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Des questions à se poser sur la prostitution

19 janvier 2004

par Micheline Carrier

Dans le débat sur la prostitution qui resurgit périodiquement, je suis un peu fatiguée qu’on nous fasse la morale sur les devoirs de solidarité incombant à toute bonne féministe et qu’on use sans cesse de la culpabilisation, sous-entendant, quand on ne l’affirme pas explicitement, que nous sommes indifférentes à la violence à l’égard des prostituées. Je me demande même s’il ne s’agit pas d’une stratégie de diversion ou d’une tentative d’intimidation destinée à enterrer des points de vue qu’on ne réussit pas autrement à étouffer.



On nous reproche tantôt de ne pas nous présenter aux manifestations des "travailleuses du sexe" ; tantôt de ne pas avoir manifesté ostensiblement notre compassion pour les femmes prostituées assassinées à Vancouver ; tantôt de ne pas soutenir les groupes de prostituées qui réclament un statut de travail légal pour la prostitution ; tantôt d’être ignorantes, sans conscience, sans coeur, et même schizophréniques et folles, de belles qualités que nous prête une certaine LAM sur un site "ouvert et public" où des antiféministes notoires ont connu de beaux jours au temps des cigales.

Au bout du compte, ce qu’on nous reproche, c’est de ne pas partager les opinions et les valeurs de celles qui réclament un statut de travail pour la prostitution au même titre que le travail d’infirmière, travailleuse sociale, journaliste, enseignante ou ouvrière. À lire certains propos, on croirait que toutes les femmes, toutes les féministes et le monde entier devraient se ranger derrière cette cause et même faire la promotion de la prostitution, comme le font certaines associations de "travailleuses du sexe". On serait moraliste, rétrograde, timoré-e, fermé-e, et quoi encore, quand on s’interroge sur le sens de la prostitution et sur la place qu’elle occupe dans la mondialisation des marchés. À lire certaines interventions, il faudrait suspendre toute réflexion autre que celle rencontrant les revendications de certains groupes qui visent - et c’est légitime - à remédier à des problèmes pratiques à court et moyen termes, mais sans remettre en question la prostitution elle-même.

Et moi, si je ne vois pas dans la prostitution une "profession" comme une autre, suis-je "dans le champ" pour autant ? Si je vois dans ce soi-disant "travail ordinaire" un piège qui se referme sur la majorité de celles qui y entrent (deux de mes proches ont connu ce piège), une voie sans issue, bien qu’elle permette à certain-es de faire rapidement de l’argent et de le dépenser aussi vite, selon la logique de consommation d’un système patriarco-libéral qui favorise l’exploitation des un-es par les autres ? Et si je crois qu’une société dite évoluée devrait tout mettre en oeuvre pour favoriser l’égalité des chances et combattre la marchandisation des êtres humains plutôt de proposer cette voie d’évitement aux jeunes et aux moins jeunes qui essaient de se frayer un chemin dans la jungle du marché du travail ?

Et si, au-delà de la reconnaissance des droits et des besoins des prostituées, je veux m’interroger sur les prétendus droits de vendre son corps et sa sexualité, d’acheter des "services sexuels" et de vendre le corps des autres ? Si je veux comprendre la nature, les causes et les conséquences de la prostitution, non seulement pour les prostituées elles-mêmes, mais pour l’ensemble des femmes et de la société - car il se trouve que je me préoccupe de l’avenir des femmes et de la société - si je veux comprendre également les facteurs qui font en sorte que, dans des conditions économiques semblables, certain-es entrent dans la prostitution et d’autres pas ?

Si, en tant que féministe, je cherche à voir plus loin que le bout de mon nez pour entrevoir l’impact éventuel, sur l’ensemble des femmes et des sociétés du monde, de décisions locales, nationales ou internationales qui légitimeraient la prostitution et la proposeraient comme un modèle de travail, acceptable parce que payant, suis-je toujours "dans le champ" ? Bref, si je ne suis pas assez détachée pour considérer l’acte de se prostituer et celui de prostituer les autres comme de banales transactions financières, des relations purement économiques et l’exercice d’une liberté individuelle, est-ce que je nie les droits des prostituées et contribue à la violence qu’elles subissent ?

