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Quelques commentaires sur la domination patriarcale

14 décembre 2003

par Michel Nestor

Par les temps qui courent, la lutte contre le patriarcat n’est pas très " populaire " parmi les révolutionnaires. Très peu de groupes, de coalitions ou de collectifs en font un aspect prioritaire de leur combat contre la domination. Bien sûr, on retrouve quelques phrases dans toute bonne plate-forme politique pour rappeler brièvement en quoi telle ou telle organisation s’oppose au système patriarcal. Un ou deux paragraphes dans une longue liste d’épicerie : voilà souvent la seule référence à cette "question femme", comme si le patriarcat ne concernaient qu’elles seules ! Pourtant, en étudiant un tant soit peu cette question, on se rend compte qu’elle touche chacunEs d’entre nous de façon directe. En effet, notre vie de tous les jours, notre propre identité et les gestes que nous posons dans nos rapports avec les autres se trouvent conditionnés par des relations de pouvoir et l’attribution de rôles sociaux intrinsèquement liés à l’idéologie patriarcale, laquelle se retrouve institutionnalisée par divers instruments de contrôle et de répression à l’intérieur d’un vaste système de domination. La réflexion que je me propose de mener est somme toute assez modeste. Elle vise à explorer deux concepts, l’oppression et l’aliénation, en les situant dans une perspective anti-patriarcale et libertaire. En les cernant un peu mieux, nous pourrons arriver à comprendre comment l’idéologie patriarcale aliène tant les hommes que les femmes, tandis que le système patriarcal opprime essentiellement les femmes (tout particulièrement celles provenant des milieux populaires) ainsi que certains hommes (victimes de l’homophobie).

Quelle lutte anti-patriarcale ?

D’un point de vue strictement légal, la situation des citoyennes canadiennes (1) a grandement évolué depuis la fin des années 1960. Plusieurs gains importants, parmi lesquels on retrouve bien sûr les allocations familiales, le droit à l’avortement et les congés de maternité, ont été obtenus de haute lutte. À l’université, dans les médias de masse tout comme dans les autres lieux de production et de reproduction du pouvoir, on entend couramment que l’égalité des chances entre les hommes et les femmes est maintenant chose faite, le tout sur un air de rectitude politique et de mesures d’insertion à l’emploi. Un certain discours féministe s’inscrit dans cette tendance en faisant presque exclusivement la promotion de l’accès des femmes aux plus hauts postes de direction dans le monde de la communication, des affaires et de la politique, derniers remparts de la domination masculine institutionnalisée dans notre société. Le reste (violence conjugale, harcèlement sexuel, etc.) est bien sûr regrettable, mais il y a des lois contre ça qu’il faut faire appliquer, un point c’est tout. Pouvons-nous réellement parler de libération des femmes (et de libération tout court !) lorsque des députées promulguent des lois permettant à des femmes d’affaires de mieux exploiter leurs travailleuses et de réprimer les revendications populaires avec l’appui des policières oeuvrant dans la brigade anti-émeute ? La lutte anti-patriarcale ne se résume donc pas à un égalitarisme de façade, libéral et bourgeois, mais à une réelle remise en cause de l’ensemble des rapports de pouvoir dans notre société qui permettent l’exploitation des femmes, mais également celles des hommes (capitalisme, salariat, racisme, sexisme, homophobie, etc.). Car, comme le souligne Micheline de Sève, "la division sexuelle patriarcale est le modèle premier d’une série de distinctions de rang, d’âge, de race, de culture, de classe, de nation, etc., où toute différence est traitée comme une source d’inégalité. Le système patriarcal ne répartit pas seulement les femmes dans des positions subalternes mais hiérarchise également les hommes entre eux, les séparant en jeunes ou vieux, robustes ou faibles, père ou fils, aînés ou cadets, parents ou étrangers, patrons ou employés, amis ou ennemis... Ce système a produit une série de hiérarchisations de plus en plus complexes, à mesure que se développait et se raffinait la distinction première entre les individus de l’un et l’autre sexe" (2). Le caractère libertaire de la lutte contre le patriarcat s’exprime par le refus de créer ou de maintenir des structures de domination hiérarchique (comme l’État) et de construire un monde débarrassé de l’oppression sous toutes ses formes (3).

