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Une justice à géométrie variable

5 juillet 2002

par Micheline Carrier

« Justice infinie », c’était le nom que les États-Unis avaient donné à leur entreprise de guerre en Afghanistan. Comme si la guerre pouvait être un acte de justice ! Se faire justice soi-même au lieu d’en référer au droit international...

Puis, des représentants de l’Islam ont dit que la justice infinie ne peut venir que de l’Être suprême, Allah. Alors, les États-Unis ont qualifié de « Liberté immuable » leur guerre contre le terroriste Ben Laden et les talibans. En référence peut-être à la liberté qu’ils chérissent avec raison et que leur envieraient, selon eux, les extrémistes qui ont organisé et exécuté des attentats à New York et Washington.



Liberté, égalité, fraternité. C’est la devise de la Révolution française qui a survécu jusqu’à aujourd’hui en tant que devise de la France. Faisant appel à des valeurs essentielles, elle était porteuse d’espoir et de paix. Mais voilà que la France veut la remplacer par une devise plus « moderne ». L’État avait d’abord demandé à l’Académie française de se pencher sur la question. Les maîtres de la vénérable institution l’ont envoyé paître. On a donc demandé à des groupes de jeunes quels sont les mots les plus fréquents de leur vocabulaire quotidien. La consultation a donné une série de mots qui n’ont aucune signification, une fois assemblés. Alors, la France cherche encore sa devine qui serait mieux adaptée au monde moderne. On peut lui suggérer Sexe, Pouvoir et Argent. Ce slogan traduirait fidèlement ce qui mène le monde d’aujourd’hui. De plus, les initiales des trois mots feraient référence à un divertissement très en vogue : le spa.

Je badine, bien sûr. Mais je m’étonne que la France veuille abandonner une si belle devise, véhicule d’un grand idéal. Liberté, égalité, fraternité, ces trois mots-là me plaisent bien. De plus, on n’a pas encore épuisé leur sens profond. Pourquoi y renoncer ?

***

Liberté, égalité, fraternité. De beaux mots, qui vibrent davantage si on les associe à démocratie et à justice. Les assises de nos sociétés ne reposent-elles pas sur les valeurs qu’elles préconisent ? Tout étant relatif, bien entendu. Nous n’apprécions jamais autant la liberté que le jour où elle se trouve menacée. Nous jouissons, en Amérique, de beaucoup plus de liberté et de justice qu’en Chine, en Afghanistan ou en Irak. En dépit des lacunes inhérentes au régime démocratique, je préfère de beaucoup être née sous un tel régime que sous une dictature.

Toutefois, démocratie n’est pas synonyme de justice et d’égalité. Tout comme l’exercice de la liberté, l’une et l’autre comportent des degrés. Dans un État de droit comme le nôtre, la justice s’applique en théorie à toutes et à tous également. Dans la vie réelle, l’administration de la justice semble plutôt à géométrie variable ; elle change de visage selon les classes socio-économiques. Inutile de qualifier mes propos de marxistes. Marx est mort et enterré. Je l’ai trop peu connu au cours de mes années d’études pour me poser aujourd’hui comme l’une de ses fans ou de ses disciples. Mes propos s’appuient sur la simple observation. Ce que j’observe, dans nos sociétés, c’est que tout le monde n’est pas soumis aux mêmes règles, aux mêmes lois, aux mêmes privilèges. Il en est de plus privilégiés que d’autres.

Je pense, notamment, à ce directeur d’une société parapublique de placements arrêté en état d’ébriété, il y a quelques années, sous le règne de Lucien Bouchard au Québec. Pourtant, l’ivresse au volant, c’est criminel, nous a-t-on chanté de toutes les façons. On voit son permis de conduire suspendu automatiquement, sans compter les sanctions qui peuvent découler d’un procès en bonne et due forme. Plus sérieux encore, on a un dossier criminel. Cette loi a contribué à réduire considérablement les accidents mortels sur les routes. Je n’ai rien contre, si ce n’est que tout le monde n’y est pas soumis de manière égale. Elle ne concernait pas le monsieur bien en vue dont il est question plus haut. Ce n’est pas son permis de conduire qui a été suspendu, dans son cas, c’est la loi. Pourquoi ? Lui retirer son permis et retenir des charges contre lui l’auraient empêché de circuler à l’étranger et de faire son travail.

