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Le totalitarisme "politically correct". Mythe ou réalité ? - Culture occidentale et analyse féministe

26 novembre 2003

par Francis Dupuis-Déri, chercheur et professeur de science politique

Francis Dupuis-Déri poursuit sa réflexion sur le « politically correct », cette fois sur les rapports de ce dernier à la pensée occidentale et au féminisme. Il se demande : « Mais n’y a-t-il rien à méditer dans ce sexisme qui entache les écrits de ces grands penseurs, précisément parce que ces réflexions sexistes constituent des éléments d’articulation de la pensée de ces auteurs ? » et conclut : « Le discours à prétention universaliste et rationaliste de l’économie libérale ne cherche-t-il pas à imposer une rectitude politique bien plus implacable et inquiétante que celle du mouvement PC. Et n’avons-nous pas besoin, une fois de plus, de méditer le monde en termes de domination et de lutte de libération ? »

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La question des femmes est encore plus fascinante. Une lecture féministe n’est-elle pas stimulante lorsque vient le temps de relire les pompeuses Déclarations universelles des droits du citoyen qui n’accordaient le droit de vote ni aux femmes ni aux pauvres (et qui n’abolissait pas l’esclavagisme, dans le cas des États-Unis). Après quelques décennies de réflexions féministes sur des milliers d’années de philosophie et de littérature sexistes, on s’insurge : « Le féminisme est allé trop loin ! » Ici encore, le discours anti-PC associe les féministes à l’extrémisme. En décembre 2000, Charles Rackoff, professeur à l’Université de Toronto, s’est publiquement élevé contre les célébrations entourant le massacre de quatorze étudiantes de l’École polytechnique de Montréal, le 6 décembre 1989. Selon Rackoff, « l’objectif est d’utiliser la mort de ces personnes comme prétexte pour promouvoir des idées d’extrême gauche de féministes radicales ».(18)

Le PC, la pire censure de l’histoire ?

Si le PC exerce un véritable totalitarisme et la pire censure de l’histoire sur les campus universitaires, on s’attendrait à ce que ce professeur soit au mieux renvoyé, au pire envoyé dans un camp de rééducation dans les Territoires du Nord-Ouest ou liquidé par les membres d’une unité des gardes roses féministes. Car ceux qui connaissent l’histoire de l’humanité s’entendent pour dire que c’est à de telles pratiques que l’on reconnaît un système totalitaire. Or le directeur de la faculté où enseigne Rackoff a dénoncé les propos du professeur mais a bien précisé qu’il ne sévirait nullement contre celui-ci, car la liberté d’expression est un principe supérieur à l’Université de Toronto. Pour la tyrannie féministe, on repassera donc...

De telles incohérences de la part des anti-PC n’ont toutefois pas de quoi surprendre, tant la situation des femmes est complexe dans l’histoire et la pensée occidentales. Jacques Derrida, parlant de la culture occidentale, dira : « Pas femme qui vive. [...] des hommes, des hommes, des hommes, depuis des siècles de guerre, et des costumes, des chapeaux, des uniformes, des soutanes, et des guerriers, des colonels, des généraux, des partisans, des stratèges, et des politiques, des professeurs, des théoriciens du politique, des théologiens. Vous chercheriez en vain une figure de femme, une silhouette féminine, et 1a moindre allusion à la différence sexuelle »(19).

Derrida a tort, car cette différence entre l’homme et la femme ainsi que l’infériorité des femmes qui en découlerait sont au contraire discutées et justifiées par les plus grands philosophes qui ont pris le temps de coucher sur papier leurs thèses concernant l’infériorité de la femme (20). Le grand humaniste Montaigne plongea ainsi sa plume dans l’encrier pour écrire que « la plus utile et honorable science et occupation à une femme, c’est la science du ménage » (21) ; pour le libre-penseur Spinoza, c’est au terme d’une réflexion géographico-historique qu’il conclut que « dans tous les pays de la terre où vivent des hommes et des femmes, nous voyons les premiers régner et les secondes subir leur domination. De cette façon, les deux sexes connaissent la paix (22) ».

