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Les ombres de Kaboul : impressions afghanes
Famille et commerce afghans

janvier 2004

par Nicole Barrière, sociologue et poète


Autre épisode de rencontre avec les Afghans.

Chicken street : c’est la rue des commerçants, il commence à faire sombre, la pollution aidant et l’absence d’éclairage donne aux rues des airs fantomatiques ; tandis que nous marchons, des enfants nous demandent de l’argent, ils sont déjà mendiants professionnels, la difficulté est que si l’on donne à l’un, ensuite une nuée se présente et alors pourquoi être injuste ? la misère est pareille pour tous.

Photo : Nicole Barrière, 2003

Cependant un petit groupe décide de nous suivre, il ne s’agit plus seulement de grappiller quelques Afghanis, les enfants sont joueurs, ils veulent aussi s’amuser, rire avec des visages étrangers. Nous passons devant les devantures des magasins, des vêtements, des tissus, des bijoux, toutes les denrées qu’on trouve colorées, disparates parfois. Nous optons pour un magasin pour acheter des pacolls, les fameuses coiffures qui ont identifié Massoud et les combattants de l’armée du Nord.

Le magasin regorge de tapis, de vêtements de soie, de foulard, de bijoux.

Je m’approche pour regarder les tapis, alors la démonstration commence, compte tenu de la faible place qui me restera dans mes bagages, j’opte pour un tapis de soie brodé. Je n’aime pas marchander, c’est un art dans lequel j’excelle peu d’autant que les Afghans ont une technique très subtile, certains annoncent un prix et le mettent en débat, d’autres au contraire demandent au client de donner son prix, une façon d’évaluer l’interlocuteur, de savoir s’il est honnête, si dans cet exercice périlleux, il saura se mettre à niveau avec le prix du marché. Mais y a t-il un prix du marché ?

Dans cette négociation où l’échange est inégal, devant un prix trop bas, un marchand dira : pour moi l’argent n’est pas important, ce qui compte c’est que le client soit content, ce qui compte c’est l’amitié que cette transaction va sceller. Quand on perçoit cela, on est extrêmement prudent par rapport au prix à payer, on ne cherche pas la bonne affaire à tout prix, on se replace dans le contexte du pays, on est vigilant. Vigilant, il faut l’être d’autant plus que les produits du tissage sont de belle qualité, et que tout à coup, la transaction commerciale prend un sens : celui de la relation mais aussi celui du travail.

Alors dans l’achat de mon tapis, je prendrai un modèle de taille moyenne, coloré, un objet qui soit emblématique plutôt qu’ostentatoire.

Dans l’hôtel, est installé un bazar et un marchand de tapis. Très vite il a dû repérer les clientes potentielles et comble de chance il parle le français remarquablement. C’est ainsi que nous lions connaissance devant un thé aussi doux que le miel.

Il va nous faire une démonstration de vente de ses tapis, un sens incroyable du commerce, la boutique est comme une ruche, il déploie, il montre, il argumente, son bavardage est tellement convaincant et on sent là un virtuose de la vente, il prend tellement plaisir à ce métier qu’il en est éblouissant et excessif. Tout son art est là, séduire pour vendre, c’est un baladin, il veut attirer tout le groupe de Français... il y parviendra en déployant des tapis plus magnifiques les uns que les autres : tapis afghan en laine et soie rouge, tapis persan frais comme un jardin, pure soie, tapis plus rugueux de laine, dans cette farandole où il nous entraîne, j’ai oublié que je suis à Kaboul avec ses misères, ses ravages, c’est une séquence de rêve, de beauté, de raffinement et de sophistication qu’il offre, tout pour un décor de mille et unes nuits dont on sait à quel point elles peuvent être cruelles.

Chez lui j’ai repéré des châles magnifiques, je n’ai pas forcément envie de négocier, le coup de foudre pour les couleurs d’un châle ne se négocie pas, la transaction se fait avec son fils, je paye le prix annoncé sans broncher, d’autant qu’ayant vu le même type de produit sur des marchés parisiens, le prix de vente est ici bien en dessous.