Tiens donc ! N’est-ce pas ce qui se produit pour l’homme ou la femme « ordinaire », qui doit trouver d’autres moyens que sa voiture pour aller travailler, et qu’un casier judiciaire empêche de franchir les frontières du pays voisin ? Pourquoi une telle situation serait-elle plus grave pour un homme en vue, qui occupe une fonction lucrative et prestigieuse, et qui possède des ressources financières plus importantes qu’un « ti-cul » ? Comment la population peut-elle prendre les lois au sérieux quand leur application varie selon les classes sociales ? Cet exemple rappelle celui de Gilbert Rozon, le patron du Festival international Juste pour rire, qui se tient l’été, à Montréal. M. Rozon avait obtenu le pardon de la cour dans un procès pour agression sexuelle dont il s’était reconnu coupable. Pour les mêmes raisons que le dirigeant d’entreprise : un casier judiciaire l’empêcherait de circuler à l’étranger et de faire son travail. Rozon a tout de même dédommagé la jeune femme en négociant une entente hors cours avant un un procès au civil dont il était menacé. Et s’il s’agissait d’un homicide ou d’un meurtre, protègerait-on aussi le meurtrier parce qu’il occupe une position prestigieuse et bien rémunérée ? Ne concluez pas trop vite que je charie. Lisez plutôt ce qui suit.

Le cas des diplomates

Les diplomates étrangers en poste au Canada constituent un bel exemple d’un groupe au-dessus des lois. La coutume « démocratique » le veut ainsi. Voyez ce que cela donne. Un diplomate en état d’ébriété tue-t-il une personne qui marche sur la rue ? On le renvoie dans son pays, qui prétend faire enquête, ou il quitte lui-même le pays en catimini, et on n’en entend plus parler. Pour les citoyens et les citoyennes « ordinaires », tuer quelqu’un lorsqu’on est au volant en état d’ébriété, c’est un acte criminel dont on a à répondre. Mais pas pour des diplomates. Il en va de même pour des agressions sexuelles, le harcèlement moral et sexuel au travail, des tentatives de meurtre, les voies de fait, y compris la violence conjugale, etc. Il ne s’agit pas d’un cas isolé. Les représentants du Vatican au Canada jouissent de la même immunité et ils ne s’en privent pas.

Voici ce que rapportait la journaliste Christine Saint-Pierrte à l’émission « Montréal Ce Soir » de Radio-Canada, le 17 mai 2001. Radio-Canada a reproduit le reportage sur son site. Je le retranscris intégralement.
 
« L’accident causé par un diplomate russe ivre qui avait coûté la vie à une mère de famille, en janvier dernier, ne serait que la pointe de l’iceberg. Un rapport commandé par le ministre des Affaires étrangères, John Manley, et dont Radio-Canada a obtenu copie grâce à la Loi d’accès à l’information, révèle qu’au cours des cinq dernières années, 76 diplomates ou membres de familles de diplomates qui travaillent au Canada, auraient commis des actes criminels au pays.

« Il s’agit d’agressions, d’agressions sexuelles, d’enfants maltraités, de violence conjugale, de trafic d’alcool, de tentative de meurtre, port d’arme et de conduite avec facultés affaiblies. Certains auraient même tenu une maison de débauche. Mais, dans la plupart de ces cas, l’immunité diplomatique a empêché le Canada de porter des accusations. Même les représentants de l’Église catholique se placent au-dessus des lois pour éviter les conséquences de leur crime. Une plainte pour harcèlement sexuel a été portée contre le chargé d’affaires du nonce apostolique.