Une oppression millénaire

L’oppression patriarcale est avant tout un rapport de domination des hommes sur les femmes qui se manifeste aussi bien dans la sphère publique (ex : le monde du travail) que dans la sphère privée (ex : le couple et la famille). Une analyse sommaire des rapports de pouvoir dans notre société nous permet de voir que ce type de subordination perdure malgré l’adoption de lois condamnant certaines de ses manifestations les plus flagrantes. Tous les jours, des femmes sont aux prises avec des situations où elles sont marginalisées, discriminées, violentées et parfois mêmes tuées par des hommes en tant que femmes pour diverses raisons. Depuis 1989, l’année de la tuerie à l’École Polytechnique de Montréal, des centaines de femmes ont été tuées par des hommes au Québec. Ces meurtriers étaient leur mari, leur chum, leur souteneur, leur client, leur fils... Il s’agit de crimes sexistes dans la mesure où les meurtriers ont utilisé la violence comme moyen de domination absolue sur leurs victimes. Loin d’être le résultat d’une "perte de contrôle", ces meurtres sont plutôt l’aboutissement d’une prise de contrôle permanente sur la vie des femmes (4).

L’oppression patriarcale se manifeste de façon moins "brutale" dans bien d’autres situations de la vie courante. Dans l’imaginaire populaire, le travail des femmes n’a toujours pas la même valeur que celui des hommes : le travail domestique " gratuit " continue d’être l’apanage des femmes, de nouveaux ghettos d’emplois " féminins " se développent à un rythme accéléré (notamment grâce aux nouveaux programmes d’économie sociale), les femmes continuent d’occuper la majorité des emplois au salaire minimum et des emplois à temps partiel (respectivement 61% et 68% d’entre eux) (5). Entre 1977 et 1996, les travailleuses (et les travailleurs) au salaire minimum ont perdu 80,8 % de leur pouvoir d’achat, ce qui s’est traduit par un appauvrissement important des femmes (et des hommes) de la classe ouvrière.

L’exploitation des femmes ne se limite pas au monde du travail. Dans ses représentations publiques comme dans les rapports privés, le corps des femmes est un objet de convoitise pour les hommes. Désir et sexualité vont trop souvent de pair avec l’appropriation du corps des femmes par des hommes, que ce soit par le biais d’un rapport marchand, l’exclusivité à sens unique d’une relation de couple ou encore des deux à la fois (comme c’est encore souvent le cas avec l’institution du mariage). Lorsque des femmes refusent ces situations et qu’elles transgressent le pouvoir des hommes, celles-ci sont régulièrement soumises au harcèlement et à la violence masculine sous une forme ou sous une autre. Doit-on rappeler que toutes les 45 secondes, un viol est commis aux États-Unis ? Que le viol conjugal n’est considéré comme un crime que par 17 États sur cette planète ? C’est donc dire que sur les cinq continents, des femmes se font violer en toute "légalité" par leur chum ou leur mari.

Si certaines formes d’oppressions peuvent être vécues par toutes les femmes (ex : la violence conjugale), les ressources dont elles disposent pour faire face à une situation de domination ne sont pas les mêmes. L’assistée sociale et la bourgeoise n’ont pas la même marge de manoeuvre au plan économique. Pour être complète, une analyse de l’oppression patriarcale doit donc prendre en compte la division de la société en classes sociales, mais également l’existence d’autres formes de discriminations fondées, notamment, sur l’origine ethnique ou l’orientation sexuelle. Il ne s’agit pas d’oppressions distinctes qui se superposent les unes aux autres par ordre de grandeur, mais d’une même forme de domination qui s’exprime de différentes façons. Le mépris de notre société pour la tapette est le même que pour le nègre, le pouilleux, la b.s., le débile ou la salope... Nous devons être conscientEs de la multiplicité des manifestations de la domination et ne pas minimiser leur importance respective pour les personnes qui sont aux prises avec elles. Ainsi, l’oppression patriarcale vise directement certains hommes, considérés avec mépris par les " mâles " comme n’étant pas de " vrais " hommes puisque associés dans l’imaginaire collectif au sexe " faible ", c’est-à-dire aux femmes. Les homosexuels font toujours l’objet de discrimination, d’intimidation et de violence dans notre société patriarcale. La pratique du "gay-bashing" continue d’être un rite de passage pour bon nombre de jeunes hommes qui prouvent ainsi leur virilité à leurs pairs. Cette dimension du système patriarcal nous permet de constater à quel point son idéologie peut avoir des ramifications profondes et conditionner bon nombre de nos rapports sociaux. L’aliénation qui en résulte touche aussi bien les hommes que les femmes, comme nous allons maintenant le constater.

