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Le marché mondial du sexe au temps de la vénalité triomphante
Comment on transforme un être humain en marchandise sexuelle30 avril 2004
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Ce texte fait partie d’un article intitulé « Prostitution, crime organisé et marchandisation » qui a été publié par l’auteur dans la Revue Tiers Monde, (Paris, PUF, vol. XLIV. n° 176, octobre-décembre 2003 : 735-769). Sisyphe présente le dossier en cinq parties ou chapitres afin d’en faciliter la lecture sur Internet. Un lien à la fin de cet article permet d’accéder à la bibliographie générale.
***** « En vingt jours, on peut briser n’importe quelle femme et la transformer en prostituée ».
« Les marchandises ne peuvent point aller d’elles-mêmes au marché ni s’échanger entre elles. Il nous faut donc tourner nos regards vers leurs gardiens et leurs conducteurs, c’est-à-dire leurs possesseurs. Les marchandises sont des choses et, conséquemment, n’opposent à l’homme aucune résistance. Si elles manquent de bonne volonté, il peut employer la force, en d’autres termes s’en emparer ». (Marx, 1974:95)
Les prostituées, propriété des proxénètes qui les vendent
Les prostituées sont déshumanisées, puisque chosifiées, c’est l’aboutissement même de leur marchandisation. En conséquence, elles cessent de s’appartenir. Elles appartiennent au possesseur de la marchandise, c’est-à-dire au proxénète. La très grande majorité des victimes de la traite des femmes sont violemment contraintes de se prostituer lorsqu’elles parviennent dans le pays de destination (Dusch, 2002:110). « Une fois instauré, le pouvoir du proxénète s’appuie sur la violence, parfois sur la terreur » (Chaleil, 2002:113). Il existe dans les Balkans de véritables « camps de soumission » où les jeunes femmes sont violées et dressées (Loncle, 2001:8). Au Brésil, les fillettes sont « retenues captives comme dans une prison » dans « les boîtes de nuit situées en des lieux éloignés et difficiles d’accès » (Dimenstein, 1992:33). Beaucoup de filles et de jeunes femmes sont traitées comme du bétail :
Tout comme les aviculteurs qui pratiquent l’élevage intensif de la volaille ont créé le terme de « batterie hens » pour les poules que l’on met au forçage dans les cages, soit pour les inciter à pondre, soit pour les engraisser, la technique des modernes trafiquants de femmes a enrichi la langue anglaise de cette expression, les « batterie girls » pour désigner les filles constamment maintenues sous l’effet de la drogue et gardées, elles aussi dans des « cages » pour servir d’esclaves sexuelles. (Barley cité dans Chaleil, 2002:162)
Il existe des lieux d’emprisonnement des filles et des femmes prostituées. Selon la Coalition Against Trafficking in Women(CATW, 2003), la traite interne en Thaïlande de jeunes filles, majoritairement âgées de 12 à 16 ans, qui sont en provenance du nord du pays, implique un enfermement dans des maisons closes dont les conditions ressemblent à celles d’une prison. Il existe également des lieux d’abattage où la prostituée est vendue quotidiennement à vil prix à une quantité inouïe d’hommes, afin justement de l’abattre, de la briser définitivement, de l’anéantir psychologiquement : « [P]arquées dans des bouges abjects, traitées comme du bétail, abruties par les drogues et l’alcool, les filles de joie y travaillent à la chaîne, alignent parfois jusqu’à quatre-vingt passes par jour » (Coquart et Huet, 2000:115). Ces femmes sont réduites à des « bêtes à plaisir » (Corbin, 1993).
