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Chronique du désenchantement ou pour en finir avec la guerre

21 juin 2002

par Micheline Carrier

Je connaissais peu de choses de l’Afghanistan et de ses voisins avant que les États-Unis ne se vengent des attentats perpétrés sur leur territoire et n’attaquent ce pays déjà dévasté par 23 ans de guerre.



J’ai voulu remédier à mon ignorance. Pendant cinq mois, j’ai lu d’innombrables dossiers, analyses et commentaires sur la situation qui prévaut dans cette région, sur les relations que l’Afghanistan et ses voisins entretiennent entre eux et avec le reste du monde, sur la place que les États-Unis se sont attribuée sur la planète et sur leur politique extérieure.

Pourquoi consacrer tout ce temps à des sujets si éloignés de mes préoccupations habituelles ? Pour savoir dans quel monde je vis et essayer de comprendre les événements qui s’y déroulent. Je ne voulais pas non plus, il faut bien le dire, céder à la propagande qui sévit à la télévision et dans les journaux canadiens et américains. Une propagande qui justifie tous les actes de Washington.

J’ai donc diversifié mes sources d’information : sur une base régulière, six journaux et deux magazines français, deux quotidiens britanniques, un suisse, trois américains, trois canadiens. Sans compter les points de vue des pays arabes et de la Russie rapportés par le Courrier International, ni les journaux alternatifs qu’on peut lire sur le réseau internet. J’ai imprimé et lu environ un millier d’articles, des dizaines de points de vue parfois convergents, souvent divergents. J’ai voulu savoir, j’ai su. Jusqu’à satiété, jusqu’à l’écœurement.

Mon périple médiatique m’a mieux informée, mais il m’a laissée désenchantée. J’ai acquis la conviction que seul un goût excessif du pouvoir motive les diverses autorités, légitimes ou illégitimes, de la planète à agir comme elles le font. Le pouvoir et l’abus de pouvoir, au détriment de la personne, des populations, des valeurs au nom desquelles on prétend pourtant faire la guerre. C’est à qui dominera l’autre, démontrera la supériorité de son pays ou de ses ambitions, contrôlera les ressources mondiales, s’enrichira aux dépens des plus pauvres.

Quelles illusions nourrissais-je donc sur le monde, les hommes et leurs motivations ? Quel idéaliste étais-je donc restée en m’imaginant que la justice, la compassion et la paix finissent toujours par triompher du besoin de dominer autrui ? Les êtres humains sont des prédateurs les uns pour les autres.

Non seulement j’ai perdu des illusions, mais j’ai acquis des convictions qui me vaudront peut-être l’étiquette d’« antiaméricaine ». Les attentats contre les États-Unis sont arrivés à point nommé pour offrir un prétexte et une justification à la fureur belliqueuse de George W. Bush soumis, depuis son élection, aux fortes pressions de l’industrie pétrolière et du monde des affaires, qui nourrissent de grands projets en Afghanistan et dans la région avoisinante. On ne pouvait avoir meilleur « timing » pour intervenir. Avant même les attentats de New York et de Washington, les États-Unis auraient décidé, selon des analystes, d’attaquer l’Afghanistan dans un avenir plus ou moins rapproché.

Depuis plusieurs années, les États-Unis négociaient de façon intermittente avec le régime taliban afin de mettre la main sur Oussama ben Laden, le chef de l’organisation terroriste Al Quaeda. Ils voulaient également obtenir la protection des entreprises pétrolières qui avaient investi des milliards de dollars dans la région. À l’arrivée de Bush au pouvoir, l’industrie pétrolière a accru ses pressions en faveur de négociations intenses et rapides avec ce régime sanguinaire qui avait érigé la persécution des femmes en système. On le sait, Bush et l’industrie pétrolière partagent les mêmes intérêts.

À l’été 2001, le président George W. Bush était disposé à reconnaître officiellement ce régime et à convaincre l’ONU d’en faire autant si les talibans lui livraient Ben Laden et garantissaient la sécurité des entreprises pétrolières étrangères. En août, les négociations ont été dans l’impasse en dépit des offres extraordinaires, qualifiées de « pont d’or », que les États-Unis avaient faites aux talibans. Les talibans voulaient, entre autres, avoir accès au pétrole qui transiterait sur leur territoire, ce que les États-Unis refusaient. Il faut croire que l’argent n’est pas la première motivation de tous les peuples : les talibans ont rejeté « le pont d’or » américain. Les États-Unis auraient alors menacé les talibans d’un « tapis de bombes » s’ils refusaient le « tapis de diamants » qu’ils leur offraient. Les États-Unis ont-ils clairement indiqué leur intention d’attaquer le régime taliban ? Dans l’affirmative, il me semble qu’ils auraient dû s’attendre à ce que leurs adversaires ne restent pas passifs à les attendre.

