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Mort de Marie Trintignant - Nul n’a su contourner l’agresseur

8 septembre 2003

par Lucile Cipriani, docteure en droit<BR>

Au fil des années, je suis venue en aide à plusieurs femmes victimes de violence. J’ai aussi fait un doctorat sur la judiciarisation de la violence conjugale. Pourquoi écrire sur la mort de Marie Trintignant ? Pour apprendre de l’horreur. Personne n’est venu au secours de Marie Trintignant. Exposer les facteurs qui bloquent les secours et indiquer les actions appropriées permettra peut-être de sauver des vies.

Marie Trintignant réside depuis plusieurs semaines dans un bel hôtel de Vilnius. Vedette appréciée, elle tourne un téléfilm sous la direction de sa mère. Son frère Vincent est assistant réalisateur. Marie Trintignant accueille en ces lieux son amant Bertrand Cantat, chanteur rock, lui aussi apprécié.

Tard dans la nuit du 26 juillet, des cris proviennent de la chambre de Marie Trintignant. L’oreille humaine peut aisément différencier les cris de colère, de rage, de terreur ou de douleur des cris de joie ou d’exubérance. Au moins un voisin de chambre de Marie Trintignant avise la direction de l’hôtel. Ce voisin ne va pas frapper à la porte de Marie Trintignant pour que cessent les cris et le tumulte. Si le voisin de chambre avait cru que les cris résultaient d’un incendie ou même d’un vol, il est probable qu’il serait sorti de sa chambre pour porter secours. Des études ont d’ailleurs démontré que les secours viennent plus vite et plus nombreux lorsqu’une femme crie « au feu ! » plutôt que « au viol ! ».

La peur d’intervenir

Pourquoi le voisin de chambre s’est-il contenté d’aviser la direction de l’hôtel ? Pourquoi n’est-il pas allé frapper à la porte de la chambre de Marie Trintignant pour interrompre l’agression en cours ? Pour plusieurs motifs. Parce qu’une chambre d’hôtel est assimilée à un lieu privé. Parce qu’une explosion de violence entre deux personnes dans un tel lieu est assimilée à une affaire privée. Par sentiment d’incompétence à remédier à la situation.

Par peur.

Il est trop fréquent d’entendre des voisins de femmes battues témoigner du fait qu’ils ont entendu des cris, du vacarme, sans réagir. Nous souhaitons tous ne pas devoir affronter une explosion de violence. Mais lorsque le malheur frappe, il faut agir, efficacement et sécuritairement, comme en cas d’incendie, par exemple.

Marie Trintignant deviendra peut-être une figure emblématique des femmes battues. Le souvenir de sa mort tragique convaincra peut-être les personnes qui entendent des cris et du vacarme de porter secours. À dépasser leur peur et leurs réticences. Quoi faire lorsqu’une agression est en cours ? Minimalement, aviser les forces policières. Obtenir l’aide d’autres voisins, crier, déranger l’agresseur.

Le mauvais interlocuteur et le silence

Le voisin de chambre de Marie Trintignant a avisé la direction de l’hôtel des cris entendus. Tous les hôtels ont un service de sécurité. Le vacarme n’est toléré nulle part, le bris de mobilier non plus, les agressions physiques encore moins.

La procédure usuelle lorsqu’un vacarme est rapporté est d’envoyer un agent de sécurité à la chambre pour s’enquérir des causes du vacarme et en exiger l’arrêt immédiat. L’agent de sécurité doit vérifier l’état des lieux et des occupants, a fortiori lorsque des cris ont été rapportés. À l’évidence, la procédure n’a pas été suivie. La direction de l’hôtel s’est satisfaite de l’assurance donnée par l’amant de Marie Trintignant selon qui tout allait bien et qu’il n’y aurait plus de tumulte. Ce qui fut le cas.

