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« Vent en rafales » ou le récit d’un enfermement
Compte rendu du livre de Taslima Nasreen

5 janvier 2004

par Danielle Charest


Née en 1962 au Pakistan Oriental qui, au terme d’une guerre d’indépendance deviendra en 1971 l’actuel Bangladesh, Taslima Nasreen a pris très jeune conscience des multiples formes d’injustices perpétrées à l’encontre des femmes, et des impositions sexistes de la religion, en l’occurrence celle qui a tenté de régir sa vie, l’Islam. Elle est devenue célèbre en Occident lorsqu’elle a non seulement été frappée d’une fatwa (condamnation) de mort par les fondamentalistes islamistes, mais aussi de poursuites par le gouvernement pour " atteinte aux sentiments religieux de la population ", suite à la sortie en 1994 de Lajja (La honte) et à une entrevue au cours de laquelle elle critiquait le Coran. Forcée à l’exil, Nasreen n’a pas cessé pour autant de combattre, notamment à travers la littérature, dont la récente publication de Vent en rafales est le deuxième tome retraçant son parcours à la fois atypique et exemplaire.

Plutôt que d’être présenté comme une " autobiographie ", Vent en rafales est qualifié à juste titre sur la page couverture de " récit " par Christiane Besse, son éditeur de toujours en France. Car si Nasreen y narre son passage de l’adolescence à l’âge adulte, elle outrepasse les limites du témoignage individuel pour accéder à l’universel, ne serait-ce que par l’élargissement de son propos à la description d’une société certes distincte, ainsi que toutes le sont, mais aussi miroir de l’humanité.

Dans une langue aiguisée, allergique à l’auto-complaisance et aux concessions, une langue qui traite chaque détail comme autant de pierres à multiples facettes reportées sur une radiographie qui devient de plus en plus complexe au fil des pages, Nasreen parvient à insuffler au texte un rythme cardiaque désarçonnant. Il s’accorde d’un côté au lent écoulement du temps vécu par les filles et les femmes, condamnées à la répétition monotone des gestes du quotidien et à une immobilisation mentale, intellectuelle, physique et géographique et, de l’autre, à une accélération du pouls dû à leurs peurs et effrois légitimes. Dont par exemple, chez sa mère, la menace constante d’être répudiée.

Si deux termes suffisaient à définir Vent en rafales ce serait : menottes et cadenas. L’une des forces du livre est en effet de montrer comment peu à peu, tantôt à coups apparemment légers tantôt de manière soudaine ou sous les coups d’une trique transmise du père au professeur au mari, y compris de papier, pour reprendre les termes de Nasreen, les hommes guettent les filles devant la porte de l’âge adulte d’où ils accélèrent le processus de désorientation, de déstabilisation et d’atrophie des femmes en devenir, conditions sine qua non pour parvenir, une fois vidées et hébétées, à les enfermer dans un univers carcéral.

Car enfin, comment expliquer ce qui autrement pourrait laisser entendre, comme tant s’acharnent à vouloir le faire croire, que les femmes accepteraient volontiers d’être dépouillées de leur libre arbitre. Les étapes successives du processus d’enfermement, la jeune Nasreen les découvre une à une comme autant de mines tapies sur son chemin, puis en décortique brillamment la signification tout au long du récit de ses propres stupeurs, éclairs de lucidité, reculs devant la force de l’adversité, détermination, actes d’indépendance, repliements sous l’impact des barrières érigées par ses proches et le système social et bonds dans l’inconnu. Ces allers et retours incessants forment la trame d’un livre dont le début, pour qui n’a pas lu le premier tome,Enfance au féminin, résume la petite enfance de l’auteur et rappellera aux autres l’inexorable continuité de l’oppression.

Si, d’autre part, une expression suffisait à exprimer le ton du livre, ce serait alors Les quatre murs de la pièce se mettent à avancer sur moi pas à pas... Que ce soit ceux dressés à " Sans souci ", la maison familiale où Nasreen est écartelée entre un père violent auto-institué tout-puissant, mais savant, et une mère réfugiée dans la religion à force d’échecs - notamment celui de n’avoir pu étudier alors que le pécule versé par sa famille à son mari, d’origine pauvre, a permis à ce dernier de devenir médecin. Ici comme ailleurs, Nasreen ne se drape pas dans les habits de la vertu. La rencontre avec son passé lui permet de réaliser que, dressée contre l’injustice sociale, elle ne traitait pas moins les domestiques en inférieurs, que tout en se targuant de lutter contre le dénigrement généralisé des femmes, elle se comportait ignoblement avec sa mère.

Et puis, il y a les murs invisibles érigés dans les villes puisque à l’instar de toutes, il lui fut impossible de savourer seule le son de ses pas dans les rues et, enfin, ceux de l’appartement conjugal, symboles obsédants d’un amour destructeur. Sa seule alternative : contourner l’inacceptable dans l’espoir de décrocher son diplôme en médecine et protéger à tout prix sa passion de l’écriture. Et, enfin, un jour peut-être avoir suffisamment grignoté le ciment qui enserre les briques pour s’en emparer et les transformer en mots dissidents.

En somme, l’association d’un rythme particulier, d’expressions et de descriptions ancrées dans le concret propulse Vent en rafales dans l’univers des œuvres marquantes.

 Taslima Nasreen, Vent en rafales, Éditions Philippe Rey, Paris, 2003

Mis en ligne sur Sisyphe le 5 janvier 2004

Danielle Charest



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