L’aliénation patriarcale

Nous pourrions définir l’aliénation comme une séparation qui empêche une personne d’être le sujet à part entière de son existence en l’amenant à se conformer à des normes sur lesquelles elle n’a aucune emprise et qui vont à l’encontre de ses intérêts particuliers. Inutile de parler de libération complète et totale du genre humain si l’on ne remet pas en cause l’aliénation qui résulte de l’idéologie patriarcale et qui induit toute une série de comportements, d’attitudes et de représentations faussées de la réalité et des rapports sociaux. Tant l’aliénation du dominant que l’aliénation de la (du) dominéE dans cette relation de pouvoir permet la reproduction du système patriarcal.

Chez les hommes, l’aliénation se traduit notamment par le refus d’explorer pleinement ses désirs en n’envisageant que deux formes d’orientations sexuelles s’excluant mutuellement : l’hétérosexualité et l’homosexualité. L’absence d’alternatives et la peur qui résulte d’une attirance associée à l’homosexualité devient une source d’angoisse et de frustration ressentie très difficilement par de nombreux hommes. Au Québec, 48% des hommes de 12 à 25 qui se suicident le font à cause de leur orientation sexuelle (6). Hors normes, point de salut ? Et pourtant, la sexualité humaine offre une telle multiplicité de combinaisons, d’attirances et de possibilités que la réduire à un mode strictement binaire (homosexualité ou hétérosexualité) est réducteur et ridicule. Puisque l’homosexualité masculine est associée dès le plus jeune âge au mépris et à l’exclusion, les garçons apprennent rapidement quels types de comportements adopter pour ne pas y être associés, quitte à s’aliéner une partie d’eux-mêmes. La socialisation permettant la reproduction des stéréotypes masculins est sans aucun doute l’un des principaux vecteurs du patriarcat. Les comportements machos des jeunes garçons sont à l’image des comportements machos des adolescents et des adultes : ceux-ci trouvent leurs fondements dans la conformité avec l’idéal masculin de force et de virilité. Même au sein de la communauté gaie, ce stéréotype a le vent dans les voiles. Comment expliquer cette surabondance de corps musclés sinon dans le désir de montrer qu’eux aussi sont des hommes, des vrais.

L’aliénation patriarcale se manifeste chez les femmes de façon encore plus aiguë. Malgré son évolution récente, la socialisation des jeunes filles continue à renforcer les stéréotypes de l’idéal féminin (beauté, dévouement, tendresse, douceur). Comme l’explique une auteure américaine, une pression sociale présente à tout moment permet de garder la femme dans le chemin par l’idéologie patriarcale : "everything in our culture -books, television, movies, school, fashion- is presented as if it is been seen by one pair of eyes, shaped by one set of hands, heard by one pairs of ears. Even if you know you are not part of that imaginary creature (...), you are still shaped by that hegemony" (7). Les femmes se soumettent peu à peu aux rôles sociaux que la société patriarcale a imaginés pour elles. Devenues salariées, mères et/ou épouses dévouées, la majorité des femmes continue d’être au service d’un patron, d’une famille et/ou d’un conjoint en accumulant les tâches et les responsabilités.