Il y en a qui disent : " Oui, mais on n’a pas le temps de réfléchir à tout ça, il faut vite faire quelque chose et on réfléchira après ". Il ne s’agit pas de se croiser les bras pendant qu’on réfléchit... on peut tout à la fois réfléchir et agir, non ? Pourquoi ne faudrait-il prendre en compte que des facteurs sociaux et économiques individuels et écarter toute analyse des aspects collectifs de ces revendications ? Dans tous les autres domaines, le féminisme se caractérise notamment par son analyse globale des enjeux tant collectifs qu’individuels, tant politiques qu’économiques, des problèmes sociaux, il n’hésite pas à scruter et à mettre en cause les institutions patriarco-libérales. Pourquoi cette analyse serait-elle non avenue dans le cas de la prostitution et des autres formes de marchandisation du sexe ? 

Je suis entièrement d’accord pour qu’on cesse de traiter les prostituées comme des criminelles, qu’on leur donne les services de tout genre et qu’on protège leurs droits fondamentaux, comme pour tout-e citoyen-e. Qu’on enlève à la police le pouvoir de les harceler et que ladite police s’intéresse plus activement à ceux qui leur font violence et qui les exploitent (proxénètes, clients, trafiquants de drogues dures et crime organisé). Mais pour atteindre ce but, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de normaliser la prostitution en lui donnant un statut de profession comme une autre. Si certaines y trouvent un "travail libre", pour la majorité, ce sont des "travaux forcés" quels que ce soient les motifs qui les ont conduites à se prostituer. Pour un petit nombre heureuses de leur sort, est-il pertinent de modifier les lois dans un sens qui ne prendrait pas en compte la réalité de toutes et qui légitimerait l’exploitation de milliers de personnes ?

Dénoncer les violences qui sont faites aux prostituées, reconnaître leurs droits fondamentaux et leur dispenser les services auxquels elles ont droit comme tout-e citoyenn-ne, cela n’empêche pas de réfléchir en même temps à des alternatives à la prostitution. De se demander ce que devraient faire les États afin que des femmes, des enfants et des hommes ne soient plus obligé-es d’emprunter ce chemin et puissent plutôt l’éviter. Il faudrait, entre autres, accentuer la lutte contre les politiques néo-libérales qui multiplient les inégalités, creusent les fossés entre individus et entre classes sociales. C’est utopique tout ça, nous dit-on, pendant que vous réfléchissez, les prostituées écopent. Et si renoncer à lutter contre un système qui engendre des situations d’inégalité, d’exploitation et de misère (et la prostitution est tout ça pour la majorité des personnes prostituées), c’était démissionner, céder au néo-libéralisme tout azimut, obéir aveuglément aux diktats de la mondialisation qu’on veut combattre pourtant dans d’autres domaines ?

Je partage l’opinion selon laquelle « discuter prostitution sans aborder le combat pour une meilleure redistribution de la richesse restera toujours de l’ordre des beaux discours ». Mais en légitimant la prostitution comme moyen de gagner sa vie sans mener une réflexion sur les conséquences de cette légitimation ; en acceptant collectivement que des êtres humains soient obligés, pour survivre, de se vendre (car sauf exception, c’est de cela qu’il s’agit) comme aujourd’hui, dans les pays les plus pauvres de la planète, des parents se voient contraints de vendre leurs enfants et des femmes de se prostituer pour faire vivre leur famille, sera-t-il encore possible de parler de redistribution équitable de la richesse, d’égalité et de justice sociale ?

