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La violence sexiste tue et le silence qui l’entoure tue aussi

20 septembre 2003

par Marie-Joseph Bertini, philosophe et essayiste

Parmi les premières réactions suscitées par la mort de Marie Trintignant, il en est une issue de certains fans du groupe de rock français, retrouvée au hasard des sites internet : « Un mot, un seul : Silence. »

S’il existe un ordre qu’il faut résolument transgresser, c’est bien celui-là qui enjoint encore et toujours aux femmes de se taire et de ne pas dénoncer cela et ceux qui, non contents de les tuer, réclament le silence sur leurs agissements. Car c’est de cela qu’aujourd’hui meurent en France, en 2003, 6 femmes chaque mois, de ce silence qui comme un linceul les recouvrent et tait l’innommable : chacune d’elles meurt sous les coups de son compagnon ou conjoint légitime. Elles ont tous les âges, appartiennent à tous les milieux et leurs conjoints sont souvent des individus dont rien ne laisse supposer qu’ils tissent la trame de ce fascisme ordinaire dont les femmes continuent d’être les victimes parfois consentantes, tant elles ont intégré ces représentations et ces discours qui, dès l’enfance, les vouent au silence, à la patience, et à la discrétion en toutes circonstances.

Qui dira la responsabilité de chacun dans ce décompte cruel ? Celle de l’agent de police qui traite l’appel au secours désespéré avec bien moins d’empressement que l’alarme du supermarché du coin ; celle du procureur qui classe une plainte de trop ; celle de la famille qui détourne pudiquement les yeux et répète qu’il est quand même un bon père et que par les temps qui courent, c’est important pour les enfants d’avoir un père ; celle des amis bien placés qui vont s’efforcer de ne pas ébruiter l’affaire : entre gens comme il faut, il convient de laver son linge sale en famille ; celle du supérieur hiérarchique, ou de l’inspecteur du travail qui compte-tenu des intérêts en jeu et du nombre d’emplois concernés…. La liste est longue. Il nous suffit de savoir que chacun d’entre eux, que chacun de ces silences accompagnent les violences faites aux femmes, les rendent possibles et les aménagent socialement.

Face à ce sinistre bilan, comment notre société réagit-elle ? Par l’indignation et la colère impuissante de celles qui crient qu’elles ne sont "ni putes, ni soumises" mais que la vie qui leur est faite n’est plus supportable. Mais aussi par le silence compassé d’une culture pour laquelle le seul mot de féminisme constitue encore une véritable atteinte à la tranquilité publique, ou pire encore par les reproches acerbes de beaux esprits pour lesquels la société française ferait tout simplement "fausse route" en condamnant les hommes à ressembler aux femmes, donc à laisser derrière eux ce qui ferait leur essence : une sexualité pulsionnelle et instinctive. (1)

Thèse invraisemblable et régressive, pourtant dûment relayée il y a quelques semaines à peine par tous les médias. On n’ose imaginer ses dégâts sur une culture, la nôtre, dont le retard en matière d’égalité - réelle et non théorique - des droits des femmes et des hommes effraient tous nos voisins européens. Dans un éditorial récent du quotidien belge Le Soir, le chroniqueur Luc Delfosse écrit simplement ces mots à propos de la mort de Marie Trintignant : « Entre rouge désir et noir destin, il faudra bien qu’un jour l’homme cesse d’être un loup pour la femme. »

On ne saurait mieux dire pour dénoncer ces postures commodes qui poussent certains, érigés en modèles, à dénoncer des méfaits si lointains ou abstraits qu’ils en sont rassurants : antimondialisation, antiracisme, anticapitalisme… L’antisexisme n’a pas coutume de figurer sur la liste de ce bien-penser universaliste et mondain, si politiquement correct, dont se réclament ceux-là même auquel il coûte le moins d’efforts. Que vaut la splendeur de cette bonne conscience moralisatrice alors même que s’accomplit sur l’autre - le tout proche, l’intime - l’inacceptable ?

Dans le même ordre d’idées combien de temps continuerons-nous à considérer le crime commis "sous l’emprise de la passion" comme une circonstance juridiquement atténuante alors même qu’elle constitue une circonstance aggravante ? Nombre de femmes continuent de succomber à la violence de ceux qui n’acceptent ni l’expression de leur libre-arbitre, ni la rupture demandée le plus souvent au moment où elles comprennent les dangers de la vie commune, pour leurs enfants plus que pour elles d’ailleurs. La passion sert alors à justifier l’injustifiable : regarder l’autre comme sa propriété inaliénable, comme un bien propre qui ne saurait disposer librement de lui-même. L’état du droit reflète toujours fidèlement l’état d’une société, ses attentes, ses connivences et ses tolérances dont les femmes ont, d’antique mémoire, toujours fait les frais : si le crime ne paie pas, le crime passionnel rapporte gros à son auteur et d’abord la relative bienveillance de la société à son égard.

Ce que la notion de crime passionnel interroge profondément c’est d’abord et avant tout notre conception continue de la responsabilité en général, et celle de la responsabilité de chacun face à l’autre en particulier. D’un point de vue étymologique et juridique, la responsabilité est l’aptitude à répondre de. Répondre de ses actes, c’est-à-dire les justifier, les rendre compréhensibles. En ce sens, l’incapacité à justifier ses actes ne vaut pas à tous les coups irresponsabilité. Encore faut-il admettre que le jugement ait été altéré par une folie passagère dont les causes peuvent être multiples, de la prise de psychotropes en passant par le plus puissant des alcools pourtant non répertorié dans les substances dangereuses : la jalousie, cette ivresse de la possession qui nie l’existence autonome de l’autre.

Mais pouvons-nous vraiment aliéner notre responsabilité ? Avons-nous seulement la possibilité d’y renoncer sans nous retrancher du même coup de l’humanité tout entière ?

C’est au philosophe Emmanuel Lévinas qu’il faut faire appel ici pour comprendre ce qui fonde vraiment l’humain : « De fait, il s’agit de dire l’identité du moi humain à partir de la responsabilité…La responsabilité est ce qui exclusivement m’incombe et que humainement je ne peux refuser. Cette charge est une suprême dignité de l’unique. Moi non interchangeable, je suis moi dans la seule mesure où je suis responsable. Je puis me substituer à tous, mais nul ne peut se substituer à moi. Tel est mon identité inaliénable de sujet. »(2) Pour le philosophe français, c’est en premier lieu le visage de l’autre qui me constitue responsable de lui parce qu’il est ce qui résiste à toute violence. Ecoutons ses mots qui résonnent si fortement aujourd’hui et concluront mieux que tout autre notre propos :« Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer. » (3)

Sources

1. Elisabeth Badinter, Fausse Route, 2003
2. Ethique et Infini, Fayard, 1982.
3. Idem.

Mise en ligne sur Sisyphe le 17 septembre 2003.

Marie-Joseph Bertini, philosophe et essayiste

P.S.

La violence sexiste : un massacre intolérable.




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