois (projet de loi C-75, chapitre 25, 2019
Extrait de la loi 75
Exploitation et traite de personnes (projet de loi C-38)
Le projet de loi C-75 comprend également les propositions du projet de loi C-38, Loi modifiant la Loi modifiant le Code criminel (exploitation et traite de personnes). Le projet de loi C-38 (ancien projet de loi C-452) faciliterait l’entrée en vigueur des modifications qui faciliteraient la poursuite des infractions de traite des personnes en vertu du Code criminel. De plus, il ajouterait l’infraction de traite des personnes à la liste des infractions auxquelles un renversement du fardeau de la preuve s’applique à l’égard des dispositions sur la confiscation des produits de la criminalité.
(2) Entre autres : La face cachée des gangs de rue (2006). Montréal (Québec), Canada : Éditions de l’Homme.
Gangs de rue inc., (2006). Montréal (Québec), Canada : Éditions de l’Homme.
Milena di Maulo, Fille et femme de mafiosi, (2018). Montréal (Québec), Canada : Éditions de l’Homme.
Voir laliste complète de ses publications.
(3) Projet de loi C-452. Loi modifiant le Code criminel (exploitation et traite de personnes), sanctionnée le 18 juin 2015
Extrait vidéo des délibérations de la Chambre des communes. Maria Mourani explique le contenu du projet de loi C-452 ici
(4) Fugueuse. Télésérie dramatique en dix épisodes de 42 minutes créée par Michelle Allenet et diffusée entre le 8 janvier et le 12 mars 2018 sur le réseau TVA.
(5) Terme utilisé dans le Code criminel, (art. 279.01 à 279.04
(6) Extrait de la loi 75
" Tel que proposé dans le projet de loi C-38, les modifications ayant trait à l’exploitation et à la traite des personnes (ancien projet de loi C-452) entreraient en vigueur au moment de la sanction royale du projet de loi C-75 avec une exception : la modification ayant trait aux peines consécutives liées à des infractions de traite de personnes entrerait en vigueur à une date fixée par décret. "

Mis en ligne sur Sisyphe, le 7 septembre 2019

Marie Savoie, collaboratrice de Sisyphe


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