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Le choix d’aller au bout de soi

11 novembre 2019

par Élaine Audet

L’écriture alerte et passionnée de Liliane Blanc, sa vaste érudition, ne sont un secret pour personne depuis la parution en 2008 de sa prodigieuse Histoire des créatrices - L’Antiquité, le Moyen Âge, la Renaissance (1). Elle nous y a fait découvrir l’existence et les œuvres de centaines de grandes artistes que l’histoire, écrite par des hommes, n’a très souvent pas daigné retenir. Ce livre demeure une référence incontournable sur l’existence, continue et méconnue, des femmes dans l’histoire de l’art.

Au cours de l’hiver 2019, la peintre Mélanie Lefebvre, qui a déjà exposé une vingtaine de portraits de femmes peintres et sculptrices, contacte Liliane Blanc et lui propose d’écrire des textes d’accompagnement pour ses tableaux, qui paraîtront dans un album en septembre : Elles sont libres comme l’art. L’historienne accepte avec enthousiasme de mettre en mots ces vies d’artistes, dont Mélanie Lefebvre, par ses beaux portraits, reflète le monde intérieur.

Ce livre se lit comme autant de petits romans de vie, brossés par Liliane Blanc dans un style en parfaite résonance avec chacune de ses modèles. Des femmes indomptables, qui ont su s’affirmer et se réaliser, dans des sociétés machistes qui les tenaient en marge de l’art. Sauf pour susciter un beau mariage !

Dans ce florilège de 21 portraits de femmes artistes, du XVIe au XXe siècle, on retrouve celles qui sont aujourd’hui reconnues à leur juste valeur, souvent grâce à d’autres femmes, historiennes de l’art ou chercheuses féministes. Des noms qui ont bénéficié de grandes expositions et d’une vaste couverture critique, comme : Artemisia Gentileschi (1593-165 ?), Berthe Morisot (1841-1895), Camille Claudel (1887-1986), Joan Mitchell (1925-1992).

Parmi celles qui ne sont pas encore très connues, on découvre avec bonheur : Sofonisba Anguissola (153 ?-1626), Emily Carr (1871-1945), Romaine Brooks (1874-1970), Remedios Varo (1908-1963) et d’autres qui ont su se faire reconnaître en leur temps. Toutes des vies exceptionnelles, parfois excentriques, toujours inspirantes.

La course à obstacles

D’entrée de jeu, on apprend qu’à travers des siècles d’histoire de l’art, il a fallu aux femmes, qui ont décidé d’y consacrer leur vie, un courage et une résilience hors du commun. L’art reste, encore aujourd’hui, l’une des plus précieuses chasses gardées masculines. Le plus beau compliment qu’on pouvait faire à une artiste, ayant fini par accéder au cénacle masculin, consistait à reconnaître qu’elle avait réussi à "peindre comme un homme".

Ce fut le cas notamment de Rosa Bonheur (1822-1899), peintre animalière, et d’Elizabeth Thompson (1846-1933), qui peignit toute sa vie de gigantesques et puissantes scènes de guerre. Liliane Blanc conclut que Thompson "a prouvé, sans aucun esprit de revendication, qu’une femme pouvait sortir des sentiers battus de la peinture ’acceptable pour elle’, celle des natures mortes et des portraits intimes où l’on voulait la confiner".

Pour illustrer l’indifférence à l’égard des femmes artistes, il n’y a de meilleur exemple que l’acte décès de Berthe Morisot, cette grande figure de l’impressionnisme français. On s’est contenté d’écrire : « Sans profession ». Berthe Morisot a laissé plus de 400 tableaux, 191 pastels, 240 aquarelles, des gravures, des dessins, des sculptures !

En lisant le récit de ces vies parsemées d’obstacles, on constate que celles qui ont eu l’aval et les encouragements de leur père ont pu progresser plus rapidement. Souvent, elles ont dû quitter leurs maris ou amants qui voulaient les confiner à leur rôle d’amantes, de mères, de muses, ou simplement de reines du foyer.

Les incandescentes

Parmi toutes les grandes artistes dont Liliane Blanc explore ici la vie et l’œuvre avec tendresse et perspicacité, certaines ont pu réaliser leur désir d’aller au bout d’elles-mêmes, en tant que femmes et artistes. Au XXe siècle, elles ont bénéficié de la complicité et de la présence agissantes des femmes dans de nombreux domaines, dont elles avaient été longtemps systématiquement exclues. Chacune d’entre elles portera un regard personnel et puissant sur le monde, y projetant leur passion de la couleur, d’une pulsation inédite et libératrice.

Victime à 18 ans d’un accident d’autobus, qui la mit littéralement en morceaux, Frida Kahlo tira de sa vie, traversée de part en part de souffrances impitoyables, l’une des œuvres les plus originales, puissantes et émouvantes de l’histoire de l’art. Alitée pendant longtemps, face à un miroir inclinable, elle réalisa 55 autoportraits sur les 143 tableaux de son œuvre. Du miroir et des leçons que son père photographe lui donna durant son enfance, elle retint dans ses portraits une façon caractéristique de regarder droit devant soi.