Ce conformisme s’étend au rapport qu’entretiennent les femmes avec l’amour et leur sexualité. Tout comme c’est le cas pour les hommes, la seule forme de relation amoureuse ouvertement acceptée et encouragée se restreint à l’hétérosexualité, tout particulièrement les relations stables débouchant sur une vie de famille. Lorsque celle-ci connaît des ratés, le faux sentiment de sécurité se transforme rapidement en culpabilité. Apparaissent alors des situations où certaines femmes " choisissent " d’endurer les violences physiques ou psychologiques plutôt que de mettre un terme à une relation inégalitaire. L’aliénation patriarcale se traduit également par le rapport que les femmes entretiennent avec leur propre corps. Ce qui apparaît comme désirable dans les représentations du corps des femmes dissimule en fait les fantasmes masculins conditionnés par la société patriarcale. Ces fantasmes sont eux-mêmes créés ou récupérés par le Capital qui les utilise en publicité comme stimulant pour la consommation de marchandises. Aux femmes, le Marché propose tout un attirail de produits pour se sentir valorisées, "belles et bien dans leur peau". En fait, l’usage de ces produits permet aux femmes de reconnaître dans le regard d’autrui (celui de l’homme) de l’attirance et du désir. "Arrange-toi, poupoune-toi : si tu es moche, quel homme voudra bien de toi ?" Voilà le message qui se trouve relayé par les hauts-parleurs de la culture de masse... Objet de désir sexuel mis en marché, le corps des femmes est non seulement soumis au jeu des projecteurs, mais également aux rasoirs et autres scalpels de la chirurgie plastique. Lorsque l’oppression capitaliste s’imbrique à l’oppression patriarcale, la domination qui en résulte est totale. Peut-on imaginer une séparation plus complète du genre humain ?

Puisque nous sommes engluéEs dans un cercle vicieux aux frontières mouvantes, la prise de conscience critique par rapport aux comportements, à l’idéologie et aux manifestations du système patriarcal demeure la première étape pour se libérer individuellement et collectivement de son emprise et de ses valeurs. Les libertaires ont la possibilité de mettre à jour une bonne partie des manifestations du patriarcat, des plus évidentes aux plus pernicieuses, et de combattre par le fait même les différents discours masculinistes et réactionnaires qui recommencent à prendre forme dans notre société. En omettant de le faire, nous passons à côté d’un des piliers de la domination sans remettre en question notre propre aliénation et nos comportements oppressifs. Si au contraire nous entreprenons un tel travail de terrain, celui-ci n’aura pas seulement un impact dans notre entourage ou dans notre communauté : nous en verrons également les effets tangibles dans notre propre rapport au monde.

Michel Nestor

Notes :

(1) Doit-on rappeler que toutes les femmes vivant au Canada ne sont pas citoyennes canadiennes et n’ont donc pas les mêmes droits... Ceci est particulièrement vrai pour le droit à l’avortement qu’un projet de loi à l’étude voudrait limiter aux seules résidentes permanentes.
(2) De Sève, Micheline (1985), Pour un féminisme libertaire, Montréal, …d. Boréal Express, p. 17
(3) C’est ce qui différencie le féminisme libertaire d’un féminisme léniniste ou bourgeois.
(4) Voir à ce sujet l’article d’Andrée Côté, " Violence conjugale, excuses patriarcales et défense de provocation " dans la revue Criminologie, Vol. XXIX, No. 2, 1996, p.89-113
(5) Delisle, Norman in le Soleil, 7 mars 2000, p. A7
(6) Pleau, Jean-Philippe, " …ditorial " in Ao ! Espaces de la parole Vol. VII - n81 et 2 (…té 2001), pp. 2-4
(7) Allison, Dorothy (1994), " A Question of Class " in Skin : Talking About Sex, Class and Literature, Ithaca, Firebrand Books, p. 13-37

Ruptures, la revue d’où ce texte est extrait. 3$pp l’exemplaire à Groupe anarchiste Emile-Henry (NEFAC), C.P. 55051, 138 St-Vallier Ouest, Québec (Qc), G1K 1J0, Canada [abonnement 12$ / 4 numéro Québec/Canada, 24$ ailleurs, chèque à l’ordre de"Groupe Emile-Henry"], Dossier lutte de classes dans le no 3 (1 et 2 encore disponibles).

 Merci à Ruptures pour l’autorisation de reproduire. Ruptures est la revue franco de la NEFAC

Mis en ligne sur Sisyphe, novembre 2003

Michel Nestor

P.S.

Suggestion de Sisyphe

Voir le dossier complet sur l’anti-patriarcat dont ce texte est l’introduction.




Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=788 -