Les vitrines des Pays-Bas et de Belgique où les chambres des Eros centers d’Allemagne font office également de cages. Les Eros centers ne sont plus à proprement parler des maisons closes, mais des hypermarchés du sexe. La prostituée y loue à prix fort une chambre - taxes comprises - tout en appartenant au cheptel d’un proxénète : « Sans lui l’inscription est impossible », soulignent Coquart et Huet (2000:201) L’argent sale est devenu investissement, les établissements et leurs règles (surveillance des filles et contrôle sanitaire) sont désormais officiels, la prostitution est reconnue comme une profession. Il est maintenant possible de recycler les bénéfices et de blanchir l’argent sale sans quitter l’industrie prostitutionnelle. Aux Pays-Bas et en Allemagne, les prostituées sont maintenant considérées comme des « professionnelles du sexe », leurs proxénètes se transforment en « managers », les propriétaires des maisons de passe en « tierces personnes » et les clients en « consommateurs » (Coquart et Huet, 2000:213). Le « métier » a été reconnu et réhabilité. Les clients n’ont pas à connaître l’envers du décor. Ils paient pour leur « plaisir ». S’ils imaginent démesure et luxure, dans les coulisses, l’hypermarché du sexe tient à la fois de l’usine et de la prison :
Parce qu’elle arrive de France avec l’estampille du propriétaire, Brigitte est mise en cellule au premier étage [...] À l’étage de Brigitte, une sous-taulière et des « videurs » en rapport direct avec le clan propriétaire. Ces gardes-chiourme font des rondes toutes les dix minutes afin de vérifier si le client est véritablement un client. Officiellement, il est chargé de mettre dehors les indésirables, les soûlards ou les maniaques. Officieusement, il empêche toute évasion [...] Une heure sans client, et c’est la rouste [...] Et lorsqu’elle a fait un client, le videur ou la sous-taulière passe récupérer la monnaie (Marin, 1990 : 54).
L’enrichissement des proxénètes, non des prostituées
Le bordel peut s’appeler Eros center, entreprise ou société anonyme, il reste néanmoins un bordel - malgré sa pitoyable modernité - et le proxénète est toujours un proxénète. Ce dernier touche de 75 à 90 % de l’argent empoché par « ses protégées » (Coquart et Huet, 2000:187). On estime en France qu’une prostituée rapporte entre 460 et 762 euros par jour à « son » proxénète et qu’un réseau contrôlant une douzaine de femmes peut faire jusqu’à 9 100 euros par jour (Dusch, 2002:151). Selon Interpol, une prostituée rapporte approximativement au cours d’une année 110 000 euros de bénéfices à un proxénète établi en Europe (Dusch, 2002:97). En 2000, les prostituées russes en Allemagne gagnent mensuellement près de 8 000 euros dont près de 7 500 sont prélevés par les tenanciers de la maison close (Dusch, 2002:109). Les « pensionnaires » des maisons closes voient rarement la couleur de l’argent qu’elles gagnent. Et lorsqu’elles le voient, comme elles n’ont qu’exceptionnellement l’autorisation de sortir, elles doivent se fournir sur place à des prix exorbitants et payer les amendes de tout ordre. Dans une des maisons closes légales du Nevada aux États-Unis, une ancienne prostituée raconte : « Je fus introduite pour la première fois dans les bordels du Nevada par l’intermédiaire de mon ex-maquereau. Vous ne pouvez pas " travailler " dans un bordel légal sans maquereau ». (Ryan, 2002) La légalisation des bordels au Nevada ne semble pas avoir changé les rapports entre proxénètes et prostituées. Selon l’ex-prostituée Ryan (2002) :
Nous étions payées une fois par semaine. Ce jour-là, chaque femme était appelée seule dans le bureau, on lui montrait le décompte de la maison sur ses gains, on lui demandait d’appeler son mac. Une fois que vous l’aviez au téléphone, le patron lui demandait les instructions concernant l’argent, ce qu’il voulait qu’il lui soit envoyé et combien vous pouviez garder.
