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Fabrication d’un nouveau mythe sur la prostitution

18 janvier 2004

par Élaine Audet

Le débat en cours sur la prostitution tourne de plus en plus en procès
des féministes qui, selon certaines, seraient coupables de tous les
maux, de l’indifférence face aux assassinats de prostituées ainsi que de
leur victimisation et de leur stigmatisation. Pas un mot ou presque des
véritables responsables des agressions et des meurtres de prostituées,
les pimps, gangs de rues, membres du crime organisé et les clients qui
considèrent que payer leur donne tous les droits sur les prostituées,
celui de les battre ou de les abattre si tel le veut leur fantasme du
moment ou leur misogynie.



Tout se passe comme si les féministes avaient créé les termes péjoratifs dont, depuis toujours, les hommes ont traité les femmes prostituées, les stigmatisant de leur mépris. Ce ne sont pourtant pas elles qui sont responsables des conditions de travail des prostituées et de l’hostilité des gens qui voient leur milieu de vie transformé en marché ouvert de femmes et de drogues. Parce qu’on n’est pas arrivé à extirper les causes d’un problème, faut-il en légitimer les conséquences ?

Les féministes de toutes tendances sont unanimes à dénoncer la violence
envers les femmes dont celle qui frappe les prostituées est une des plus
constantes, brutales et meurtrières. Nous ne pouvons être sur tous les
fronts à la fois mais, personnellement, je prends pour acquis que
chacune d’entre nous fait le maximum qu’elle peut là où se situe son
action. Va-t-on instaurer un tribunal pour départager les bonnes et les
mauvaises féministes, celles qui sont engagées sur le terrain de
l’écriture de celles qui sont dans des groupes, ou des « travailleuses
du sexe » qui devraient avoir le monopole de la parole sur ce sujet ?
Ne devrions-nous pas plutôt nous unir contre ceux qui sont responsables
des crimes contre les femmes, de leur mise en marché de plus en plus
jeunes, afin de satisfaire à la demande croissante des clients ?

Contre la prostitution et non contre les prostituées

A-t-on jamais entendu dire que ceux et celles qui ont dénoncé l’esclavage étaient contre les Noir-es ? Pourtant, on tente de faire croire que les féministes sont moralistes et méprisent les prostituées lorsqu’elles dénoncent le système proxénète, l’inconscience et la violence des clients, la marchandisation mondiale des femmes par le néolibéralisme. Au Québec, faut-il le répéter, il y a un consensus parmi les féministes pour que tous les niveaux de gouvernement cessent de traiter les prostituées comme des criminelles et leur fournissent l’accès aux services sanitaires, sociaux, judiciaires et policiers qu’elles réclament.

Là où il y a débat, c’est sur la criminalisation des clients, les proxénètes tombant déjà, bien que de façon très laxiste, sous le coup de la loi au Canada. Pour la majorité des féministes, la défense des droits des prostituées ne signifie aucunement l’appui à la libéralisation totale du « travail du sexe ». Il n’y a aucune commune mesure, comme certaines le prétendent, entre le droit de se prostituer et les droits des lesbiennes, le droit au divorce et à l’avortement. Ces droits visent la réappropriation de leur corps par les femmes, alors que le système prostitutionnel les en dépossède et en fait une marchandise disponible pour tous les hommes.

Participer à sa propre oppression ?

On peut se demander qui représentent réellement les organismes qui font la promotion de la prostitution comme un nouveau « style de vie », une nouvelle étape de la sexualité où les femmes pourraient librement s’affirmer et s’épanouir ? En quoi sont-ils plus crédibles que la grande majorité des femmes prostituées qui, selon de nombreuses enquêtes, disent vouloir s’en sortir ? L’histoire nous montre qu’il y a toujours eu des opprimé-es qui adoptent le point de vue dominant afin d’échapper au destin de leurs semblables et d’en tirer des bénéfices personnels immédiats. Les intérêts en jeu sont énormes et on peut facilement présumer que tous les moyens (dont la propagande) seront utilisés pour faire passer une loi légitimant « le travail du sexe » et la marchandisation des femmes.

Le mouvement actuel de libéralisation de la prostitution prend racine dans la libéralisation générale de l’économie et sert objectivement ses intérêts. Il est de plus en plus fréquent d’entendre, aux Nations Unies ou dans les médias, un discours dans lequel on présente l’industrie du sexe comme une alternative aux problèmes économiques, voire même un chemin vers le développement. L’État y trouvera son compte en empochant des impôts additionnels et fera des économies sur les prestations de chômage et d’aide sociale en prétendant qu’il y a toujours du travail disponible sur le marché du sexe.

