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Le totalitarisme "politically correct". Mythe ou réalité ? - Le milieu universitaire et la droite

26 novembre 2003

par Francis Dupuis-Déri, chercheur et professeur de science politique

Il est toujours très chic de se déclarer politically incorrect, écrit le chercheur et écrivain Francis Dupuis-Déri (1). Les critiques du politically correct souffriraient toutefois "d’enflure verbale", ne verraient pas les véritables dangers là où ils se trouvent et manifesteraient un certain aveuglement quant à l’universalité de la culture occidentale. Ce texte est présenté en deux parties sur Sisyphe avec l’aimable autorisation de l’auteur ainsi que de la revue Argument dans laquelle il a été d’abord publié (version papier). N’hésitez pas à l’imprimer ou à télécharger la version intégrale en format Word plus bas pour mieux lire le texte, le cas échéant.

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Une décennie après l’instauration de la dictature politically correct, se déclarer politically incorrect est toujours très chic. Le slogan évoque la posture héroïque du dissident ou du résistant que menace d’écraser la dictature politically correct (PC, pour les intimes). L’ensemble du mouvement PC regroupe des militants et des penseurs féministes, homosexuels, noirs, amérindiens, etc. Les PC s’élèvent contre les attaques explicites ou implicites envers les « minorités », c’est-à-dire les femmes (même si elles sont majoritaires), les homosexuels et les membres des diverses communautés culturelles. Le PC est ainsi associé à d’autres concepts en vogue, tels que la « politique de la reconnaissance », la « politique identitaire » et le « multiculturalisme ». Enfin, le PC serait tout à la fois un état d’esprit aux prétentions totalitaires et un mouvement social pratiquant la censure et l’exclusion à l’égard de tous ceux qui sont soupçonnés d’être sexistes ou racistes.

Origines du politically correct

Ces PC sont souvent d’anciens marxistes qui ont troqué la critique économique du capitalisme pour une critique culturelle du libéralisme. D’ailleurs, I’expression « politically correct  » vient directement des milieux de gauche des États-Unis. Dans les années 1930 et 1940, les socialistes modérés ou les communistes libertaires étiquetaient comme « politically correct » le « camarade » qui acceptait sans discuter les directives venant de la haute hiérarchie du parti inféodé à Moscou et à son chef, Joseph Staline. L’expression évoquait l’ironie. Quelques décennies plus tard, le terme est repris par des universitaires de gauche ou des intellectuelles féministes pour s’autocritiquer en soulignant l’écart entre les principes (politiquement corrects) qu’ils enseignaient et leur mode de vie. Là encore, l’expression est teintée d’ironie et sert à indiquer un positionnement individuel au sein du mouvement de gauche (2).

C’est vers 1990 que l’expression est reprise par des gens situés à droite (droite morale ou économique, ou les deux à la fois) sur l’échiquier politique américain pour stigmatiser leurs adversaires de gauche. L’expression devient rapidement très populaire. En cherchant sur une base de données consacrée aux médias (NEXIS), on découvre ainsi que s’il n’y a aucun article qui mentionne le « political correctness » en 1985, on en compte 65 en 1990 et 6 985 en 1994 (3).

Les PC sont généralement considérés de gauche, leurs adversaires de droite (cette dichotomie est nécessairement quelque peu caricaturale). Il s’agit d’une gauche et d’une droite qui ne s’opposent plus en termes économiques, les deux camps partageant même une haine pour le néolibéralisme économique. Mais n’ayant à proposer aucune solution de rechange économique au capitalisme, PC et anti-PC ont préféré délaisser la réflexion socio-économique pour s’affronter autour d’enjeux moraux et culturels. L’enjeu du combat entre cette gauche et cette droite morales est le contrôle de l’imaginaire social, ce qui explique toute l’importance accordée à l’art, à la littérature et à la philosophie ainsi qu’aux mots et aux appellations. Les détracteurs des PC leur reprochent de se bercer d’illusions en croyant enrayer la discrimination en troquant « nègre » pour « noir » ou « mal voyant » pour « aveugle ». Nombreux anti-PC n’hésitent pas à pousser la critique plus loin, accusant les PC d’imposer un véritable totalitarisme sous prétexte de rectitude politique.