« En raison de l’immunité diplomatique, les autorités juridiques sont incapables de porter des accusations. Et c’est le gouvernement fédéral qui demande à la Couronne d’abandonner les poursuites : « Je vous serais gré de ne pas donner suite à cette affaire », peut-on lire dans ce document obtenu par la Loi d’accès à l’information. « Nous demandons que les accusations de résistance à un arrêt soient levées », peut-on lire dans une autre note interne. Sur les 76 cas, seulement seize ont été rappelés dans leur pays d’origine. Selon les documents obtenus du ministère des Affaires étrangères, on constate qu’on commence sérieusement à s’interroger sur les droits des Canadiens qui sont victimes de ces actes criminels. L’immunité diplomatique ne semble pas avoir de limites.
 
« Rappelons que le Canada a déjà annoncé un durcissement de sa politique à l’endroit des diplomates étrangers. Il ne s’agit toutefois que des diplomates impliqués dans des incidents alors que leurs facultés sont affaiblies par l’alcool. Le ministre John Manley avait alors parlé « tolérance zéro » à l’endroit des diplomates pris à conduire en état d’ébriété.  
 
« L’annonce du ministère des Affaires étrangères faisait suite à l’incident du 27 janvier, alors qu’un diplomate russe, Andrei Knyazev, premier secrétaire de l’ambassade de Russie au Canada, avait heurté deux femmes d’Ottawa. Il conduisait alors en état d’ébriété. L’une des femmes avait perdu la vie, l’autre avait été grièvement blessée. Une enquête avait démontré que le diplomate avait déjà été impliqué dans deux incidents de ce genre.
 
« L’incident du 27 janvier avait coûté la vie à une femme d’Ottawa. » Fin du reportage qu’on peut lire et écouter ici . [1]

Le cas de la profession médicale

Au Québec, le traitement réservé à la profession médicale illustre également le système de privilèges en place. La profession médicale joue un rôle très important et détient un pouvoir considérable dans notre société. On la craint même. On passe si souvent l’éponge sur ses erreurs et ses négligences dont, au Québec, l’État assume la responsabilité, qu’on peut la qualifier de classe privilégiée par excellence. L’an dernier, l’État a pris 40 millions $ des ressources collectives pour défrayer le coût d’erreurs et de négligences médicales qui ont fait l’objet de poursuites de la part d’individus ou de familles. Qui sont ces médecins et sont-ils toujours en fonction ? Vous pensez peut-être que vous auriez le droit de le savoir, que vous devriez pouvoir choisir de vous soustraire ou non à leurs soins douteux ? Mais non, le Collège des médecins, qui dit protéger la population contre les abus professionnels, impose la loi du silence. L’État permet à la profession médicale d’édicter ses propres règles et de protéger des gens dont parfois la négligence tue autrui. Une sorte de mafia légale.

Ce n’est là qu’un aspect des privilèges des médecins. Il y a quelque temps, on a appris que des hôpitaux versaient illégalement à des médecins urgentologues des primes quotidiennes qui pouvaient atteindre le double de leur salaire. Certains urgentologues ont touché ces primes « sous la table », comme on dit au Québec, c’est-à-dire sans les déclarer parmi leurs revenus. Le ministre de la Santé et celui du Revenu vont sévir sans aucun doute, croyez-vous ? Eh bien non, le ministre de la Santé a dit qu’il passait l’éponge pour cette fois, qui n’est pas la première. Jusqu’à la prochaine fois sans doute...

