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Tous voiles dehors
Réponse à Christine Delphy

11 novembre 2003

par Elise Thiébaut, journaliste


Ce texte a été écrit en réponse à l’article de Christine Delphy, « L’affaire du foulard : non à l’exclusion ».



Le foulard, comme le symbole de l’islam néo-communautaire, est loin d’être une question purement française : il fait débat en Allemagne, en Espagne et en Italie - et énormément en Afrique, où le prosélytisme bat son plein. On voit apparaître, depuis cinq ou dix ans, des pressions importantes obligeant des musulmanes qui allaient jusqu’ici tête nue à se voiler, dans les villes comme dans les campagnes. Je tiens ces témoignages à votre disposition : elles proviennent des femmes maliennes, camerounaises et nigerianes.

On peut se pencher sur le "pourquoi" de ce "néo-islamisme chez les jeunes". Cependant, face aux montées extrémistes, l’explication n’est pas notre seul devoir. Il faut aussi trouver le moyen de les contrer. On peut se demander sans fin "pourquoi le viol", "pourquoi l’oppression", "pourquoi moi ?" C’est important, mais ce n’est pas suffisant. Peut-être faut-il en effet se méfier des récupérations politiques, ou des attitudes de rejet. La passion serait-elle pour autant coupable ? Je ne crois pas : elle s’explique notamment par le lien étroit qui existe avec la revendication (et l’obligation) du voile, et le contexte de violence et de viols dont les jeunes filles issues de l’immigration - et plus largement toutes celles qui vivent dans des quartiers ghettos - sont la proie. Parler du voile, c’est parler du viol. Et réussir à se faire entendre.

Toutes les formes d’exclusion conduisent à des replis dits identitaires ou religieux, il ne s’agit pas de justifier l’une par l’autre, mais de lutter à la fois contre l’une et l’autre. Je tiens à dire par ailleurs que je ne m’identifie pas, moi, à la "société blanche", référence qui suppose déjà une position condescendante très gênante à mes yeux. Je suis femme, d’origines sociale et géographique tellement mélangées que choisir mon camp serait impossible - et c’est tant mieux. Ma famille est depuis des générations traversée par la culture juive, musulmane, catholique ; certains viennent de l’est de la France, d’autres du sud, d’Espagne ou d’Italie, d’Algérie... Certains sont pauvres, d’autres sont riches... La diversité est mon histoire, je n’ai colonisé personne, je n’ai exclu personne, je suis athée, je n’ai pas honte d’être femme, je me trompe et je suis trompée... C’est la vie, et je n’en fais pas une position politique ou un privilège social. Mais refuse absolument qu’on prive ma fille de porc à la cantine ou qu’on lui demande sans cesse si sa mère est musulmane parce qu’elle porte un nom arabe. Les étiquettes ne vont à personne, qu’on y mette un prix ou la mention "garanti cacher".

Oui, je n’ai aucun problème à dire que je m’inquiète à l’idée que le voile puisse devenir une norme pour ma fille dans le quartier plutôt populaire où nous vivons. Je l’affirme d’autant mieux que le catholicisme a rendu mon père à moitié dingue, et que le fondamentalisme chrétien est en train de remettre gravement en cause les droits des femmes à l’avortement et à la contraception, aux Etats-Unis et dans le monde entier. Les kippas et les croix peuvent être acceptées. Pas par moi. Pas à l’école. Et même si je pense que le rapport n’est pas strictement équivalent entre une croix et un voile noir, je ne me sens redevable ni personnellement ni collectivement envers celles (et surtout ceux pour celles) qui le revendiquent au nom du droit "à la différence". Le différentialisme ne me paraît pas un moyen d’émancipation, pas plus que le communautarisme. Je me rappelle que tous les fascismes ont un fond d’exclusion, de racisme et d’humiliation.