Admettons avec les anti-PC que l’on parle beaucoup plus aujourd’hui qu’il y a vingt ans de féminisme, d’homosexualité et de droits des minorités. Admettons également que les PC sont présents dans les départements de littérature et dans certaines branches des sciences humaines et qu’ils n’hésitent pas à dénoncer des formules maladroites jugées discriminatoires qu’ils auront découvertes dans la description administrative du programme, dans le plan de cours d’un collègue, etc. Vrai encore que des programmes d’études féministes et de Black Studies, parfois très bien financés, sont apparus dans plusieurs universités en Amérique du Nord. Vrai également qu’hors de leurs cercles d’initiés les PC ont tendance à exiger une représentation des minorités dans toutes sortes d’institutions, laissant ainsi parfois entendre que seule une femme peut représenter adéquatement la vision des femmes, ou que seul un membre d’une minorité culturelle peut représenter la vision des autres membres de cette communauté (4).

Tout aussi vrai que des enquêtes ont été mises sur pied dans plusieurs universités pour en éradiquer l’esprit soi-disant raciste et sexiste qui y régnait (5). Également vrai, enfin, que certains professeurs ont perdu leur poste pour des raisons parfois obscures, à la suite d’accusations de harcèlement sexuel ou plus simplement pour avoir refusé de modifier leur liste de lecture qui ne comprenait pas que des dead white males. Quant à la société en général, il est indéniable que les femmes, les homosexuels et les membres des minorités ont obtenu des gains légaux importants au cours des dernières décennies et qu’ils sont plus visibles que jamais dans les films et dans les spots publicitaires où ils sont présentés de façon plutôt sympathique, voire complaisante.

Ceci étant dit, le discours anti-PC souffre d’une véritable enflure verbale qui frise la mauvaise foi. On se surprendra ainsi que soit encore en liberté - et même en vie - celui qui a écrit à l’automne 2000 dans les pages d’Argument que « Le politically correct [...] est peut-être la pire censure de tous les temps (6). » « La pire censure de tous les temps », vraiment ? La censure PC serait donc pire que la censure de l’Inquisition des catholiques espagnols qui menait au bûcher, pire que la censure monarchique française qui mena le marquis de Sade à la Bastille, pire que la censure révolutionnaire des Jacobins qui mena des centaines d’innocents à la guillotine, pire que la censure nazie qui menait à la chambre à gaz, pire que la censure du KGB qui menait en Sibérie... Mais si la censure PC est plus terrible encore que toutes ces censures, quel miracle explique que ces preux intellectuels qui s’élèvent bravement contre cette dictature PC parviennent non seulement à survivre, mais également à publier leurs brûlots anti-PC dans des maisons d’édition qui ont pignon sur rue, telles que Gallimard, ou dans des revues qui n’ont rien de clandestin, comme Le Débat en France, ou Argument au Québec ? Et quel miracle explique que l’animateur de l’émission populaire au titre provocateur Politically incorrect, diffusée en toute légalité sur les ondes de la télévision aux États-Unis, n’ait pas encore été envoyé à la chaise électrique ? C’est à n’y rien comprendre.

Les PC dans les milieux universitaires

Pour tenter d’éclairer le phénomène PC, attardons-nous d’abord au milieu universitaire américain où le mouvement a pris naissance. Les universitaires PC seraient des militants avant d’être des enseignants, comme l’affirment Allan Bloom (pour qui les universitaires PC font « de la propagande plutôt que d’enseigner (7) ») et Alain Finkielkraut (ils disent aux étudiants « Ne soyez pas intelligents, soyez tolérants(8) »). Ces militants PC sont d’« extrême gauche », précise François Furet, qui se désole de « l’extraordinaire popularité qu’ont sur les campus américains des livres comme ceux de Franz Fanon ou de Rigoberta Menchù » qui « meublent des multitudes de séminaires consacrés à la critique de l’universalisme européen [...] : la tradition européenne tout entière, des Grecs jusqu’aux Lumières, est mise en accusation, comme coupable de sexisme (males), de racisme (white) et de passéisme (deud) »(9). Pour Furet, les œuvres de Fanon et Menchù ne sont que des « cris de colère anticolonialistes » et ne peuvent en aucun cas prétendre être des « ouvrages philosophiquement ou historiquement substantiels »(10).