La défalcation sur les gains se fait comme suit :
La " maison " prenait 40 % de nos revenus. Avec les 60 % restant, nous devions payer les femmes de ménage qui nettoyaient la salle de bains commune une fois par semaine [...] Les serveuses de bar recevaient aussi un pourcentage sur nos revenus, le coût de la visite hebdomadaire médicale obligatoire ainsi que le loyer de nos chambres. Les autres dépenses consistaient à payer le coiffeur et l’achat de nombreux accessoires nécessaires au « travail ». Enfin venaient les amendes qui allaient de 10 à 100 dollars. Elles variaient en grande partie parce que les règles de la maison variaient quotidiennement. Vous pouviez être taxée pour n’importe quoi : cela allait de se promener à l’extérieur, rendre visite à une copine dans sa chambre ou ne pas avoir fait votre lit impeccablement. (Ryan, 2002)
Les amendes font partie du système de contrôle, de l’emprisonnement des filles. Ces bordels légaux sont de véritables bagnes : « Les propriétaires du bordel contrôlaient tous les aspects de notre vie : la couleur des cheveux, les vêtements que nous portions, nos promenades, les personnes à qui nous parlions, les temps de repas et de repos ». (Ryan, 2002) « Si vous interrogez des femmes prostituées qui ont connu les bordels et les maisons closes, elles vous diront qu’il n’y a pas pire que la maison close et le bordel. » (Coquart et Huet, 2000:196)
Un univers carcéral et de violence
Certains des bordels légaux du Nevada et du Nouveau-Mexique ont des enceintes grillagées, des chiens, des surveillants, comme s’ils n’étaient au fond qu’un univers carcéral où les prostituées sont en situation de détention ou d’esclave. À Hambourg, les accès de certains quartiers réservés sont fermés par des chicanes. À Istanbul, l’entrée des complexes « bordeliers » est sous surveillance (1). À Calcutta, des prostituées s’offrent derrière les barreaux (Chaleil, 2002:265). En Thaïlande, des enfants sont sortis d’une cage pour assouvir les touristes sexuels.
Dans les Eros centers allemands comme dans les vitrines néerlandaises et belges, le corps prostitué est enfermé dans un lieu clos tout en étant ouvert aux regards, car en attente des clients qui jaugent la marchandise, comme dans un étal, avant de choisir celle qu’il prendra.
Qui dit industrialisation, dit fabrication des marchandises, et pas seulement leur mise en marché. Ce n’est donc pas sans raison que le proxénétisme règne sur la prostitution, y compris dans les pays où la prostitution a été légalisée. Comme marchandises, les prostituées ne sont pas libres : elles sont la possession du proxénète et du client. Différentes études le montrent : entre 85 et 90 % d’entre elles sont soumises à un proxénète (Chaleil, 2002 ; Giobbe et al, 1990 ; Hunter, 1994 ; Silbert et Pines, 1982 ; Weisberg, 1985) (2).
Le rapt, le viol, la terreur, l’abattage et le meurtre ne cessent d’être des accoucheurs et des prolongateurs de cette industrie ; ils sont fondamentaux non seulement pour le développement des marchés, mais également pour la « fabrication » même des marchandises, car ils contribuent à rendre les prostituées « fonctionnelles » - cette industrie exigeant une disponibilité totale des corps. Une étude sur les prostituées de rue en Angleterre établit que 87 % des prostituées ont été victimes de violence durant les douze derniers mois ; 43 % d’entre elles souffrent de conséquences d’abus physique graves (Miller,1995).
Une étude américaine menée à Minneapolis montre que 78 % des prostituées ont été victimes de viol par des proxénètes et des clients, en moyenne quarante-neuf fois par année ; 49 % ont été victimes d’enlèvement et transportées d’un État à un autre et 27 % ont été mutilées (Raymond, 1999). Hunter (1994) évalue que les prostituées de Portland, en Oregon, ont été violées en moyenne une fois par semaine. Weisberg (1985) soutient que la plupart des prostituées juvéniles ont été abusées ou battues par leurs « souteneurs » et leurs clients. Quelque 85 % des femmes interviewées par Parriott (1994, cité dans Farley et Kelley, 2000:37) ont été violées pendant qu’elles se prostituaient. Selon une étude de Green, Goldberg, Christie, Frischer, Thomson, Carr et Taylor (1993), le premier souci des prostituées de rue de Glasgow, au Royaume-Uni, est la violence des clients. Pour ces femmes, être violé apparaît banal et normal. Elles considèrent que l’abus physique est une partie intégrante et commune de la prostitution. Selon une étude de Miller et Schwartz (1995), 94 % des prostituées de rue interviewées ont subi une forme ou une autre d’assaut sexuel et 75 % d’entre elles ont été violées par un ou par plusieurs clients. Une recherche menée à Chicago montre que 21,4 % des femmes exerçant des activités d’escort girls et de danseuses nues ont été violées plus de dix fois (Boulet, 2002). Selon Phillis Chester (1994), 75 % des escorts girls ont commis une tentative de suicide. Les femmes prostituées comptent pour 15 % des suicides rapportés par les hôpitaux américains (Farley, 2003). Les femmes et les filles embrigadées dans la prostitution au Canada connaissent un taux de mortalité quarante fois supérieur à la moyenne nationale (Baldwin, 1992:58).