À la base de la position pro-libéralisation, il y a la conviction que le
comportement sexuel des hommes ne saurait changer, qu’il faut en
prendre son parti et chercher à en tirer le plus de bénéfices possibles.
On croirait entendre les chantres de la mondialisation néolibérale qui
cherchent à nous convaincre qu’il n’y a pas d’autres voies possibles et
que tout le monde pourra en bénéficier après les "rationalisations" et
"restructurations" nécessaires. On voit ce que ça donne !

Finalement, seules sont attaquées les féministes qui ne croient pas que
la décriminalisation totale de la prostitution apporterait tous les
bénéfices que nous prédisent les associations de « travailleuses du sexe
 » et résoudrait les problèmes de santé publique, de sécurité des
prostituées, de contrôle du crime organisé, du trafic international, des
risques liés à la prostitution de rue ou en bordel. Il n’y a qu’à lire
les nombreuses études sur la situation dans les pays qui ont légalisé la
prostitution comme les Pays-Bas et l’Australie. Pour Sheïla Jeffreys,
qui a analysé l’expérience australienne, la légalisation constitue un pas en arrière. Voici, en bref, quelques-unes de ses conclusions.

La libéralisation de la prostitution ne résout rien

Au lieu de réduire le fossé entre la population et les prostituées, la
légalisation le creuse davantage du fait que, même si elles y sont
opposées, les instances locales n’ont pas le droit de refuser de permis
à un bordel du moment que certaines conditions sont remplies. La
démocratie est piétinée par le système prostitutionnel qui a la caution
de l’État. Les problèmes de santé publique ne sont pas résolus non plus,
parce que seules les femmes prostituées sont « soumises » à un examen
vénérien périodique mais pas leurs clients. C’est donc leur santé à
elles qui est une fois de plus mise à risque, environ 40% des clients
refusant de porter un condom.

On pense que la libéralisation de la prostitution va limiter l’emprise
du crime organisé en forçant toutes les personnes impliquées à agir au
grand jour et légalement. Dans les territoires où la prostitution est
légalisée, remarque Jeffreys, persiste un secteur illégal
considérablement plus développé que le secteur légal. Le nombre de
bordels illégaux est estimé parfois à quatre fois plus que les
établissements licenciés. La décriminalisation ne met pas fin non plus à
la corruption très répandue parmi les forces policières, la
magistrature, l’appareil judiciaire, les avocats et la classe politique.
Des policiers n’hésiteraient pas à administrer des surdoses mortelles à
des prostituées qui risqueraient de les compromettre.

Les faits montrent également que la décriminalisation n’amène pas la
sécurité des prostituées, ni la diminution de la violence « ordinaire »
pratiquée par les clients, ni les viols, les agressions, les meurtres
auxquels elles sont constamment exposées. Dans certains bordels, il y a
un bouton d’alarme, mais l’intervention n’a lieu qu’après l’agression.
Une fois que la porte de la chambre est fermée, il s’avère impossible de
protéger les femmes. Celles qui se spécialisent dans les pratiques S-M
sont la plupart du temps engagées comme « soumises » et leur corps peut être tailladé, percé, marqué au fer rouge. La pénétration au poing du vagin et de l’anus peut déchirer le colon et entraîner la mort. On
constate également que la légalisation a entraîné une forte hausse de la
pénétration anale. Cette violence est entièrement légale, souligne
Jeffreys, et les femmes n’ont aucun recours parce que c’est pour cela
qu’elles sont payées. En plus, les femmes prostituées peuvent se voir
imposer des amendes par leurs employeurs si elles se refusent à un client qu’elles jugent dangereux.

Expansion de la prostitution de rue et du trafic

La prostitution de rue continue en dépit de l’existence de bordels
légaux où les femmes auraient pu se croire plus en sécurité, même si ce
n’est pas le cas. La violence, la toxicomanie et les problèmes avec les
résidants ne font que s’aggraver. La majorité des prostituées sont
itinérantes et consomment de la drogue. On peut dire sans exagérer
qu’avec la légalisation, certaines zones des villes sont entièrement
consacrées à l’exercice de la violence masculine.

Contrairement, encore une fois, à ce que prétendent les promotrices de
la décriminalisation totale de la prostitution, celle-ci entraîne une
croissance de la traite des femmes dont le nombre requis pour
approvisionner les bordels légaux et illégaux est en perpétuelle
expansion. Les entrepreneurs du sexe (ex-proxénètes) préfèrent les
femmes issues de la traite parce qu’elles sont plus vulnérables, donc
plus profitables. Les trafiquants vendent ces femmes aux bordels pour
$15 000 chacune. Pour rembourser cette dette, elles devront avoir des
rapports sexuels avec environ 800 hommes.