À 20 ans, elle rejoint le milieu artistique très politisé et rejette à son tour l’art colonial, pour s’inspirer de la culture populaire mexicaine, avec ses couleurs vives, ainsi que de l’art précolombien. Outre sa liaison tumultueuse avec Diego Rivera, le peintre le plus célèbre du pays, sa beauté et son intensité séduiront aussi bien les hommes que les femmes. Cette assoiffée insatiable d’amour, de vie, de couleurs, meurt à 47 ans en laissant derrière elle un journal fabuleux.

On y découvre avec ravissement des esquisses à l’encre, des collages, des pastels et des aquarelles aux couleurs éclatantes et codifiées, des dessins aux motifs symboliques et mythiques. S’y mêlent des poèmes hermétiques, des listes de mots qui riment, des pages d’écriture automatique et d’exercices surréalistes.

Il était sans doute dans l’ordre naturel des choses que Liliane Blanc termine son parcours avec l’œuvre fulgurante de la peintre et verrière Marcelle Ferron. Elle naît à Québec en 1924 dans une famille intellectuelle libertaire, pour qui rien n’est à l’index ni tabou. En cette époque d’obscurantisme clérical et politique, elle lit tout ce qui lui tombe sous la main. Après la mort de sa mère, alors qu’elle a à peine sept ans, elle découvre au grenier la palette et les pinceaux de celle-ci. C’est là où sa mère se réfugiait pour être seule et peindre après l’accomplissement de ses tâches ménagères. À partir de ce moment, Marcelle Ferron se consacre à la peinture, et restera toujours fidèle à ce choix de vie précoce.

La ville de Québec devient bientôt trop petite pour cette assoiffée de connaissances et de sensations nouvelles. Elle part pour Montréal, rencontre le peintre Borduas qui l’introduit dans le groupe d’artistes automatistes qui gravitent autour de lui. En 1948, elle est l’une des sept femmes et huit hommes qui signent le manifeste du Refus global. Un brûlot qui révolutionne leur époque, en remettant en question les valeurs sclérosées du clergé et du régime duplessiste. À grands coups de spatule et de couleurs, Marcelle Ferron peint sa révolte, son désir de liberté, sa soif d’absolu.

Sentant le besoin d’élargir ses horizons, Ferron part pour Paris où elle trouve vite écho à sa démesure. Elle fréquente les surréalistes, expose dans des galeries, se nourrit de beauté et de découvertes artistiques. C’est dans ce climat effervescent qu’elle rencontre, en1964, le maître verrier, Michel Blum, qui lui enseignera cet art sublime de recueillir la lumière.

En 1966, Ferron rentre à Montréal et peint jusqu’en 1985 une douzaine de grandes verrières dans des stations de métro, comme Champs de Mars et Vendôme, des hôpitaux, places publiques, universités, notamment un vitrail commémoratif de la tuerie antiféministe de l’École polytechnique de Montréal en 1989. Elle exécute d’immenses verrières, leur incorporant ses propres innovations techniques du verre, afin qu’il soit mieux adapté aux hivers québécois. Une tâche gigantesque à la mesure de cette géante toujours en quête d’un nouveau défi.

En 1983, elle est la première femme à recevoir le prestigieux prix Paul-Émile-Borduas. De nombreux musées dans le monde possèdent ses tableaux. Le Musée d’art contemporain de Montréal lui a consacré deux rétrospectives en 1970 et en 2000. Elle peindra jusqu’à sa mort en 2001.

C’est avec émotion qu’on referme ce livre. Liliane Blanc a accompli un véritable travail de mémoire, en nous révélant, avec tout son talent de conteuse, le parcours immense et intense de ces créatrices.

Chaque biographie s’ouvre sur un portrait de l’artiste par Mélanie Lefebvre, suivie d’une courte mise en contexte qui décrit, en quelques lignes, les obstacles que l’artiste a dû franchir pour mettre en œuvre son talent et sa soif de liberté. En quelques pages, Liliane Blanc réussit à nous faire revivre la révolte et la ferveur de ces femmes artistes, en illustrant son propos d’une de leurs œuvres. L’ouvrage est également doté d’une bibliographie, ainsi que d’un index des noms cités et des mots-clés.

Historienne de l’art et écrivaine, Liliane Blanc a choisi de consacrer son œuvre à l’histoire des créatrices à travers les siècles. La peintre Mélanie Lefebvre a déjà exposé dans plusieurs galeries et participé à des expositions collectives au Québec et à l’étranger. Elle travaille sur le projet Femmes artistes depuis 2015.

Liliane Blanc et Mélanie Lefebvre, Elles sont libres comme l’art, St-Sauveur, Les Éditions de la Grenouillère, Collection "Arts et vie", 2019, 96 pages, 28,95$.

1. Liliane Blanc, Une histoire des créatrices : l’Antiquité, le Moyen Âge, la Renaissance, Montréal, éditions Sisyphe, 2008, 474 pages.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 9 novembre 2019

Élaine Audet


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