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Les ombres de Kaboul : impressions afghanes
Soirée entre hommes : l’apartheid envers les femmes

janvier 2004

par Nicole Barrière, sociologue et poète


Le lendemain et le surlendemain, je devais expérimenter une autre forme de débat, celui qui se pratique entre hommes. La soirée se passait chez un journaliste, un combattant de l’alliance du Nord et quelques-uns de ses amis.

Réception en toute simplicité et très sympathique au premier abord, sauf que j’étais la seule femme. J’avais donc un statut très étrange, puisque j’étais une femme admise au milieu des hommes... c’était inconfortable sauf à prendre le parti de trouver l’expérience amusante, or très vite les choses perdent leur aspect ludique et font monter la révolte, l’indignation, la colère, l’incompréhension face à l’injustice et le non-respect de l’autre comme humain.

Le journaliste entama un long entretien sur la conférence pour le droit des femmes, me demandant des détails sur ces trois jours. J’exposais donc les revendications formulées par les femmes Afghanes, je ne sais si au bout d’un moment, autant d’impudence l’énerva ou si la vodka qu’il buvait avec outrance faisait effet, il commença un discours sur le fait que ces femmes ne représentaient pas la majorité des Afghanes, qu’elles étaient les 3% minoritaires et instruites, que j’étais une Parisienne et je ne connaissais rien à la dure réalité des paysannes du Nord où la vie dans les fermes est dure, et que si je voulais il m’y emmènerait, qu’il était un combattant, un communiste, il se mit à raconter la rudesse de la vie de militant et celle des combats.

Je l’ai laissé parler et lui ai répondu que j’étais moi-même issue du milieu paysan, que la vie dont il me parlait, je pouvais l’imaginer pour l’avoir vécue et qu’en aucun cas, cela n’empêchait de se battre pour ses droits, qu’il fallait bien entendu avoir accès au savoir, mais que cela était possible et que dans ce cas-là une avant-garde me paraissait nécessaire si elle portait les revendications de toutes les autres.

C’est à ce moment qu’il fit venir sa femme qui ne resta que quelques minutes, il venait de m’expliquer qu’elle était analphabète ; alors j’osais lui demander, s’il ne voyait pas une contradiction, entre d’une part le fait qu’il appartienne à une classe instruite, voire lettrée comme journaliste et si, d’autre part comme communiste cela ne gênait pas que sa femme soit analphabète alors qu’il aurait dû et pu l’instruire.

Sa réponse m’a laissée sans voix et sans mouvement, il m’a répondu qu’il avait été marié très jeune avec cette femme, qu’elle l’avait soutenu depuis trente ans et qu’il avait alphabétisé beaucoup de gens mais que si sa femme avait été instruite, elle l’aurait quitté car elle n’aurait pas supporté son sale caractère et le fait qu’il boive.

J’étais donc là non pas en face d’un religieux ou d’un partisan d’une idéologie qui considère la femme comme inférieure, non, j’avais le prototype afghan du macho, veule et tristement alcoolique ; il m’est venu alors à l’idée que la ruine de ce pays était le fait des hommes et pas seulement celui de la situation géo-politique, de la guerre ou des luttes de pouvoirs actuels mais bien d’une autre guerre interne dans ce pays, la guerre que les hommes font aux femmes, en refusant leur intelligence, leur savoir-faire, leur expérience et leur différence. Il est peut-être temps d’appeler ce phénomène par son nom et de le dénoncer : l’apartheid envers les femmes.

Je lui ai simplement demandé s’il avait jamais pensé qu’en instruisant sa femme, elle aurait pu lui être reconnaissante de le faire et serait restée, et que peut-être la modification du rapport au savoir l’aurait changé lui aussi. J’ai eu l’impression qu’une telle idée ne l’avait pas effleuré car il m’a répondu de façon sibylline : « Lorsque je quitte ma femme, je prie trois fois et lorsque je croise une femme dans la rue, je prie douze fois ! »

Est-ce le geste secret du corps qui lie les images impossibles d’un arc incandescent qui brûle l’imaginaire des hommes, un tressaillement invisible qui loin de redonner vie, loin d’apprendre ou de réapprendre à rêver la terre, la traque jusqu’à l’horreur du viol ?

La soirée s’est terminée et il m’a invitée pour le lendemain où je serais « l’invitée d’honneur de sa femme ».

Le lendemain, j’ai expérimenté autrement d’être une femme seule parmi les hommes. Repas afghan soigné, vodka à volonté, en présence de quelques notables, un ministre, un maire, un ancien général de la police reconverti en homme d’affaires, un autre journaliste et les amis de la veille.