Pourquoi la direction de l’hôtel s’en est-elle contentée ? Peut-être, en partie, en raison du statut de vedette des occupants de la chambre. D’autres facteurs opèrent cependant, dont deux croyances erronées. La première : que l’agresseur est un interlocuteur valable et crédible. La seconde : que le silence est rassurant.

En matière de violence conjugale, l’agresseur bloque l’accès à la victime et à son libre exposé des événements. Les intervenants policiers et médicaux savent que le récit d’une femme doit être entendu hors la présence de son conjoint. Un conjoint qui impose sa présence et ses explications est un indice important de violence conjugale.

À l’évidence, la direction de l’hôtel ignorait cela ou n’en a pas tenu compte. Des cris dans un lieu clos occupé par un homme et une femme ont été rapportés. La direction de l’hôtel n’a pas vérifié l’état de leur prestigieuse cliente. Marie Trintignant aurait peut-être pu être soignée. Après l’explosion de violence, il faut donc outrepasser le blocage de l’agresseur, vérifier l’état de la victime et voir à ce que lui soient dispensés les soins et le soutien requis.

Le silence est mauvais signe. D’une part, il ne suffit pas à avoir la certitude que l’agression a pris fin. D’autre part, il indique que la victime ne reçoit ni soins ni soutien. Aucun secours. Ce qui est le lot de nombreuses femmes battues dans des lieux clos et privés. À moins d’en mourir, comme Marie Trintignant, elles nettoient elles-mêmes le sang qui a giclé.

Le discours de l’agresseur

À la suite d’une explosion de violence conjugale dans un lieu clos et privé, les agresseurs restent fréquemment sur les lieux. Pour contrôler le territoire et la victime. Plusieurs boivent après l’agression. Plusieurs s’endorment.

L’amant de Marie Trintignant l’a allongée et couverte. Il a lavé au moins ses propres mains, puis a téléphoné au frère de la victime. Celui-ci s’est rendu à la chambre et a écouté la logorrhée de l’agresseur sans vérifier l’état de sa soeur. Comment cela est-il possible ?

Selon les informations diffusées, le frère de Marie Trintignant indique que l’amant de sa soeur lui a dit qu’elle dormait. Il se serait donc fié au mauvais interlocuteur pour conclure qu’une querelle sans conséquences dramatiques pour sa soeur avait eu lieu. Il était peut-être aussi gouverné par l’idée que les querelles entre amants sont de caractère privé. Ces explications sont cependant insuffisantes tant les événements sont exceptionnels.

L’agresseur devait exsuder la violence et l’incohérence. Son discours devait être centré sur ses tourments de jalousie, sa douleur de vivre. Au point de capter toute l’attention du frère de Marie Trintignant. Au point de bloquer un geste simple : s’approcher de sa soeur et obtenir son assurance que tout allait bien.

La longue écoute du discours de l’amant et l’inaction à l’endroit de la soeur sont stupéfiantes. Le discours d’un agresseur peut donc occuper tout l’espace, détourner totalement l’attention sur les souffrances de l’agresseur plutôt que celles de la victime. L’amant de Marie Trintignant a pu opérer ce détournement pendant de longues heures. À l’évidence, le frère de Marie Trintignant ignorait qu’à l’ampleur du discours de l’agresseur correspond l’ampleur de l’agression.

Les malheurs d’enfance, les tourments de jalousie, de ruptures, les blessures d’ego, le mal de vivre et le désir de contrôler des agresseurs de femmes sont régulièrement décrits par les médias. Ils ne le sont pas ou le sont peu pour les motards criminels, les criminels de la route ou les pédophiles, par exemple. Parce qu’ils ne susciteraient aucune empathie. Pourquoi le discours de l’agresseur de femme est-il écouté ? Pourquoi est-il reçu avec empathie par une portion de la population ? Deux explications s’imposent : il est socialement accepté et intégré.