Les petits et moyens contribuables ne bénéficient pas d’une telle complaisance. Il y a moins d’un an, le ministère du Revenu du Québec a mené une campagne d’information à la télévision contre le travail au noir. Évidemment, les personnages illustrant les messages publicitaires n’étaient ni médecins, ni avocats, ni gens d’affaires, ni chefs d’entreprises, ni hommes ou femmes politiques, ni autres gens dont la profession facilite la fraude fiscale. La publicité représentait surtout des personnes sans profession, petits travailleurs, petites travailleuses au salaire minimum ou à peine plus, ou gens de la construction souvent contraint à un travail saisonnier, qui font de petites « jobines » en peinture, ébénisterie ou couture, les week-end, pour essayer de joindre les deux bouts. Ce sont ces gens que le gouvernement du Québec veut « pincer », pas ceux qui ont un statut prestigieux et un portefeuille bien garni. Et on s’étonne encore que la population perde confiance et estime envers la classe politique et la justice.

Ces médecins urgentologues qui, au printemps dernier, menaçaient de démissionner en bloc dans certains hôpitaux en invoquant une surcharge de travail se sont retrouvés en grand nombre à l’emploi d’une entreprise médicale privée, lors du week-end du Grand Prix automobile de Montréal. Il y avait de l’argent à faire, ce week-end-là et ,apparemment,moins de surcharge de travail aux urgences de certains hôpitaux, dont l’Hôpital Sacré-Coeur.

C’est encore aux médecins que le gouvernement du Québec vient de faire un cadeau de 27 millions $, en anticipant de six mois les augmentations de revenus prévus. Pourquoi ? Les médecins n’ont pas dépensé la totalité du budget que le ministère leur avait alloué pour les services. S’ils n’ont pas dépensé 27 millions $, c’est qu’ils n’ont pas dispensé les services qui seraienbt équivalents à cette somme. Pourquoi les récompenser d’une situation normale ? Les années où le budget est dépassé, l’État puise dans l’argent des contribuables pour renflouer les enveloppes budgétaires des médecins. Comme si on n’avait pas besoin de ces 27 millions $ pour engager plus de personnel dans certains secteurs, la réadaptation, par exemple, où existe des listes d’attente d’un an ou deux, ou encore pour renouveler les équipements désuets.

Enfin, l’émission Zone libre de Radio-Canada nous apprenait récemment que les compagnies pharmaceutiques « achètent » les médecins au moyen de colloques et de voyages partiellement payés afin de les inciter à prescrire leurs produits. Le plus inquiétant n’est pas l’attitude des compagnies pharmaceutiques : on s’attend à cela, parce ce sont des milieux d’affaires. Ce qui devrait inquiéter davantage, c’est le fait que la plupart des médecins interrogés par Zone Libre, qui devraient se comporter en gens professionnels et critiques, trouvent la situation tout à fait normale. Des colloques organisés dans des milieux de villégiature, des repas dans les plus grands restaurants, des voyages payés en partie, cela ressemble à des pots-de-vin, non ? Qui sait si on ne prescrit pas un médicament parce qu’on s’est fait laver le cerveau par la propagande ?

Cela me rappelle une conférence sur la ménopause qu’une gynécologue avait organisée, il y a quelques années, en collaboration avec des entreprises pharmaceutiques. Ça se passait à l’Hôpital Notre-Dame de Montréal. La gynécologue présentait, entre autres, un diaporama fourni par une compagnie qui produisait des hormones. À l’entrée, les femmes se voyaient offrir des échantillons de crème et de savons gratuits. Sans doute la gynécologue était-elle également bien payée pour sa présentation fortement axée sur les vertus des hormones. À entendre la conférencière, on aurait pu croire que toutes les maladies nous tomberaient dessus si nous ne prenions pas d’hormones à la ménopause. Des médecins, le plus souvent des femmes, font aussi campagne dans d’autres villes en faveur de l’hormonothérapie et, par ricochet, pour les profits de l’industrie des hormones. Ils et elles y croient sans doute, et de plus, c’est rentable.

Liberté, égalité, fraternité. Une bien belle devise. Qui ne rime pas toujours avec intégrité.

Montréal, novembre 2001

Micheline Carrier


[1On trouve le résumé d’un dossier illustrant un cas de harcèlement et de discrimination en milieu diplomatique à cette adresse.




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