Les Damnés de la terre de Franz Fanon sont en effet un plaidoyer pour la décolonisation, doublé toutefois d’une analyse psychologique et marxiste de la colonisation. Quant au livre de Rigoberta Menchù, écrit en collaboration avec Élisabeth Burgos, il s’agit d’une défense de la rébellion guatémaltèque. Mais posons cette question : qui a dû lire dans un cours obligatoire d’un département de philosophie, de science politique ou de sociologie l’ouvrage de Rigoberta Menchù ? En fait, après avoir obtenu un baccalauréat, une maîtrise et un doctorat en science politique en pleine crise PC, je n’ai vu ni lu dans aucun de mes cours ni le livre de Menchù ni celui de Fanon. Par contre, il m’a fallu lire des textes d’Aristote, d’Emmanuel Kant, de John Locke, de Karl Marx, de John-Stuart Mill, de Montaigne, de Thomas Hobbes, et plusieurs fois La République de Platon, Le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau et Le Prince de Machiavel.

Furet croit pourtant que les professeurs PC ont pris le contrôle des universités en Amérique et mettent au ban les textes classiques. Furet explique ainsi : « Le phénomène [PC] est particulièrement visible dans les meilleures universités, [...] mais il existe dans toutes". »(11) Furet sait peut-être qu’il exagère lorsqu’il affirme que le phénomène PC est visible dans toutes les universités, mais son choix rhétorique n’est pas innocent. En grossissant à l’excès l’image menaçante de son ennemi PC, Furet peut se permettre de passer sous silence le cas de l’université américaine Concordia, fondée et toujours administrée par des luthériens. Sur son site Internet, cette université annonce qu’elle a pour mission d’offrir une « éducation selon des valeurs chrétiennes pour former des leaders dans un monde en changement. [...] Concordia croit que la base de sa mission se trouve dans les Écritures et dans la confession luthérienne ». La célèbre Université Notre-Dame se présente sur son site Internet elle aussi comme « une université catholique », « animée depuis ses origines par la congrégation de la Sainte-Croix ». Il y est également précisé que cette « Université catholique tire son inspiration fondamentale de Jésus-Christ, source de sagesse... »

A Brigham Young University, un autre établissement religieux, l’administration interdit dans les résidences la masturbation ainsi que les rapports sexuels hors mariage entre adultes consentants. Sont également bannis du campus le café, car c’est une drogue, et la barbe, allez savoir pourquoi. Cela n’a rien à voir avec l’enseignement ? Soit. Mais on peut parier que les thèses PC ne sont pas enseignées de façon systématique dans cette université, ni dans les dizaines d’établissements universitaires américains fondés et administrés par des congrégations religieuses. Si les journaux tels que le New York Times font leurs choux gras des quelques cas d’enseignants limogés par suite de la cabale PC, on n’entend peu parler des professeurs dont l’enseignement est censuré par les autorités religieuses de leur université, autorités qui parfois n’hésitent pas à remercier les professeurs qui ne respectent pas l’esprit de l’établissement. C’est ainsi qu’en 1987 l’Université catholique d’Amérique a mis à la porte Charles Curran, professeur titulaire, qui avait exprimé des idées jugées trop libérales au sujet de l’avortement, du divorce, de l’homosexualité, de la sexualité avant le mariage, etc. Plutôt que de nous présenter une analyse sérieuse et substantielle, Furet pousse plutôt un « cri de colère » anti-PC lorsqu’il déclare que toutes les universités américaines sont contrôlées par les PC. Or, l’analyse des anti-PC y gagnerait de beaucoup en rigueur et en crédibilité en considérant les cas de ces nombreuses universités religieuses, ou même de la National Defense University, cette université de l’armée américaine située à Washington D.C. et dont la mission est de « contribuer » aux forces armées américaines et au développement de la « nation » américaine. Contrôlée par les PC, cette université militaire ; privilégiant une lecture féministe ou homosexuelle des textes classiques, les professeurs qui y enseignent ?

