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Christine de Pisan au coeur d’une querelle antiféministe avant la lettre

30 juillet 2003

par Micheline Carrier

Parmi les femmes qui ont fait l’histoire et qui méritent d’être introduites au panthéon des immortelles, il en est une que j’affectionne particulièrement et à laquelle l’historienne Régine Pernoud a consacré un ouvrage* passionnant. Il s’agit de Christine de Pisan (1364-1430), féministe avant la lettre, qui a fait de la poésie une carrière. C’est une femme qui a perçu mieux que plusieurs de ses contemporains la mutation qui s’opérait dans la société de son époque et qui allait voir la montée des seules valeurs guerrières et de la force physique comme justification du pouvoir.



Veuve à 25 ans et responsable de faire vivre sa famille (enfants, mère, frères), C. de Pisan se défend énergiquement dans de multiples procès contre ceux qui veulent lui enlever les biens hérités de son père, Thomas, et de son mari, Étienne Castel. Ne soyons pas surpris-es que Christine ne porte pas le nom de Castel. À l’époque, les femmes peuvent adopter le nom de leur mère, de leur père ou de leur mari. Ce n’est qu’au XVIIe siècle qu’on oblige les femmes mariées à prendre le nom de leur époux. À l’époque, aussi, s’il n’est pas exceptionnel qu’une femme gagne sa vie, peu le font, et encore moins au moyen de leur plume.

C’est pourtant ce que fait Christine de Pisan. C’est une poète de talent qui devient célèbre et résiste aux propositions du roi d’Angleterre, Henri IV, qui aimerait la voir à sa cour. Christine est une patriote. Il n’est pas question qu’elle se mette au service de l’assassin du roi légitime, Richard II, qui avait épousé la fille du roi de France. Henri IV a rompu la paix avec la France et tarde à permettre à la jeune veuve de Richard II de retourner dans son pays.

Après quelques siècles, qui ont vu les femmes occuper des fonctions sociales relativement importantes, s’instaurent progressivement des rapports de force entre les hommes et les femmes, auxquels rapports Christine de Pisan réagit fortement. Elle s’illustrera, notamment, dans un réquisitoire contre la seconde partie du Roman de la Rose, une oeuvre de Jean de Meung qui s’avère l’antithèse de la première écrite par Guillaume de Lorris (vers 1245). Contre Jean de Meung, mais aussi contre d’autres universitaires, clercs et gens à la mode qui dictent les valeurs et les comportements de leur société.

La France est alors très religieuse - y eut-il une époque où elle ne le fut pas ? - et les gens d’Église sont doctrinaires et sectaires. L’Université de Paris exerce une forte influence sur les autres institutions et elle est souvent impliquée dans des batailles de pouvoirs et de juridictions. Elle entend diriger les opinions, les moeurs et la pensée, et prétend détenir "la clef de la chrétienté". Christine de Pisan répondra, à ce sujet, à Jean de Meung et aux savants clercs, dans L’Épitre au Dieu d’Amour.

De Meung jouit de nombreux défenseurs chez les clercs, les universitaires et même à la cour. Jean de Montreuil, prévôt de Lille et secrétaire du roi, rédige en 1401, un petit traité en français dans lequel il louange de Meung. Il a l’audace de l’envoyer à Christine de Pisan qui lui répond en réitérant ses critiques du Roman de la rose (version de Meung). Elle s’indigne que de Meung "accuse, blâme et diffame les femmes de plusieurs très grands vices et prétend que leurs moeurs sont pleins de toutes perversités". Ces propos sont incompatibles, dit-elle, avec les conseils de de Meung pour séduire une femme. Si les femmes ont tous les défauts que de Meung leur prêtent, pourquoi s’en approcher ? Elle demande si ce sont les femmes qui prennent de force les hommes. " Qui inconvénient redoute le doit esquiver ! " Quel que soit le siècle, cette logique n’a apparemment jamais vaincu la mauvaise foi sur le sujet.

Dans sa lettre à de Montreuil, Christine de Pisan demande, en relevant les accusations d’infidélités contre les femmes mariées : " Si on parlait maintenant un peu des femmes qui ont mauvais mari ? " Elle prie de Montreuil de ne point la taxer de folie, arrogance ou présomption " d’oser, moi, femme, reprendre et contredire un auteur si subtil, quand lui, (Jean de Meung) seul homme, osa entreprendre de diffamer et de blâmer sans exception tout un sexe ! ".

Il est intéressant de noter que les universitaires et gens d’Église qui veulent faire taire C. de Pisan ne cherchent pas à réfuter ses arguments sur le fond mais s’attaquent à elle en tant que femme. Un autre clerc et universitaire, Gontier Col, intime à Christine de Pisan l’ordre de s’amender " de l’erreur manifeste, folie ou démence qui t’est venue par présomption ou autre, et comme à femme passionnée en cette matière ". Il lui promet le pardon si elle se rétracte. C’est dire l’esprit phallocrate de l’époque qui n’admet pas qu’une femme pense par elle-même et à l’encontre des doctes universitaires et religieux. Christine de Pisan ne se rétracte nullement et continue de défendre les femmes. Quand un homme, Jean Gerson, va s’attaquer à son tour aux idées de Jean de Meung, il sèmera l’émoi dans le camp universitaire où, n’ayez crainte, on n’invoquera pas sa condition d’homme pour lui répondre sur un autre ton.

Les défenseurs de Jean de Meung accusent Christine de Pisan d’avoir lu superficiellement le Roman de la Rose et d’être prude parce qu’elle refuserait d’entendre parler de sexe. (Les arguments mêmes des défenseurs de la pornographie contre des féministes de la fin du XXe s.). Ce n’est pas le fait de parler de sexualité qui est en cause, réplique C. de Pisan, c’est d’en parler comme le fait Jean de Meung, de façon grossière, avec mépris, sans respect pour les femmes, réduisant les rapports sexuels aux ébats des animaux dans les prés. Et pourquoi de Meung et ses semblables ne cessent-ils pas de s’en prendre aux femmes ?

Régine Pernoud répond en partie à cette interrogation : " Les docteurs en sexologie du XXe siècle et, en général, ceux qui espèrent, à force de raisonnements, réduire l’amour humain à la sexualité, écrit-elle, n’ont pas intérêt à lire les déclamations de Genius - la plus abstraite des abstractions sorties d’une cervelle d’universitaire - ils découvriraient qu’ils n’ont rien inventé. Seule existe la sexualité, seul compte l’assouvissement des instincts du mâle. La femme-repos-du-guerrier est une formule du XIXe siècle, mais dès la fin du XIIIe siècle, Jean de Meung avait conçu la femme-distraction-de-l’intellectuel ". (p.115).

Cette " première querelle antiféministe de notre histoire littéraire " (Pernoud) se termine en 1403. Il faut croire que de misogynie tous n’étaient pas frappés, puisque Philippe Le Hardi, duc de Bourgogne, fit suffisamment confiance au talent et au jugement de Christine de Pisan pour lui demander d’écrire le récit du règne de Charles V, son frère.

Christine de Pisan, Calmann-Lévy, Paris,1982.

Mis en ligne sur Sisyphe le 28 juilet 2003

Micheline Carrier


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