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La misère au masculin

4 octobre 2003

par Yannick Demers

La misère au masculin : lorsque la pointe visible cache l’iceberg d’un phénomène toujours majoritairement féminin…

Il peut être souvent assez difficile d’être un homme. Le statut préférentiel dont ont hérité les hommes, surtout s’ils sont blancs et hétérosexuels, a une contrepartie : une féroce compétition à l’intérieur de la classe masculine, à savoir qui sera le meilleur, et donc de nombreux facteurs d’exclusions pour ceux qui ne tiennent pas la route. Avec pour conséquence que les hommes sont surreprésentés à la fois dans les catégories de gens possédant le plus de pouvoir et dans celles des gens les plus mal-en-point. D’où certains faits alarmants : un très haut taux de suicide accomplis, une présence majoritaire dans la forme d’itinérance la plus visible.

Ces cas lourds conjugués au masculin ont de quoi mobiliser l’attention des services publics socio-sanitaires, les services d’intervention de crise, dans la relation d’aide au quotidien et dans ce que nous pourrions appeler les activités de « pansement social ». Avec le recul et une fois la panique passée, une analyse approfondie des conditions globales d’émergence de ces problématiques ainsi qu’un portrait plus large des populations à risque nous montre toutefois un portrait auquel nous sommes malheureusement davantage habituéEs : surreprésentation des femmes et des personnes en situation d’immigration, possédant des multi-handicaps et des problèmes de santé mentale.

La pauvreté est aujourd’hui encore, au Québec, davantage le lot des femmes que des hommes : salaire inférieur, monoparentalité, dépendance économique, etc. Ce facteur et l’isolement social (réseau social insuffisant) sont encore les principaux facteurs de risque pouvant mener l’individu à l’itinérance et à la tentative de suicide. Lorsque nous regardons la composition de la population sans domicile fixe et des personnes indiquant des tendances suicidaires ou de sévères dépressions, nous retrouvons à peu près le même ratio hommes-femmes (légère majorité chez les femmes, forte présence d’individus présentant plusieurs facteurs d’exclusion), alors que les hommes sont surreprésentés dans les situations les plus extrêmes. Les femmes sont moins visibles dans ces couches défavorisées mais bien présentes : l’itinérance au féminin se traduit majoritairement en prostitution de rue - situation non plus enviable que l’itinérance de rue traditionnelle plus visible - alors que les femmes comportant des tendances suicidaires sont plus propices à faire de nombreuses tentatives non-mortelles et à être médicamentées à plusieurs reprises.

Les hommes sont plus difficiles à récupérer pour les services sociaux, ce qui pose un sérieux défi à des services d’urgence comme les lignes info-suicides et les intervenant-e-s en itinérance. Ce problème, découlant directement de « patterns » masculins consolidés par les avantages que ceux-ci confèrent à la majorité d’hommes qui réussissent bien dans la société, ne trouve pas de solution facile et ne peux être résolu par les services sociaux seuls. Ainsi, si l’élaboration de services d’urgence adaptés aux caractéristiques des hommes les plus en difficulté est un défi à court terme, afin de minimiser les pertes humaines, une réforme globale des services socio-sanitaires ne doit pas se faire dans un axe qui encouragerait le maintien de ces mêmes comportements masculins incompatibles avec un cheminement social cohérent et favorisant l’égalité des sexes, des orientations sexuelles, des ethnies, etc. Bref, l’urgence de sauver un certain nombre d’individus ne doit pas nous mener à mettre en péril l’éducation enrichissante de toute une génération d’hommes, en véhiculant des stéréotypes confortables mais combien limitatifs, enfermant et porteurs de l’oppression d’autrui. Nous devons garder, ou plutôt remettre le cap sur une diminution drastique des situations globales à risques : la pauvreté, l’exclusion sociale, l’inégalité des femmes et des personnes non-blanches, etc.

Ce qui nous mène à mettre en garde contre les individus qui prônent une action hâtive à partir d’observations partielles de la situation, suggérant que les hommes sont globalement infériorisés dans la société québécoise, et ce principalement à cause du féminisme. Un examen attentif de la situation sociale et de l’entrelacement des causes nous montre que cette surreprésentation d’hommes parmi les plus mal-en-point ne reflète pas la condition masculine globale, et nous invite à traiter cette problématique tout en continuant notre travail plus globalement sur les problématiques déjà mises à l’ordre du jour et loin d’être réglées : violences faites aux filles et aux femmes, racisme, âgisme, homophobie, pauvreté, etc.

Le mouvement masculiniste, s’il mobilise les tribunes avec cette misère de certains hommes, nous indique lui-même son agenda caché de rétablissement de privilèges masculins - privilèges qui ont longtemps servi de « coussin gonflable » à certains de ces hommes en difficulté, mais uniquement au prix d’une misère alors accrue des femmes - et ne doit pas guider les efforts que nous faisons et ferons pour remédier globalement à la situation de misère-pauvreté québécoise. De nombreuses ressources existent actuellement, pour aider les hommes comme les femmes, sans distinction de sexe (ressources du Réseau comme du communautaire) : c’est sur l’amélioration de ces ressources que nous devons miser et pas sur la mise en place de ressources spécifiques pour hommes, non nécessaires puisque les situations vécues ne sont pas spécifiques aux hommes - contrairement aux ressources pour femmes violentées, répondant à une problématique largement majoritairement féminine, et aux ressources d’aide aux immigrantEs par exemple, intervenant sur les difficultés spécifiques aux personnes non-blanches et en situation d’immigration.

S’il pourrait être important de travailler à inciter les hommes à fréquenter davantage les ressources, et de modifier globalement ces ressources pour qu’elles soient plus accueillantes pour les hommes ET pour les femmes, il importe de ne jamais mettre de côté nos valeurs d’égalité sociale, de ne pas céder à la panique créée par les masculinistes-conservateurs et ainsi recréer les conditions propices aux rétablissement d’un patriarcat plus fort et meurtrier que jamais. Ne laissons pas les hommes favorisés profiter de la misère d’autres hommes, misère qu’ils contribuent globalement à créer, pour consolider leurs privilèges illégitimes.

Mis en ligne sur Sisyphe le 4 octobre 2003

Yannick Demers

P.S.

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