Kant, penseur de l’universalisme abstrait et partisan des Lumières, prend la peine de dire explicitement que « le beau sexe a tout autant d’intelligence que le sexe masculin, seulement c’est une belle intelligence, la nôtre étant sans doute une intelligence profonde, expression synonyme de sublime (23) ». Pour Jean-Jacques Rousseau, chantre de l’égalité entre les hommes, « toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes de tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès l’enfance (24) ». Pour Auguste Comte, apôtre du positivisme : « L’homme est fait pour penser, la femme pour aimer. » Et pour Pierre-Joseph Proudhon, enfin, penseur adulé de l’anarchisme : « La femme en elle-même n’a pas de raison d’être. Elle est une sorte de moyen terme entre l’homme et le reste du monde animal. Sans l’homme, elle ne sortirait pas de l’état bestial (25). »

Bien sûr, les PC n’auront rien compris s’ils ne font que répéter que la culture occidentale est sexiste. Mais les anti-PC ne manquent-ils pas de respect pour tous ces grands penseurs lorsqu’ils écartent discrètement tous ces passages pour le moins embarrassants. Pire, les anti-PC n’adoptent-ils pas à leur tour une approche identitaire lorsqu’ils excusent ces grands philosophes de leurs propos sexistes en disant : « Il faut remettre ces passages dans leur contexte historique et culturel ». Du coup, les œuvres de Kant et de Rousseau, par exemple, sont d’une part d’un universalisme génial, de l’autre une incarnation de la culture allemande du XVIIIe siècle dans le cas de Kant, et de la culture ambiante de la Genève du XVIIIe siècle dans le cas de Rousseau... Mais n’y a-t-il rien à méditer dans ce sexisme qui entache les écrits de ces grands penseurs, précisément parce que ces réflexions sexistes constituent des éléments d’articulation de la pensée de ces auteurs ? Loin d’imposer une des pires censures de l’histoire de l’humanité, l’analyse féministe, quoique parfois imparfaite, est extrêmement stimulante puisqu’elle met précisément en lumière des éléments de la pensée occidentale jusque-là peu discutés.

Pendant des siècles, l’Occidental aura eu l’âme sauve lorsqu’il lisait les classiques avec respect et recueillement sans cesser de vivre de l’exploitation des richesses du monde, de posséder des esclaves et de vivre avec une épouse qui n’avait le droit ni de voter ni d’aller à l’université. Aujourd’hui, on propose de relire ces œuvres en adoptant - entre autres - le point de vue de la femme ou de l’esclave, et les anti-PC crient au scandale et en appellent à la défense de la culture occidentale menacée. Qu’elle est soudainement bien fragile, cette culture occidentale que menacent un livre de Fanon et quelques écrits féministes ; et quelle surprise de constater que l’Occident n’était pas menacé quand il exploitait, pillait et consommait les fourrures, l’or puis les terres de l’Amérique, les épices et le coton de l’Asie, le pétrole, l’algèbre et la boussole du Moyen-Orient et le sang de millions d’esclaves venus d’Afrique. Aujourd’hui, certains et certaines ne proposent que de relire l’Occident à travers des yeux « étrangers ». L’idée n’est pas neuve. Montesquieu était-il un dangereux militant PC lorsqu’il a écrit Les Lettres persanes  ? Et Kant et Rousseau complotaient-ils pour l’extrême gauche lorsqu’ils se sont inspirés des sociétés amérindiennes et polynésiennes pour décrire l’état de nature ?

Une culture dans le sillage de la puissance économique, militaire et politique

Comment l’Occident peut-il frémir devant la menace de quelques auteurs féministes ou homosexuels, cet Occident fort de milliers de bombes atomiques, de centaines de milliards de dollars, d’IBM, d’Exxon, de McDonald’s, d’Hollywood, de ses salons du livre, de sa bibliothèque du Congrès, de ses revues littéraires, de ses centaines d’universités, de think tanks, de ses maisons d’édition, de ses journaux et de ses agences de presse, de ses chaînes de télévision, de ses multiples éditions et rééditions et analyses de la Bible, de Platon, d’Aristote, de Machiavel, de Locke, de Rousseau, de Kant, etc. L’Occident a si bien fait le ménage autour de lui qu’il tremble maintenant à la vue d’une souris.