Toute la soirée a été un débat Afghano-Afghan, sûrement passionnant sauf si j’en juge par les morceaux qui m’ont été traduits où il s’agissait encore de raconter la guerre, des histoires de poste de police ou les plaintes récurrentes du ministre d’être mal rémunéré en comparaison de certains de ses collègues, de la situation disparate des intellectuels exilés qui reviennent. En outre, avec je ne sais quel malin plaisir, il avait été décidé de faire boire le maire qui est sorti de la soirée bien « mûr ».

Cette soirée m’a laissé un profond écoeurement, l’impression d’être dans un monde en perdition dans un pays avec des collusions de pouvoirs entre média, homme d’affaires, de tous bords, royalistes et alliance du Nord confondus.

Ecoeurement et aussi colère et rage car ayant vu l’implication et la détermination des femmes à prendre en main leur destin, j’avais là en face de moi des hommes qui auraient toujours face à elles le dernier mot et le droit même s’ils sont alcooliques, et veules. Ce soir-là je n’ai pas vu sa femme !

La question que l’on peut se poser concerne l’occupation de l’Afghanistan par les Soviétiques ; de cette période, les Afghans reconnaissent que si l’idée d’occupation est insupportable, ce fut la seule période de réelle modernisation du pays en termes d’équipements et de droits. J’ai pour exemple cette femme Afghane rencontrée à l’aéroport et qui rentrait en France. Elle s’est exilée pendant l’occupation soviétique, mais la raison de son départ est autre, elle habitait une province du Nord, était mariée avec deux enfants et exerçait le métier de sage-femme. A cette époque son mari a voulu prendre une seconde épouse, elle a refusé et demandé le divorce, qu’elle a obtenu ainsi que la garde de ses enfants, et elle a décidé de s’exiler en France. Cet exemple montre tout d’un coup, qu’en situation d’occupation, il peut y avoir un état de droit et une protection de l’individu, là de la femme. Se pose alors une interrogation sur l’évolution actuelle dans ces régions du monde, pourquoi ces retours au patriarcat et à des pratiques les plus barbares dans les rapports sociaux des civilisations existantes ?

Il semble qu’un mouvement de fonds lié à la crainte, à la peur qui a imprégné ce pays pendant la période des talibans et qui est encore présente dans les actes de la vie des hommes et des femmes, dans les discours, de l’ancrage de la religion depuis quatorze siècles, aussi fort que l’ancrage chrétien en Europe.

Ces tendances sont de retour dans les ex-républiques soviétiques d’Asie centrale mais cela ne saurait justifier ni la barbarie, ni le Moyen-Age de ce qui est vécu par les femmes. Je fais l’hypothèse qu’en l’absence de toute éthique du capitalisme et de la mondialisation, on aboutit à ces replis religieux et traditionnels. C’est comme si, en refus des rapports marchands, se substituaient d’autres rapports tout aussi violents mais référés comme appartenant à une « culture », celle de cette région, prise dans un carrefour d’influences tellement différentes que la seule solution est ce repli. J’ai même lu récemment que certaines régions pensaient que les talibans avaient apporté de l’ordre et de la sécurité. Cela fait réfléchir aux ancrages du fascisme dans la peur panique où poussent la misère et le dénuement.

Je suis rentrée avec la voiture du maire, qui heureusement avait un chauffeur, il m’a ramenée à la porte de l’hôtel et là, sans doute les effets de la vodka aidant, il m’a embrassée comme du bon pain, le chapelet à la main !

J’ai pensé que Kaboul était en plein chaos et que les femmes courageuses que j’avais rencontrées auraient besoin encore de beaucoup de courage et de soutien, qu’il faudrait partout où ce serait possible rappeler la barbarie dont elles sont victimes, la rappeler sans cesse et toujours la dénoncer, ne jamais accepter les mots qui justifient cette violation des droits et qui sont prononcés pour imposer le silence : culture ou tradition. Non, il n’y a à avoir aucun respect pour de telles traditions, il faut les combattre, non, il ne faut pas nommer culture ce qui se nomme barbarie.

écume sans musique
marée jusqu’à l’épuisement
brûlures du sable et les algues succèdent aux épines
l’onde immobile fait un lit aux amants
si tu voulais sans agiter ma peine
m’enlever jusqu’à cet abandon
je traverserai les mots pour inviter leur turquoise
à ce frôlement de nuque juste au creux de la langue
le murmure arc-en-ciel qui invente l’orage
la liberté de la foudre
des amants palpitants leur crépuscule d’aimer
si tu voulais regarder
d’embarque à nos baisers
j’allumerai tant et tant de lunes
qu’aucune marée n’y serait plus fidèle
qu’aucune solitude à nos bras égarés
ne bruisserait des antiques rancœurs des naufrages
j’aurai le coeur au galop comme un cheval d’enfant
si tu voulais...
ouvrir ton coeur aux étoiles et tes mains à la vie.

Page six : "Famille et commerce afghans"

© Tous droits réservés Nicole Barrière

Mis en ligne sur Sisyphe, janvier 2004

Nicole Barrière, sociologue et poète



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