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Quand les « besoins » sexuels des hommes, même très dangereux, sont plus importants que la dignité et la sécurité des femmes.

1er février 2020

par Élaine Grisé, sexologue travaillant auprès de femmes victimes de violence


Je souhaite réagir à la situation dramatique survenue la semaine dernière suite à la remise en liberté d’un homme jugé très dangereux pour les femmes à qui il avait été permis d’entrer en contact avec certaines femmes afin d’assouvir ses « besoins » sexuels.

Monsieur Gallese a été emprisonné en 2004 après avoir tué sa conjointe de plusieurs coups de marteau. Il avait aussi une autre histoire de violence conjugale remontant à 1997. Il a été mis en semi-liberté en mars 2019. Parmi ses conditions de libération, il lui était interdit d’entretenir des relations avec des femmes, vu sa dangerosité élevée pour elles. Toutefois, son agente de libération conditionnelle lui aurait permis d’aller voir certaines femmes pour ses « besoins » sexuels. Des femmes pouvaient donc être mises en danger afin que monsieur ne soit pas brimé dans son « droit » à l’orgasme.

Sans le dire clairement – l’agente aurait été en porte à faux avec la loi canadienne interdisant l’achat de services sexuels – le sous-entendu était évident : pas de relations avec des femmes « normales », mais possibilité de brèves rencontres sexuelles. Monsieur est donc allé voir une femme dans la prostitution pour obtenir les actes auxquels les services correctionnels lui ont donné droit, malgré sa dangerosité. Dans le commerce du sexe où il était allé précédemment, il avait été « barré » à cause de son agressivité. La femme qui l’a rencontré l’avait aussi trouvé agressif avant la rencontre. L’échange de services sexuels – illégal – a eu lieu, et l’homme dangereux a tué Marylène Lévesque. L’avait-t-on informée de la « stratégie » pensée par la commission des libérations conditionnelles qui la mettait en danger ?

Cette situation outrageuse démontre que l’égalité entre les hommes et les femmes est loin d’être atteinte. Libérer un homme dangereux pour 50 % de la population n’était pas un critère d’exclusion à sa libération. Être en relation sexuelle et intime avec certaines femmes non plus, pourvu que ce ne soit que pour le sexe ! Nous comprenons donc que la vie des femmes a encore une valeur moindre dans la société, et particulièrement celle des femmes dans l’industrie du sexe.

Or, à la suite du drame, certains criminalistes (1) se sont empressés de dire que le problème est au fond que l’achat de services sexuels est devenu illégal au Canada, ce qui rendrait les prostituteurs nerveux, et donc, possiblement violents. De nombreuses études démontrent toutefois que peu importe les lois en vigueur, les risques de meurtre pour les femmes dans l’industrie sont 40 % plus élevés que pour les autres femmes (2) et que la majorité des femmes y sont victimes de violences diverses (3).

Ce « métier » comme certains se plaisent à le nommer est l’un des plus dangereux au monde. Les menaces, les agressions, les propos misogynes, la peur d’être tuée est le lot de la majorité des femmes à l’intérieur. Les pays ayant décriminalisé l’industrie du sexe n’ont aucunement vu les taux de violence diminuer, au contraire, par exemple, en Allemagne ou aux Pays-Bas (4). Les activistes en faveur de l’industrie nous répètent inlassablement depuis des décennies que le problème n’est pas les hommes violents, qui ont pourtant à la base une vision très stéréotypée et misogyne des femmes qu’ils payent pour les utiliser, mais les lois qui seraient trop sévères et les abolitionnistes, les vraies violentes dans l’histoire.

Rappelons que la loi canadienne adoptée en 2014 induit la possibilité de donner des contraventions aux acheteurs de sexe. Personne au Canada n’est allé en prison pour avoir payé une femme. Cependant, les tenants de l’idéologie soi-disant « pro-sexe » continuent de mentir sur les fausses discriminations et arrestations qui auraient lieu régulièrement. Nous en avons eu un très bel exemple récemment lors des audiences de la commission sur l’exploitation sexuelle des jeunes où les groupes défenseurs des droits des hommes à acheter des femmes y sont allés de leurs mythes et discours réguliers. Vous pouvez écouter ici (5) leur audience afin de voir toute l’étendue de leur mauvaise fois et leur déni de la réalité des femmes dans l’industrie du sexe. Ils semblent avoir oublié que 90% des femmes qui sont prostituées, souhaitent sortir de ce milieu (6).

Si des hommes sont encore violents envers des femmes, c’est que notre société libérale considère que les femmes – ou du moins une certaine catégorie de femmes – sont prostituables, achetables, utilisables, pornifiables. On ne peut pas d’un côté dénoncer la culture du viol et l’exploitation sexuelle des jeunes, et d’un autre côté dire que les jeunes exercent leur agentivité dans la prostitution, que la pornographie violente est libératrice pour les femmes, que les pratiques « kink » (par exemple l’étouffement des femmes par des hommes lors des activités sexuelles) sont un signe de progressisme, et se demander ensuite pourquoi des femmes sont tuées, violées et laissées en pâture à des hommes dangereux.