En plus de ne pas réduire la violence envers les prostituées, la
décriminalisation de « l’industrie du sexe » suscite à l’échelle de la
société une culture prostitutionnelle. Le comportement des hommes à
l’égard de la prostitution est normalisé et celle-ci acquiert une place
ordinaire et routinière dans la culture. Comme on peut facilement
l’imaginer, cette normalisation de la prostitution a des retombées
néfastes sur le statut et les conditions de vie de l’ensemble des
femmes, toutes plus ou moins considérées comme des prostituées en
puissance.

Comment peut-on croire qu’un pareil choix améliorerait la vie des
prostituées ? Comme le dit l’auteure iranienne Chahdortt Djavann à propos de la liberté individuelle invoquée pour justifier le port du voile : « Si aujourd’hui, des jeunes Juifs commençaient à porter l’étoile jaune,
en clamant « c’est ma liberté » ; si des jeunes Noirs décidaient de
porter des chaînes au cou et aux pieds, en disant « c’est ma liberté »,
la société ne réagirait-elle pas ? » Que doit-on faire quand certaines
femmes disent trouver leur liberté dans la marchandisation de leur corps et cherchent à imposer leur expérience individuelle comme une expérienceacceptable pour l’ensemble de la société ?

La notion de « travailleuses du sexe » sert à faire tomber l’opposition
féministe à la mise en marché des femmes à l’échelle planétaire. Et les
clients ne demanderont pas mieux de croire que c’est par choix, voire
par goût, et non par nécessité, comme le démontrent toutes les enquêtes,
que des femmes se prostituent.

L’abolition de la prostitution est une action à long terme qui suppose
la remise en question des rapports sociaux, économiques et sexuels de
domination ainsi que des mesures immédiates pour combattre la pauvreté et la violence envers les femmes, pour fournir aux prostituées l’aide et la protection dont elles ont besoin, pour mettre en place des moyens de résistance aux proxénètes et aux dealers (souvent les mêmes), de dissuasion et de sensibilisation des clients.

Rompre la loi du silence

Dans tous les pays, des groupes d’ex-prostituées, de survivantes, luttent pour mettre fin à cet esclavage en ciblant les clients et les proxénètes sans lesquels il n’y aurait plus de prostitution. À San Francisco, par exemple, d’anciennes prostituées ont formé l’association Standing
Against Global Exploitation (SAGE)
, qui cherche à rééduquer les clients par le paiement d’une amende et la confrontation avec celles qu’ils ont toujours considérées comme des objets consentants. Les témoignages entendus font voler en éclats tous les mythes entretenus autour de la prostitution comme choix et libération. Voir :

Dominique Foufelle, Les survivantes parlent aux survivantes
Jeanne Cordelier, La dérobade, Paris, Hachette, 1976.
Agnès Laury, Le cri du corps, Paris, Pauvert, 1981.
Nancy Huston, Mosaïque de la pornographie (Marie-Thérèse/Vie d’une
prostituée), Paris, Denoël/Gonthier, 1986.
Nicole Castiani, Le soleil au bout de la nuit, Paris, Albin Michel, 1998.
Delphine Saubaber, « Paroles d’anciennes », L’Express, 22.08.02.
"Entretiens avec Cathy, ex-prostitutée", Nouvelles Questions Féministes.
No. 2/2002.
Témoignages :
La parole aux prostituées (Québec)
Témoignages de survivantes (France)

Heureusement, d’autres voix se font entendre sur Netfemmes et ailleurs
pour proposer une analyse différente de l’expérience de la prostitution
et parlent de la peur liée au fait de rompre la loi du silence. Comment
peut-on confondre la soumission sexuelle aux voeux de tout un chacun à
une libération sexuelle ou à la libre expression de la sexualité ? À force de répéter les mêmes arguments à la façon d’un mantra, on cherche à nous convaincre qu’il est de l’intérêt du mouvement féministe de cautionner l’esclavage sexuel des femmes sur le marché du sexe. Devant une telle résignation, on ose à peine se demander ce qui arrivera quand
les hommes n’auront plus besoin des femmes pour procréer, ni de
mères-porteuses pour engendrer seuls, quand les femmes jetées dans le
boulier planétaire de la prostitution seront uniformisées et offertes
comme des objets de consommation courants.

Il est grand temps de briser le silence sur le rôle de l’acheteur de services sexuels en se demandant si ce n’est pas le droit et le pouvoir discrétionnaire aux sévices sexuels qu’il achète. Il s’agit non pas de puritanisme, mais d’une question éthique fondamentale concernant la marchandisation de l’humain.

Élaine Audet

P.S.

Cet article a été écrit dans le cadre d’un débat sur la liste féministe Netfemmes en janvier 2004.




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