L’influence de l’industrie plus que celle des PC

Même dans les universités civiles et laïques, il est loin d’être évident que les PC soient parvenus à faire des gains important à l’extérieur des départements de littérature et de quelques départements de sciences humaines. Il existe dans nombre de départements de science politique aux États-Unis et au Canada des chaires d’études stratégiques, financées à la fois par des industries privées d’armement ou par les ministères de la « défense ». Ces chaires prisent peu l’analyse PC des questions de sécurité. Quant aux étudiants en médecine, en droit, à la polytechnique, en économie ou au programme de MBA, il y a fort à parier qu’ils n’ont sans doute jamais entendu parler ni de Fanon ni de Menchù. Largement financés par des entreprises privées, les départements d’économie et les programmes de MBA ont une influence bien plus grande sur la société américaine et sur l’ensemble de la planète que les professeurs de littérature anglaise qui encouragent leurs élèves à procéder à une lecture féministe de Shakespeare.

D’ailleurs, I’Université de Chicago où Furet et Bloom enseignaient a produit à la fin du XXe siècle deux Prix Nobel d’économie, Milton Friedman et Fredrich von Hayek, tous deux de fervents partisans du libéralisme économique. Leurs thèses ont inspiré des individus comme Augusto Pinochet et la Constitution chilienne adoptée sous sa dictature ne s’intitulait pas la « constitution des damnés de la Terre », ni la « constitution du deuxième sexe », mais bien la « constitution de la liberté », en hommage au livre de Hayek portant le même nom... On voit donc que le champ universitaire est beaucoup plus complexe que ne le laissent entendre les analyses simplificatrices et alarmistes des ténors du mouvement anti-PC. Plus troublant encore, ce discours anti-PC apparaît alors même que de très nombreuses universités voient leurs budgets sévèrement coupés à la suite de l’application de politiques de droite. En 1991-1992, la State University de New York (SUNY) perd ainsi soixante millions de dollars, plus de mille professeurs et employés sont mis à pied, le nombre de cours offerts réduit et les frais de scolarité doublés. SUNY n’est pas un exemple isolé aux États-Unis et les universités canadiennes ont connu un sort semblable (12).

Des conclusions partielles et partiales étendues à toute la société

Même si leur présentation de la vie des campus universitaires américains semble pour le moins partielle, voire partiale, les anti-PC n’hésitent pas à étendre leurs conclusions angoissantes à l’ensemble de la société. Furet déclare ainsi que le mouvement PC est « le mouvement social le plus important du dernier quart de siècle » aux États-Unis. Sans vouloir minimiser l’influence du mouvement PC tant dans le monde universitaire qu’en art et dans les Débat s légaux, on peut tout de même se demander comment Furet peut lancer une telle affirmation alors que la révolution conservatrice orchestrée par Ronald Reagan et George Bush (père) bat son plein. Influencés eux aussi par les économistes Friedman et Hayek, Reagan et Bush (père) sabraient dans les programmes sociaux, réorganisaient la scène internationale et le commerce mondial et injectaient des milliards de dollars dans l’industrie de l’armement. Déçue de ne plus avoir de menace communiste à combattre, l’Amérique mettait en place, au coût d’une vingtaine de milliards de dollars, la « guerre contre la drogue » qui allait donner l’occasion à l’armée américaine d’envahir militairement le Panama et de déployer des troupes en Colombie. Cette guerre à la drogue allait conduire des centaines de milliers de personnes en prison ; certaines prisons ayant d’ailleurs été privatisées, on ne se gênait pas pour faire travailler les prisonniers. Toutes ces politiques ont-elles été inspirées par le mouvement PC d’« extrême gauche » ? Et le débarquement des Marines à la Grenade ? Et la guerre contre l’Irak ?