Si la prostitution, conséquence des inégalités systémiques, est désormais considérée une "profession comme une autre"- c’est le cas déjà dans plusieurs pays - on orientera vers cette "profession" des êtres humains défavorisés par le sort et par les systèmes politico-économiques ; on ne cherchera pas à transformer ces systèmes. On organisera sur les plans national et international la mise en marché de cette "ressource naturelle" afin d’en tirer le plus d’avantages possibles, comme certains pays le font déjà, et l’État se croira dégagé de ses responsabilités sociales. Est-ce ce que nous souhaitons à moyen et à long terme au Canada ? Parce que le néo-libéralisme prédateur a déjà commencé à normaliser la prostitution partout dans le monde, tolérant même la tutelle du crime organisé, faut-il baisser les bras et s’y lancer tête première ? Le développement et le progrès des sociétés ne devraient-ils pas conduire à éliminer l’exploitation des êtres humains au lieu de la banaliser et de l’encourager ?

Ce qui précède a un rapport au fait que je ne participerai probablement pas à une vigile en mémoire des prostituées de Vancouver (et d’ailleurs) le 17 décembre prochain. Je ne participerai pas à cette vigile principalement parce que ses initiatrices associent à cet événement une idéologie (je ne donne aucune connotation péjorative à ce mot) qui sous-tend une demande formelle à l’État de modifier les lois de manière à reconnaître un statut professionnel à la prostitution, bref de banaliser l’exploitation sexuelle. Or, si la prostitution n’est pas à mes yeux un travail librement choisi pour la majorité des femmes, des adolescent-es et des enfants qui la pratiquent, si je crois qu’elle est une forme de violence, et qu’en faire une profession n’éliminerait pas cette violence et l’exploitation, quel serait le sens de ma présence à cette vigile ?

En outre, comme certaines l’ont rappelé, il y a d’autres occasions de dénoncer la violence à l’égard des prostituées et de réclamer la protection de leur personne et de leurs droits fondamentaux. Par exemple, le 25 novembre, lors de la Journée internationale contre les violences faites aux femmes, et le 6 décembre, Journée nationale de commémoration et d’action sur la violence contre les femmes (instituée par le gouvernement canadien en 1991 et qui coïncide avec l’anniversaire de Polytechnique). Un grand nombre de féministes ne participent à aucune activité le 25 novembre ni le 6 décembre, pourquoi serait-ce un manquement plus grave à la solidarité si elles ne participent pas à la vigile du 17 décembre ?

Ceci dit, suis-je moins sensible et moins révoltée que d’autres contre cette violence extrême à l’endroit des prostituées de Vancouver et d’ailleurs ? J’en ai mal au ventre seulement à y penser et je crois qu’il faudrait réclamer, en plus de mesures de prévention pour les prostituées, une enquête publique qui pourrait faire la lumière sur le comportement de la police dans ces drames. Mais puis-je exprimer ma compassion à ma manière sans être jugée sur les apparences, sans qu’on me prête un coeur de pierre et une dangereuse dissociation de la réalité ? Si vous réclamez la liberté de lutter pour vos opinions et vos valeurs, ce que je vous reconnais volontiers même si je ne les partage pas, ne pourriez-vous pas m’accorder la même liberté sans toujours mettre en marche le phono de la culpabilisation ? Ce phono-là est le moyen le plus sûr de me désintéresser de votre cause et de me démotiver quand viendra le moment de vous apporter un appui concret pour les demandes sur lesquelles nous nous entendons en matière des droits des prostituées. Je n’écouterai plus vos appels ni vos arguments, comme plusieurs d’entre vous n’écoutez plus depuis longtemps les arguments de celles que vous appelez globalement "les abolos".

Alors, vous pourrez bien claironner, avec une pointe de mépris convenu, que je suis une idéologue ou une théoricienne (vous n’êtes vous-mêmes pas toutes des praticiennes), vous pourrez continuer de me donner des leçons de solidarité féministe, je n’en tirerai pas profit puisque je ne vous entendrai plus.

Est-ce ce que nous voulons ? Des monologues de sourdes ?

Mis en ligne sur Sisyphe, le 12 janvier 2004

Micheline Carrier

P.S.

Cet article a été écrit dans le cadre d’un débat sur Netfemmes en janvier 2004.




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