Il est de la mission posée des femmes de panser les blessures émotives, affectives et psychiques de leur conjoint, de ménager leur ego, de veiller au bonheur et à l’harmonie du couple, et il est de l’avantage des hommes qu’il en soit ainsi. Il suffit pour s’en convaincre de constater combien les articles et livres destinés aux femmes portent sur la réussite conjugale et combien ce sujet est absent des publications destinées aux hommes. Aucune réciprocité ici. Il n’est pas de la mission posée des hommes de panser les blessures de l’âme des femmes. La culture assure un espace pour le discours des agresseurs.

Le discours des agresseurs ne fait pas que détourner l’attention sur leurs souffrances plutôt que sur celles de leurs victimes. Il participe à la perpétuation de la violence. L’invocation de ses souffrances par un agresseur poursuit un but disculpatoire. Il est l’un des éléments discursifs de sa « contrition ». La culture dans laquelle nous baignons tous reconnaît à la violence conjugale un cycle de trois phases : montée de la violence, agression, « contrition ». La « contrition » consiste à demander pardon, offrir des cadeaux, jurer que cela ne se reproduira pas ; à proclamer son amour, sa dépendance affective, ses blessures de l’âme ; et à se disculper.

Les trois phases du cycle de la violence conjugale sont de fait celles de l’agresseur. Pour la victime, la violence n’en a que deux : contraintes et agressions. Lors de la phase de « contrition » de l’agresseur, la victime de violence répétées est contrainte à écouter le discours et à pardonner à l’agresseur au moment où celui-ci le demande, pas dans 40 ans. Le pardon est la grande victoire de l’agresseur. Il permet au cycle de la violence de tourner. L’écoute du discours de l’agresseur participe donc du cycle de la violence conjugale. Malheureusement, les experts de tout acabit entretiennent et perpétuent la méprise sur la phase de « contrition » des agresseurs et avalisent la réceptivité de leur discours.

En sus de la culture relative à la mission des femmes et à la réceptivité du discours des agresseurs, il faut ajouter la perméabilité particulière d’un nombre important de femmes violentées et d’agresseurs dans la population. Il n’est donc pas étonnant que le discours de l’agresseur soit invoqué, écouté et diffusé. Le refus d’écouter le discours, par la victime et par la population, contribueraient à briser le cycle de la violence conjugale.

Que faut-il faire face au discours de l’agresseur ? Refuser de l’écouter et se préoccuper des souffrances de la victime. Dans le cas de Marie Trintignant, cela aurait permis de lui prodiguer des soins plus rapidement.

La prévention

Après avoir exposé les facteurs qui bloquent les secours et indiqué les actions appropriées lors d’une explosion de violence conjugale, il me semble important d’indiquer quelques repères pour les prévenir.

Il est tellement fréquent de voir rapportés par les médias les propos des voisins ou des proches des victimes de violence conjugale selon lesquels ils n’ont rien constaté qu’il faut en comprendre que l’on s’attend à ce que l’agresseur expose publiquement son comportement.

Il en va bien sûr tout autrement. Les agresseurs ont majoritairement un comportement socialement acceptable. Ce sont habituellement de bons voisins. Le seul indice est le contrôle des paroles et des gestes de leur conjointe, le fait qu’ils s’interposent entre celle-ci et quiconque, le fait qu’ils parlent pour elle.

Pour repérer la violence répétée, ce sont les femmes qu’il faut regarder. Elles sont souvent apathiques, déprimées, très réservées, fuyantes, nerveuses en présence de leur conjoint, réticentes à s’engager même pour des activités de voisinage. Elles portent des vêtements couvrants et, sauf autorisation du conjoint, elles n’invitent personne. Elles auront un jour besoin de secours.

Souhaitons que leurs frères et leurs voisins réagissent.

N.B. L’auteure a autorisé la publication sur Sisyphe de son article publié d’abord dans le quotidien Le Devoir, le 3 septembre 2003.

Mis en ligne sur Sisyphe le 8 septembre 2003.

Lucile Cipriani, docteure en droit<BR>

P.S.

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