Quand Bill Clinton prend le pouvoir, sa tentative de promouvoir les droits des homosexuels dans l’armée américaine échoue lamentablement et le Parti démocrate qu’il dirige se déplace vers la droite en adoptant l’approche de la Troisième Voie, comme d’ailleurs l’ensemble des partis de gauche d’Occident. Ces événements sont pourtant bien plus signifiants en termes de chambardements sociaux et politiques que la nouvelle grille de lecture proposée par les Afro-Américains pour étudier John Locke...

Le PC menacerait « l’âme de la culture occidentale » universelle

Laissons pour l’instant les considérations financières, militaires et politiques pour revenir au cœur des thèses anti-PC : le mouvement PC menace l’âme de la culture occidentale. En effet, les PC n’abordent la culture occidentale que du point de vue des femmes, des Afro-Américains, des homosexuels ou des Amérindiens plutôt que de méditer sur ce que cette culture occidentale a d’universel. C’est que, sous le couvert de l’universalisme, la culture occidentale serait aveugle à la différence. Or les PC prônent justement le respect de la différence. Mais c’est cette passion pour la différence qui serait dangereuse, car elle pousse les PC à encourager la lecture d’œuvres mineures qui n’auraient pour seul mérite que d’avoir été écrites par des femmes, des Amérindiens ou des colonisées. Même un président des États-Unis comme George Bush (père) a bien compris le danger que représentent les PC. Bush a en effet dénoncé ouvertement le « political correctness » lors d’un discours prononcé le 4 mai 1991 à l’Université du Michigan. Qu’il ait pu prononcer un tel discours dans une université est déjà surprenant, car toutes les universités seraient en principe contrôlées par les PC. Mais venons-en aux propos du président : « Même si ce mouvement [PC] est né du désir louable d’en finir avec les restes de racisme, de sexisme et de haine, il a remplacé les anciens préjugés par de nouveaux. [...] Ce qui a débuté comme une lutte pour la civilité s’est transformé en [...] censure. Ils [les PC] ont encouragé les gens à [...] écraser la diversité au nom de la diversité (13). » Au nom de la diversité, en effet, les PC s’opposeraient à la lecture des textes classiques occidentaux, leur reprochant de véhiculer le sexisme et le racisme. Alain Finkielkraut reproche également aux tenants du multiculturalisme de n’aborder les œuvres classiques qu’avec l’intention de les attaquer et d’en dénoncer les éléments sexistes ou racistes. Incapables de lire avec cérémonie et recueillement, les PC auraient une attitude foncièrement ingrate envers les fondateurs de la culture universelle.

Le problème avec l’argumentaire anti-PC, c’est qu’à force de se croire universel, l’Occident a oublié qu’en pensant le monde il se pensait lui-même pensant le monde. Pourtant, Platon ne pense pas le monde, il pense la cité grecque ; Saint-Augustin ne pense pas le monde, il pense la chrétienté ; Hegel ne pense pas le monde, il pense la Prusse. C’est vrai que, dans un séminaire de philosophie politique de l’Université de Chicago ou dans un bistrot du quartier latin, les chaînes dont Fanon tente de se défaire ne font pas aussi bon chic bon genre que la toge rationaliste de Platon ou les perruques poudrées de Kant l’universaliste. Furet a beau jeu, en tant que grand spécialiste de la Révolution française, d’affirmer que Montesquieu, Emmanuel Sieyès et Octave Mirabeau menaient - eux - un combat universel. Universelles donc la Révolution française, la prise de la Bastille, la décapitation d’un roi, la guerre de Vendée et la Déclaration des droits qui refuse le droit de vote aux pauvres et aux femmes, universelle la sordide lutte de pouvoir entre Danton et Robespierre, universels les coups d’État de la famille Napoléon et son ambition conquérante. La guillotine dans l’île de la Cité serait donc d’une nature supérieure à celle de la kalashnikov des rebelles du Guatemala, du Pérou, de la Colombie ou des luttes de décolonisation. Heureux Furet qui est né au centre de l’Univers si confortablement lové sur les rives de la Seine.