Il est vrai que Fanon et les féministes signent souvent des textes de combat et qu’entre les deux pôles le politique est souvent plus important dans leurs écrits que la philosophie. Mais la philosophie politique des philosophes universalistes est elle aussi à la fois philosophique et politique. Le constater n’est pas blasphémer. Méditer le politique d’une philosophie politique universaliste devrait faire partie d’une démarche philosophique cohérente. Sinon quoi ? Les seuls universalistes seraient Platon qui vante le pouvoir des philosophes-rois, Aristote qui légitime la domination des Grecs sur les métèques et les esclaves, Saint-Augustin fasciné par la grandeur de la chrétienté, Machiavel écrivant pour qu’un prince l’engage comme conseiller et qu’ensemble ils réunifient l’Italie, Locke et Montesquieu rationalisant les droits des chefs de familles propriétaires terriens, Marx pensant le monde pour libérer les prolétaires, Hegel présentant l’État prussien comme l’aboutissement de la raison... Et l’on s’insurge du style partisan des féministes. Fanon, Memmi, les féministes et les autres écrivains PC parlent de domination et de libération. Fanon ne pense pas le monde, mais la domination de l’Occident sur le monde. Il n’en est pas moins universel pour autant. Tout comme l’Occident est universel en se pensant lui-même pensant le monde. Penser la domination qu’exerce la pensée universelle, n’y a-t-il là vraiment rien que l’Occident ne puisse méditer ?

La culture occidentale si abstraite, si universaliste et si rationaliste s’est d’ailleurs très souvent développée d’une façon qui suivait la puissance économique, militaire et politique des nations. Au fur et à mesure que la puissance commerciale et militaire de la Grèce décline, l’évolution de la pensée grecque (Platon, Aristote) s’arrête au profit de la pensée romaine (Cicéron), puis chrétienne (saint Augustin, saint Thomas), puis anglaise (Thomas Hobbes, John Locke), puis française (Montesquieu,Jean-Jacques Rousseau), puis allemande (Emmanuel Kant, Fredrich Hegel, Karl Mark, Nietzsche, Martin Heidegger), puis aujourd’hui américaine (John Rawls). Ne voit-on pas que la pensée, tout universelle soit-elle, court souvent dans le sillage de l’argent et des armes ?

Menace réelle dans les universités : investisseurs et agents de marketing

J’arpente encore les campus universitaires. On n’y voit pas de grandioses fresques murales représentant des slogans féministes ou des portraits de glorieux militants PC. Non. Comment aurions-nous pu préserver l’universalisme et la rationalité de notre pensée dans un tel contexte ? Mais dans les toilettes, dans les corridors qui mènent aux classes, aux bureaux des profs, à la bibliothèque, l’œil croise des panneaux publicitaires petits et grands, parfois même lumineux. Les classes de l’École des hautes études commerciales sont quant à elles identifiées par le nom de compagnies donatrices.

Ce qui menace réellement et sérieusement les universités en particulier et la culture en général, ce n’est pas tant une poignée de féministes et de multiculturalistes, mais bien les investisseurs et les agents en marketing qui envahissent les campus et la ville pour tapisser l’horizon de panneaux publicitaires. Et nos politiciens sont complices. François Legault, ministre de l’Éducation, disait au Devoir (le 22 septembre 1999) : « Je ne vois pas de problème à ce que des adultes soient confrontés à la publicité en échange d’argent que ces compagnies donnent à l’université. Qu’on le veuille ou non, nous vivons aujourd’hui dans une société de consommation. » Avec des Arguments aussi creux, on justifierait les pubs dans les églises et les synagogues, lors des mariages et des enterrements et même sur les pétales des fleurs que l’on offre à l’être aimé.

Certes, la publicité dans les universités révolte sans doute les anti-PC. On doit tout de même leur reprocher d’avoir exagéré à la caricature la menace de 1’« extrême gauche » alors qu’une révolution de droite se déroulait au sein même de leur lieu de travail : les universités. Furet, Bloom et leurs comparses ont été les grands prêtres d’une vaste cérémonie de paranoïa collective face à un déferlement PC d’extrême gauche tyrannique, alors que la droite s’immisçait dans les endroits réellement stratégiques. Résultat : si on lit toujours très peu Fanon et Menchù à l’université, on y lit tous les jours Platon, Montesquieu, Molière, Balzac ainsi qu’une multitude de slogans publicitaires de Coke, Volkswagen et Visa... Furet et Bloom ont été ridiculement alarmistes, scandaleusement aveugles. Pendant qu’ils dénonçaient sans nuance le totalitarisme d’extrême gauche, la droite a non seulement accentué son emprise sur les départements stratégiques comme ceux d’économie et de MBA, mais également sur une bonne partie des sciences humaines. S’il existe en effet aujourd’hui des groupes de recherche féministes et afro-américaines dans plusieurs universités en Amérique du Nord qui tentent, tout comme les autres, de mettre la main sur du financement (26), des départements comme celui de science politique du Massachusetts Institute of Technology utilisent presque exclusivement l’approche du « rational choice », une méthode de l’économie libérale appliquée aux sciences humaines pour expliquer en termes de calculs économiques de rentabilité les choix des acteurs sociaux.