Troublante constatation. Les États-Unis étaient prêts à donner au régime sanguinaire des talibans, qui à toutes fins utiles a supprimé les droits fondamentaux d’un peuple et instauré la persécution systématique des femmes, une légitimité que le monde entier - sauf le Pakistan - lui avait jusque-là refusée. Ce qui revient à dire que si les talibans avaient accepté le « pont d’or » que leur offraient les États-Unis, ils seraient toujours en place et les femmes afghanes seraient toujours persécutées. Et ce, avec l’assentiment de l’ONU.

JUSTIFIER LA GUERRE

Voilà une perspective qui jette un éclairage différent sur les attentats du 11 septembre, que les États-Unis commémorent tous les mois, soit pour attiser l’esprit de vengeance, soit pour que le monde entier s’apitoie et justifie le terrorisme qu’ils pratiquent eux-mêmes à l’égard d’autrui : Irak, Iran, Corée du Sud, etc. Je trouve qu’il y a quelque chose de malsain, non seulement dans cette façon de gratter constamment ses plaies, mais aussi dans le discours mystico-militaire de George W. Bush. Dieu lui aurait « montrer la voie », certains pays constitueraient « l’axe du mal », les États-Unis et leurs alliés feront triompher « le bien sur le mal », Ben Laden et son réseau terroriste feraient face à leur « jugement dernier » ... On a beau savoir que Bush polit ainsi son image auprès de la droite américaine, ce genre de discours crée un malaise aussi grand que le discours des musulmans fondamentalistes qui disent faire justice au nom d’Allah.

Autre troublante conviction : les États-Unis ne combattent pas en Afghanistan le terrorisme international, mais pour contrôler les immenses ressources pétrolières de la région. En même temps, ils donnent un formidable élan à leur industrie militaire.

Les États-Unis auront en effet un besoin criant de pétrole dans moins de trente ans. Ils ne peuvent plus dépendre des seules régions du Golfe où ils se sont faits de solides ennemis. La Mer Caspienne, en revanche, recèlerait jusqu’à 40% du pétrole mondial. Ajoutons à cela que la famille Bush et plusieurs membres de l’administration américaine ont aussi des intérêts pétroliers personnels à défendre.

L’administration américaine a placé ses pions sur l’échiquier. Elle a imposé comme chef du gouvernement intérimaire un homme qui a servi les intérêts d’une pétrolière américaine en Afghanistan et qui est un inconditionnel des États-Unis. Elle a nommé comme ambassadeur en Afghanistan un autre homme proche des milieux pétroliers, qui fut un chaud partisan de négocier avec le régime taliban. Elle a désigné auprès de l’ONU un représentant spécial pour les affaires afghanes qui a lui aussi été impliqué antérieurement dans des intérêts pétroliers... Vraiment, si l’argent n’a pas d’odeur, ici, il dégage une forte odeur de pétrole.

Les attentats terroristes sur leur territoire et la présumée guerre contre le terrorisme international ont donc procuré aux États-Unis un motif « acceptable » de réduire à néant l’Afghanistan déjà ravagé. Il me semble probable, comme l’affirment des analystes étrangers, que les États-Unis cherchent à anéantir complètement l’Afghanistan, ainsi que toute résistance face aux intérêts économiques et militaires étrangers, afin de remodeler le pays à leur convenance. Ils imposeront alors leur présence à long terme pour « sécuriser » complètement la région et baliser les opérations de l’industrie pétrolière. Les États-Unis prétendent donc sauver le monde du terrorisme alors qu’ils visent à renforcer leur seule hégémonie économique et militaire sur l’ensemble de la planète.

Quand j’entends Bernard Derome et d’autres vedettes des médias reprendre à leur compte la propagande officielle américaine, j’ai des haut-le-cœur. Ils mentent effrontément. Ils « désinforment » la population. Et tout cela me vide. Je décroche.

Je m’intéresse de loin en loin à cette triste histoire d’un monde soi-disant civilisé et évolué. Je lis parfois encore les manchettes qui me sont envoyées par courriel, si un titre m’accroche, le plus souvent, je range l’article dans les archives de l’ordinateur pour lecture ultérieure ou je laisse tomber. Quand surviendra une autre tragédie du genre, je n’aurai à faire qu’une relative mise à jour de mes connaissances sur les motivations des hommes à se faire la guerre. Cela n’exigera pas de grands efforts. Partout, il s’agit toujours d’une même histoire qui se répète à satiété : des hommes en écrasent d’autres pour s’approprier leurs ressources et pour démontrer leur supériorité.

Des hommes ? Que dis-je ? La plupart des pays du monde sont dirigés par des petits garçons qui essaient de se démontrer les uns les autres que leur père est le plus fort et de démontrer à leur père respectif qu’ils peuvent faire mieux que lui. L’humanité est à la merci de petits garçons qui ne veulent pas vieillir et assumer leur condition d’homme, avec les responsabilités que cela comporte. L’argent et les bombes sont leurs jouets préférés. Voilà où la tragédie du monde actuel prend sa source.

Micheline Carrier


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