Certes, la pensée de Platon et des autres a non seulement une prétention universelle, elle a une valeur universelle. Leur œuvre est riche et stimulante. Il faut le dire et le répéter. Il faut surtout y plonger. Mais le fait que l’Europe ait colonisé le monde entier - au nom de principes universalistes - ne donne-t-il pourtant pas aux « cris de colère anticolonialistes », une résonance toute universelle ? On reproche au travail de Fanon d’être une œuvre de militant plutôt que de penseur. Machiavel a pourtant écrit Le Prince dans le seul objectif de décrocher un boulot de conseiller auprès d’un prince riche et puissant. Et Machiavel ne conseillait-il pas au Prince de réunifier l’Italie ? Le nationaliste, calculateur et très intéressé Machiavel attire pourtant le respect. A son œuvre, on décerne le label de « classique » de la philosophie politique.

Les PC entretiendraient-ils une « non-pensée » ?

On me rétorquera que je suis de mauvaise foi, voire sans foi. Vrai, des gens comme Furet et Finkielkraut peuvent s’intéresser aux cultures non occidentales et admettre que l’Occident n’est pas parfait. Mais ils ajoutent que le culte que vouent les PC à la tolérance et à la différence empêche l’intelligence de percer. On apprend aujourd’hui à être tolérant plutôt qu’intelligent, répète Finkielkraut (14), et Gilles Labelle (qui nomme les PC les « différentialistes » (15) souligne « qu’il est en fait extrêmement difficile d’obtenir une réponse précise d’un défenseur de la différence à des questions aussi élémentaires que : Quelle est la valeur de la différence ? Pourquoi est-elle préférable à son contraire ? » (16) Labelle indique également que, pris dans « l’apologie de la différence pour la différence », « c’est peut-être le destin de la pensée différentialiste que de se résoudre finalement en fermeture complète de la réflexion, en non-pensée pure et simple quand elle est questionnée ou contestée ». Et voilà pourquoi les PC seraient si dangereux : ce sont des simples d’esprit qui entretiennent une « non-pensée ». C’est qu’il faudrait apparemment être un peu fêlé de la noix pour se braquer ainsi sur les passages où Spinoza, Kant ou Locke se justifient en raison de l’infériorité politique des femmes et des non-propriétaires terriens.

Mais ce n’est tout de même pas la faute des PC si les grandes figures de la pensée universaliste occidentale ont effectivement justifié l’esclavagisme, le sexisme, le racisme et le colonialisme. On accuse les PC d’être obsédés par ces passages troublants, alors que le trouble et l’obsession devraient au contraire venir du fait que pendant des siècles, voire des millénaires, ces passages ne semblaient poser aucun problème à ceux qui les lisaient avec recueillement. Allan Bloom a un sacré culot lorsqu’il déplore que « ce qu’exige le pouvoir noir, c’est l’identité noire et non des droits universels. Il insiste sur le respect pour les Noirs en tant que Noirs et non simplement en tant qu’êtres humains (17). » Ce ne sont tout de même pas les Noirs qui ont pensé et instauré des droits universels dont ne bénéficiaient que les mâles blancs... Et qui prétendra que le dominé n’aspire pas à des droits universels quand Albert Memmi conclut son livre Portrait du colonisé par ces mots : « Toutes ses dimensions reconquises, l’ex-colonisé sera devenu un homme comme les autres. Avec tout l’heur et le malheur des hommes, bien sûr, mais enfin il sera un homme libre. » Plutôt que de crier au loup, les anti-PC devraient se plonger dans une lecture attentive et recueillie des auteurs qu’ils méprisent tant : ils y découvriraient des pistes intéressantes pour méditer l’universalisme.