La prostitution sert justement aux hommes à se défouler, à extérioriser leur agressivité et à mettre en œuvre leurs fantasmes sadiques, ce qu’ils ne se permettent pas de faire avec leurs conjointes. Les chances que ce tueur en série s’en prenne à une femme dans l’industrie du sexe étaient, me semble-t-il, écrites dans le ciel. Pourtant, on a considéré que mettre en danger quelques femmes était un bon compromis pour un homme dangereux, parce que les hommes doivent impérativement satisfaire leurs « besoins » sexuels.

La société a depuis longtemps décrété qu’on devait sacrifier un groupe de femmes pour soi-disant protéger les autres femmes – même si nous savons que l’industrie du sexe ne réduit en rien la violence envers les autres femmes, c’est même tout à fait le contraire – mais les mythes misogynes ont la couenne dure. On nous dit aussi que les « travailleuses » sont protégées quand l’achat est légal. Pourtant, on a encouragé ce meurtrier à acheter des services sexuels par le système judiciaire, celui-ci n’allait donc pas le criminaliser. On semble oublier que peu importe les lois, les clients sont seuls avec les femmes dans les chambres d’hôtel, ils ont ainsi tout le loisir de les battre et de les tuer, que l’achat de sexe soit légal ou non (7).

Les hommes sont violents parce que la société le permet. Les sociétés qui ne banalisent pas la prostitution et qui font de l’éducation en ce sens, comme la Suède, ont vu leur taux de prostitution diminuer (8) et les hommes se sont mis à considérer que les femmes ne sont pas de la marchandise. Au lieu de retourner en arrière comme le suggère les activistes « pro-sexe », récupérant le meurtre d’une femme à leurs fins, et de tenir les abolitionnistes responsables, comme l’a fait Gabrielle Bouchard, présidente de la Fédération des femmes du Québec (FFQ), cette semaine (9) encore, le gouvernement canadien devrait au contraire appliquer davantage la loi qu’il a adoptée et donner de vrais moyens aux femmes pour sortir de cette industrie. Il y aurait lieu aussi de créer des campagnes de sensibilisation s’adressant aux hommes.

Tant que les « besoins » des hommes d’avoir accès au corps des femmes de toutes les manières qui les excitent seront normalisés et banalisés, des hommes agresseront, trafiqueront, voire tueront des jeunes femmes. Les phénomènes sociaux ne tombent pas de nulle part, ils reflètent les courants de la société. Quand les services correctionnels – réputés connaître et appliquer les lois – permettent à un homme considéré très dangereux pour les femmes d’aller acheter des actes sexuels, ce sont ces femmes, déjà stigmatisées, mais aussi toutes les femmes, qui sont à risque.

Quand les services correctionnels soutiennent que : le meurtrier était un faible risque pour son entourage et la société, mais à risque très élevé pour les femmes, faut-il comprendre que les femmes – 50 % de la population – ne sont pas membres de la société ? Quand on dit que le meurtrier ne pouvait pas développer des relations avec les femmes, étant trop dangereux pour elles, mais pouvait avoir des activités sexuelles pour ses « besoins », faut-il comprendre que certaines femmes, en l’occurrence des femmes dans la prostitution, ne sont pas des femmes, et par conséquent pas des membres de la société ? Et qu’en est-il des détenus en prison, leur permet-on des visites de femmes dans la prostitution à l’intérieur des murs ? La loi C-36 est-elle aussi inappliquée là même où les employés devraient la connaître très bien afin de satisfaire les « besoins » des prisonniers ?

L’existence même de l’industrie du sexe est basée sur la notion que les hommes auraient des besoins sexuels irrépressibles qu’ils devraient assouvir sous peine de devenir frustrés, voire violents, et que des femmes doivent donc être mises à leur disposition. Quand les « besoins » des hommes, même très dangereux, passent avant le droit à la dignité et à la sécurité des femmes, voilà où cela nous mène.

Notes
1.) Émission Mario Dumont, 24 janvier 2020 sur LCN. Meurtre d’une travailleuse du sexe par un ancien détenu violent : analyse de Me Charles Côté.
2.) Table de concertation sur les agressions à caractère sexuel de Montréal.
3.) Nordic Model Now ! Fact : Prostitution is inherently violent.
4.) Trauma and Prostitution. Scientists for a world without prostitution. Discours de la Dre Ingeborg Kraus à l’Assemblée nationale de Paris, le 24 mai 2018.
5.) Travaux de la commission spéciale sur l’exploitation sexuelle des mineurs Assemblée nationale du Québec. Audition - PIaMP (projet d’intervention auprès des mineur.e.s prostitué.e.s) et Chez Stella, le 21 janvier 2020.
6.) Vancouver Rape Relief and Women’s Shelter. Stats about prostitution. Hilla Kerner, le 16 juin 2019.
7.) Fondation Scelles Infos, La prostitution, une violence à combattre.
8.) Collection CEPESS. La prostitution est une violence faite aux . La prostitution est une violence faite aux femmes refusons d’en être complices. Pierrette Pape, Chargée de politiques et coordinatrice de projets au Lobby européen des femmes, 2011. Lire pdf
9.) Québec Réveille. Émission du 27 janvier 2020. Entrevue avec Gabrielle Bouchard de la FFQ. L’appropriation des expériences des femmes dans l’industrie du sexe.

*Un extrait de ce texte a été publié sous « Des décennies de luttes féministes pour en arriver là ? » dans la Presse du 28 janvier en collaboration avec Nadia El-Mabrouk.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 28 janvier 2020.

Élaine Grisé, sexologue travaillant auprès de femmes victimes de violence


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