L’achat conclu, je reviens vers la scène de présentation des tapis, là le padre padrone me demande de lui montrer le châle, il acquiesce et demande à son fils combien il me l’a vendu. Il s’en suit entre eux une conversation vive et animée, je pense immédiatement que le fils s’est trompé dans le prix et a demandé un montant trop bas.

Rien de tout cela, voilà que le père m’invite à choisir un autre châle, je suis très embarrassée, refuse, et là il commence à déballer tous les châles, me montre différents modèles ; devant mon refus, c’est lui qui choisira et m’enveloppera dans un châle magnifique de laine. Il m’invite à aller devant le miroir et devant son insistance, je suis obligée d’accepter. Nous scellons cet accord en buvant le thé et je lui demande si je peux à mon tour lui faire un cadeau, je lui offre un recueil de poésie, alors nous entamons un dialogue sur l’objet de notre séjour à Kaboul. Il est intrigué par cette délégation à dominante féminine et étrangement il est intéressé, son frère plus encore, et c’est ainsi qu’avec juste quelques babioles achetées, nous sommes invitées pour le lendemain à déjeuner chez lui pour que nous rencontrions sa femme, ses filles et toute sa famille.

Photo : Nicole Barrière, 2003

De cette escapade je garde le souvenir d’une journée de repos (c’était le vendredi) en famille, où nous avons déjeuné, parlé, découvert l’intérieur d’une maison afghane, découvert aussi des jeunes filles prêtes à s’ouvrir au monde et paradoxalement, il semblait que leur père tout en restant vigilant et très strict, ne les décourageait pas de vouloir découvrir le monde.

Toutefois nous avons assisté à un épisode où il s’est mis en colère contre une voisine présente, nous n’avons pu savoir le motif de cette dispute.

Toute la famille et le voisinage ont défilé, les grands-mères, les voisines, j’étais à la fois heureusement étonnée de cette ouverture et aussi perplexe mais pourquoi ne pas penser que le monde du commerce, celui qui travaille avec les étrangers a un désir d’aller à la rencontre des autres et d’autres conceptions qui peuvent être en rupture avec la fameuse tradition...

De l’histoire de cette famille de la plaine de Schamalli, je sais que la période des talibans fut une période noire « pas bonne pour le commerce » et qu’elle a dû se réfugier au Pakistan, mais que là encore ce n’était pas bon pour le commerce comme Afghan et que le retour à Kaboul est considéré comme ce qui est arrivé de mieux dans la période récente, et dans l’aisance relative où elle vit, cette famille a espoir dans la reconstruction du pays.

Lorsque nous sommes rentrées, il faisait nuit, le long de la route, j’apercevais les ombres des gens qui marchaient et j’ai pensé le coeur serré que ce pays était peuplé d’ombres, que les visages que j’apercevais dans la lueur des phares, étaient harassés, usés, et peut-être n’y avait-il plus de place pour la révolte ?

Toutefois, la boutique de notre ami à l’intérieur de l’hôtel sera un point de ralliement coloré, une caverne d’Ali Baba où finalement de menus objets deviendront des présents de Noël ...ce qui ne manque pas de m’interroger sur la réalité d’un commerce équitable. Mais comme dit si bien notre hôte : « Ce qui compte c’est que tu sois contente et c’est que je sois content », ainsi se scellent le commerce et l’amitié afghans.

Dans ces incursions dans le monde du tapis et des tissus, se fraye un passage pour aller vers l’autre, je remarque que la jeune femme afghane qui nous pilote et nous assiste revêt un jean et un manteau court, elle a juste gardé un petit foulard sur la tête alors que le premier jour elle arborait une longue tunique noire jusqu’au pied et s’encapuchonnait dans son foulard, je lui fais remarquer que maintenant c’est moi qui porte un châle afghan et elle s’occidentalise de jour en jour, cela la fait rire. Ainsi nous cheminons l’une vers l’autre.

Page sept : " Kaboul, ville des ombres "

© Tous droits réservés Nicole Barrière

Mis en ligne sur Sisyphe, janvier 2004

Nicole Barrière, sociologue et poète



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