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Notes

1. L’auteur est visiting scholar au département de science politique au Massachusetts Institute of Technology, à Boston. Il a cosigné, avec Marcos Ancelovici, L’Archipel identitaire aux éditions du Boréal. Il a également signé plusieurs articles sur l’identité et sur la démocratie, ainsi que deux romans.
2. Richard Feldstein, Political Correctness, Minneapolis, Université of Minnesota Press, 1997, p. 46 et John K. Wilson, The Myth of Political Correctness, Durham, Duke Université Press, 1995, p. 3.
3. John K. Wilson, The Myth of Political Correctness, Durham, Duke Université Press, 1995, p. 8.
4. Voir à ce sujet le texte de Gilles Labelle, « L’Université et la destructuration de la subjectivité », Argument, vol. 3, n° 2, printemps-été 2001, p. 75-76.
5. Voir, par exemple, au sujet du département de science politique de l’Université de Colombie-Britannique à Vancouver, le livre de Patricia Marchak, Racism, Sexism and the University : the Political Science Affair at the University, of British Columbia, Montréal-Kingston, McGill-Queens University Press, 1996.
6. Yves Randon, dans « Musique et antimusique : essai contre le rock », Argument, vol. 3, no 1, automne 2000-hiver 2001, p. 165. Le texte de Randon n’a pas pour objet la politically correctness, mais c’est justement parce qu’elle est faite « en passant » que son affirmation selon laquelle le PC est « la pire censure de tous les temps » est significative : aujourd’hui, un auteur sent qu’il peut lancer une affirmation aussi lourde sans avoir à s’expliquer, car elle relève du sens commun.
7. Allan Bloom, L’Âme désarmée : essai sur le déclin de la culture générale, Montréal Guérin, 1987, p. 1819.
8. Marcos Ancelovici et Francis Dupuis-Déri, L’archipel identitaire, Montréal, Boréal 1997, p. 47.
9. Voir la revue Le Débat , 1997, n 94, p. 8 (voir aussi les propos du même dans la même revue, n° 69, p. 89). Alain Finkielkraut reproche lui aussi aux PC de croire que les Dead White European Males [...] constituent une puissance homogène et hégémonique (Alain Finkielkraut, L’Ingratitude : conversation sur notre temps, Paris-Montréal, Gallimard/Québec Amérique, 1999, p. 172).
10. Voir la revue Le Débat , 1997, no 94, p. 8.
11. L’italique est de nous.
12. Pour de multiples exemples similaires, voir Paul Lauter, « Political Correctness and the Attack on American colleges », sous la dir. de Michael Bérubé et Cary Nelson, Higher Education under Fire : Politics, Economics, and the Crisis of the Humanities, New York, Routledge, 1995.
13. Cité dans John K. Wilson, The Myth of Political Correctness, Durham, Duke University Press, 1995, p. 8.
14. Marcos Ancelovici et Francis Dupuis-Déri, L’Archipel identitaire, Montréal, Boréal, 1997, p. 474 B.
15. Gilles Labelle, « L’Université et la destructuration de la subjectivité », Argument, vol. 3, n° 2, printemps-été 2001.
16. Gilles Labelle, « L’Université et la destructuration de la subjectivité », Argument, vol. 3, n° 2, printemps-été 2001, p. 81 et p. 82, no 10.
17. Allan Bloom, L’Âme désarmée : essai sur le déclin de la culture générale, Montréal, Guérin, 1987, p. 33.

Les sous-titres sont de Sisyphe

Mis en ligne sur Sisyphe le 26 novembre 2003

Francis Dupuis-Déri, chercheur et professeur de science politique

P.S.



 L’article « Le totalitarisme politically correct. Mythe ou réalité ? », par Francis Dupuis-Déri, a été publié dans la version papier de la revue Argument, volume 4, no 1, 2001. Merci à l’auteur et à la direction d’Argument d’avoir autorisé Sisyphe à le diffuser dans Internet.

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