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Pourquoi cette rage ?

9 juillet 2002

par Micheline Carrier

Dans un autobus, quatre petits soldats - ils portent le costume des cadets - chahutent, déchirent du papier, agacent un homme handicapé qui vient de monter. Ils ont fait la sourde oreille aux protestations qui s’élevaient autour d’eux. Des hommes ont dit : « Ramassez ces papiers. On ne veut pas de l’armée ici. »



La colère monte en moi. J’essaie de rejoindre celui qui semble le chef et qui me tourne le dos. Le mouvement de l’autobus contribue à donner l’impression que je lui lance un coup de pied dans les jambes.

Il est furieux. Il se tourne vers moi - l’homme handicapé vient de se lever pour échapper aux sarcasmes - et il me dit : « Toi, espèce d’étrangère, je vais le dire à mon père ! » Je me retiens de lui dire que son père devrait commencer par l’éduquer au respect d’autrui. Je dis plutôt que l’intimidation et le terrorisme ne sont pas tolérés dans les transports en commun. Ils répètent : « Toi, l’étrangère, mêle-toi de tes affaires. » Le mot étrangère est censé être une grave insulte.

En réalité, les garçons cherchent à faire dévier la querelle sur les quelques personnes de couleur qui sont près de moi. Ces dernières ne réagissent pas.

Les hommes qui protestaient tout à l’heure contre les papiers déchirés et le costume militaire ne disent plus un mot : la querelle a pris une tournure raciste et de classe sexuelle. Ces hommes se sentent plus solidaires de ces jeunes garçons que de la femme qui réclame leur respect. Ce sont d’autres femmes, sous la volée de menaces et de termes méprisants, qui remettent à sa place les jeunes blancs-becs.

Les quatre garçons descendent au même arrêt que moi et profèrent des menaces à mon endroit. Je leur dis qu’ils ne me font pas peur et j’essaie de discuter. Celui qui semble le chef dit : « On connaissait cet homme, tu n’avais pas d’affaires à te mêler de ça. »

Moi : « Que vous le connaissiez ou non, vous n’avez pas à déranger les autres, qui que ce soit, dans les autobus. » Le ton monte. Le plus petit - c’est risible, il doit avoir à peine 9 ans - dit aux trois autres : « On l’attaque ? », et les insultes à caractère sexuel de fuser. La misogynie n’a pas d’âge et, c’est bien connu, elle est de la même famille que le racisme.

Irritée de cette tentative d’intimidation et de la tournure typiquement mâle que prend l’événement, je leur dis : « Si vous attaquez, je vais me défendre. Vous aurez mon pied quelque part. » Les insanités augmentent. De toute évidence, on ne pensait pas au même endroit où mettre le pied... Ils ont tout de suite pensé à leur pénis. L’un d’eux, du haut de ses onze ou douze ans, descend sa fermeture éclair et dit : « Veux-tu voir, hein ? »

J’aurais ri si cet incident ne faisait référence à une triste réalité. La relève des machos, qui utilisent l’arme sexuelle pour tenter d’intimider les autres, existe bel et bien. À douze ans, on associe déjà le pénis à une arme. Aux hommes, ils n’ont pas répondu dans l’autobus. Aux femmes, ils ont servi le mépris sexuel pour bien marquer que, tout jeunes qu’ils soient, ils n’en sont pas moins de la classe sexuelle dominante. Je frissonne à l’idée qu’on puisse retrouver, dans quelques années ces enfants, devenus jeunes hommes, un fusil en main.

L’exemple des aînés

Pourtant, je ne devrais pas me surprendre du comportement de ces jeunes. Ils imitent leurs aînés. Je n’ai qu’à songer à ce dont j’ai été témoin au cours des récents dix jours.

Il y a eu d’abord cette femme de couleur, contre qui le chauffeur d’autobus a crié, sans raison, alléguant qu’elle était en deçà de la ligne blanche. Elle n’était pas la seule, j’y étais aussi. J’ai prié la femme de passer devant moi et j’ai regardé le chauffeur d’un air qui signifiait que je ne tolérerais pas qu’il me crie à la tête. Il ne l’a pas fait : je suis une femme blanche !

Autre incident, impliquant encore un chauffeur d’autobus qui a manifesté une violence verbale extrême à l’égard d’un homme âgé, sous un prétexte que j’ignore, mais de toute façon injustifiable. Le même chauffeur a fumé sa pipe pendant les vingt minutes du trajet.

À une autre occasion, c’est moi qui ai été prise à partie dans le métro. Je suis parfois distraite et il m’arrive de me tromper de direction. Cette fois, au terminus Henri-Bourassa, je me suis précipitée dans le métro qui venait d’arriver au lieu de monter dans celui qui partait. Perdue dans mes pensées, je n’ai même pas constaté que j’étais seule dans la voiture. Un cri de colère, presque de rage, m’a tirée de ma torpeur. J’ai dit au conducteur : « Mais ne criez pas tant ». Lui de plus belle : « Il faut crier pour les sourdes », et il se dirigeait vers moi. Je me suis engouffrée vivement dans le métro sur son départ.

D’où vient cette haine féroce, cette rage ? Comment croire qu’on a vraiment changé collectivement au Québec ? Mépris des personnes handicapées, des femmes, des gens d’origine étrangère, de la clientèle en général. Pourquoi cela ? Les campagnes de sensibilisation et les nombreux débats n’auraient-ils rien donné ?

Les événements rapportés dans ce texte se sont produits à la fin des années 1980 à Montréal, au Québec. Plus précisément deux ans avant le meurtre, par un jeune homme misogyne et frustré, de 14 jeunes filles à l’École polytechnique de Montréal.

Depuis, avons-nous vraiment fait des progrès sur la voie du civisme, de la tolérance et du respect des différences ?


Montréal, 1987

Micheline Carrier


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