Plutôt que de se livrer à une foire d’empoigne, anti-PC et PC devraient peut-être cesser de tout analyser d’un point de vue moral et culturel et revenir à des considérations socio-économiques. Ils devraient également cesser d’entretenir une vision dichotomique, manichéenne du monde, et admettre que la réalité sociale et intellectuelle est trop complexe pour ne se diviser qu’en deux camps opposés. Certes, les pratiques socio-politiques et intellectuelles des PC sont parfois néfastes, tout comme celles des anti-PC peuvent aussi l’être, à leur manière. Mais si un groupe contrôle le réseau universitaire, comme le prétendent les anti-PC, ce ne sont pas les féministes ni les Afro-Américains, mais bien les économistes et les gestionnaires libéraux. Au-delà de leurs différends, PC et anti-PC ont donc des ennemis communs - les économistes et les gestionnaires - qui eux aussi tentent d’imposer une sorte de rectitude politique (27).

Économistes et gestionnaires se prétendent en effet universalistes et rationalistes. Les frais de scolarité ont augmenté d’année en année parce que le « réalisme » nous impose d’accepter les « lois >> du « libre » marché, « lois » rigoureusement universelles. Friedmann et Hayek l’ont bien expliqué : impossible de dévier de ces lois économiques sous peine de catastrophes sociales. Ce discours est repris tant par les politiciens de droite que par les « socialistes » ayant opté pour la Troisième Voie comme Bill Clinton, Tony Blair, Lionel Jospin, Schroder et Lucien Bouchard. Face à la « mondialisation » et aux « lois » du marché, nous n’avons pas le choix, nous disent ces « réalistes » qui connaissent tellement mieux que nous la réalité.

N’y aurait-il pas là une véritable tentation totalitaire visant à contrôler la pensée et les mots ? Bref, ce discours à prétention universaliste et rationaliste de l’économie libérale ne cherche-t-il pas à imposer une rectitude politique bien plus implacable et inquiétante que celle du mouvement PC ? Et n’avons-nous pas besoin, une fois de plus, de méditer le monde en termes de domination et de lutte de libération ?

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Notes


18. Le Devoir, 8 décembre 2000, p. A4 [L’italique est de nous].
19. L’italique est de nous.Jacques Derrida, Politique de l’amitié, Paris, Galilée, 1994, p. 89.
20. Pour s’en convaincre, voir le livre de Benoîte Groult, Cette mâle assurance, Paris, Albin Michel, 1993 ou celui dirigé par Françoise Collin, Evelyne Pisier et Eleni Varikas, Les Femmes de Platon à Derrida : anthologie critique, Paris, Plon, 2000.
21. Benoîte Groult, Cette mâle assurance, Paris, Albin Michel, 1993, p. 83.
22. Spinoza, Traité de l’autorité politique, Paris, Gallimard, 1954, p. 231.
23. Benoîte Groult, Cette mâle assurance, Paris, Albin Michel, 1993, p. 92.
24. Élaine Audet, Le Coeur pensant : courtepointe de l’amitié entre femmes, éditions Le Loup de gouttière, p. 72.
25. Benoîte Groult, Cette mâle assurance, Paris, Albin Michel, 1993, p. 94.
26. Voir Gilles Labelle, « L’Université et la déstructuration de la subjectivité », Argument, vol. 3, no 2, printemps-été 2001
27. Allan Bloom s’inquiète de l’influence des sciences« s de la gestion et du culte de l’argent et de l’enrichissement chez les étudiants universitaires, mais il le fait presque « en passant » L’Âme désarmée : essai sur le déclin de la culture générale, Montréal, Guérin, 1987, p. 315-317).

Les sous-titres sont de Sisyphe

Mis en ligne sur Sisyphe le 26 novembre 2003

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Francis Dupuis-Déri, chercheur et professeur de science politique

P.S.

 L’article « Le totalitarisme politically correct. Mythe ou réalité ? », par Francis Dupuis-Déri, a été publié dans la version papier de la revue Argument, volume 4, no 1, 2001. Merci à l’auteur et à la direction d’Argument d’avoir autorisé Sisyphe à le diffuser dans Internet.




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