Dans le Nord sinistré, 34 % des gens votent pour Le Pen : va-t-on leur dire que leur exclusion (le mot est faible) leur donne le droit d’être racistes et violents, ou affirmer qu’interdire les propos racistes va les encourager à le devenir encore plus ? C’est une option. Je ne la partage pas. Revendiquer son oppression, s’y enfermer, c’est évidemment le stade suprême de l’aliénation. On la voit notamment à l’œuvre sur la question de la prostitution - un autre débat passionnel en France - où s’opposent absolument les mêmes arguments. Le voile ici ne serait pas le même qu’en Iran, en Algérie ou ailleurs ? Quelle drôle d’idée. D’abord le corps est un corps. Avec ce genre de raisonnement, on en viendrait vite à dire que l’excision fait moins mal ici qu’en Afrique (ou plus ?) - d’ailleurs plusieurs l’affirment, de tous bords. On ne peut pas non plus faire l’impasse sur ce qui se passe "ailleurs", car cet ailleurs, tel un furet, passe et repasse par ici : il porte le doux nom de mondialisation. Et même si la dramatisation du voile comme étendard intégriste est parfois exagérée, il serait grave de rester aveugle à ce mouvement régressif massif dont le fondamentalisme islamique est loin, hélas, de constituer l’unique aspect, en France et ailleurs.

Il faudrait peut-être arrêter de s’en tenir à des schémas politiques rigides : je ne suis pas l’oppresseur et l’autre l’opprimée. Non. Je refuse cette bipolarisation du monde : personne, nulle part, sous aucun prétexte, n’a le droit de réduire l’Autre, la femme, de lui dire que son corps est honteux, de l’en convaincre, y compris en lui faisant croire qu’ainsi (super loto !) elle ne sera pas violée dans une cave. Les frontières les plus étanches sont dans les têtes. Les illusions, nous nous en faisons tous et toutes. Ça aide à vivre et je n’ai pas envie de m’en moquer. Mais qui oserait affirmer aujourd’hui que le foulard, à l’école, n’est pas une croisade des fondamentalistes ? Il suffit de lire Hanifa Cherifi pour s’en convaincre : il n’y a ni anecdote, ni futilité dans la volonté de rester voilée même à l’école. Et l’affaire d’Aubervilliers vient fort à propos pour nous faire oublier cet "essentiel"-là.

Les fondamentalistes ne sont pas des abrutis. Au Nigeria, quand une femme, Amina Lawal, est acquittée, les juges s’empressent de condamner un homme pour sodomie à la lapidation, exactement dans les mêmes conditions, en espérant que personne ne se mobilisera. Il sera si facile, ensuite, de tordre la justice sous prétexte de symétrie, et de condamner de nouveau des femmes ! Il ne faut jamais lâcher sur rien. Jamais. Par ailleurs, il est faux de dire qu’on (le fameux "on") impose des devoirs sans accorder de droits. L’égalité des droits est inscrite dans la loi. Que la société ne soit pas conforme au droit, c’est à déplorer, mais ce n’est pas un reproche à adresser à la République. Encore une fois, je ne suis pas du côté du manche dans cette histoire : ce monde s’impose à moi, je n’en suis ni le maître ni la maîtresse (certains dans mon entourage disent même que c’est tant mieux), j’ai le droit et j’en use de contester toutes les inégalités, et je n’en vois pas de plus inégales que d’autres.

Le féminisme a rencontré de nombreuses limites dans son histoire (dont j’avoue que je suis loin de tout connaître). On a d’abord prétendu que la lutte des classes libérerait les femmes, et nous avons attendu les deux libérations avec le succès que l’on sait. L’antiracisme est en passe de remplacer cet obstacle politique : on n’aurait pas le droit d’exister en tant que femme, de mettre, en tant que féministe, la question de l’égalité homme-femme en premier dans l’échelle de nos priorités, avant d’avoir liquidé la colonisation, le racisme, les discriminations ? Et tout ça parce que des hommes (oui, massivement des hommes) ont colonisé le monde ? J’y étais pas, moi, en 1900 en Algérie. Mais je suis femme ici et aujourd’hui. Comme femme également, je ne suis pas convaincue par l’idée que seule la discrimination me ferait exister "dans mon sexe". Bien d’autres choses, heureusement, me font exister. À commencer par le désir d’avoir un sexe et de m’en servir librement. Et d’aller tête nue dans le vent. Tous voiles dehors.

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Res Publica

Mise en ligne sur Sisyphe, 10 novembre 2003

Elise Thiébaut, journaliste



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