Comment on "brise" femmes et enfants
Evelina Giobbe (1993) soutient que les proxénètes ont des comportements comparables à ceux des hommes qui battent leur femme. Non seulement utilisent-ils la violence physique, mais ils font tout pour isoler socialement leurs victimes, pour les « désencrastrer » en quelque sorte. Ils les dénigrent, les menacent, les intimident, les terrorisent psychologiquement, les abusent émotionnellement et sexuellement ; ils ont une attitude de propriétaire et ont recours à la violence physique dans le dessein de contrôler entièrement « leurs » femmes. Les proxénètes déplacent très souvent les prostituées dans différents secteurs de l’industrie sexuelle : des bars de danse nue aux agences d’escorte, en passant par les salons de massages, les bordels et le trottoir. Ils les forcent à changer régulièrement de ville. Cette rotation a pour fonction, entre autres, d’isoler, d’éliminer les repères, de rendre docile et dépendant.
Les femmes et les enfants qui font l’objet d’un « trafic à des fins sexuelles » ainsi que la très grande majorité des prostitués sont fournis « clés en main » au marché. « En vingt jours, on peut briser n’importe quelle femme et la transformer en prostituée », raconte une responsable bulgare d’un foyer de réinsertion (Chaleil, 2002:498). Leur appropriation par les trafiquants en tout genre, leurs possesseurs, leur métamorphose en marchandises - des humains étant transmutés en choses vénales - , leur dépersonnalisation, puis leur consommation exigent le viol de leur humanité. Pour que l’échange soit réalisé, pour que la marchandise soit vendue et achetée pour de l’argent - ce qui est le but de toutes les opérations - , il faut la soumission des humains, devenus marchandises, aux « règles du marché ». Cette soumission se construit au travers d’un ensemble d’organisations qui aménage la chaîne des transactions et assure leur bon déroulement. Cette chaîne serait brisée s’il n’y avait pas des complicités à tous les niveaux de la société. Christian de Brie (2000 : 4) souligne que les grandes organisations criminelles « ne peuvent assurer le blanchiment et le recyclage des fabuleux profits tirés de leurs activités qu’avec la complicité du milieu des affaires et le "laisser-faire" du pouvoir politique ». En fait, ces accointances, qui sont dues à une collusion d’intérêts et à la corruption qui l’accompagne (Ziegler et Mühlhoff, 1998), constituent une composante capitale de l’économie mondiale ; elles sont, en quelque sorte, son « lubrifiant indispensable ».
Et comme toute marchandise dans une société où la consommation est effrénée, la prostituée est rapidement dévaluée : un souteneur qui pratiquait la traite de jeunes Sud-Africaines expliquait à un journaliste britannique que les filles étaient « usées » après trois mois (cité dans Kelly et Regan, 2000).
À suivre : « 5. Rarement un choix, la prostitution n’a pas que des causes économiques. »
– Rubrique du dossier intégral.
Notes
1. Selon une étude de l’organisation Anti-Slavery International (1993), la Turquie est un pays de prostitution industrialisée. En 1993, l’organisation estimait à plus de 100 000 les femmes cloîtrées dans les vastes complexes « bordeliers » que sont les genelev. Ces estimations doivent être corrigées à la hausse : la croissance de la traite des femmes et des enfants à des fins prostitutionnelles des anciens pays « socialistes » en Turquie a été fulgurante au cours des dix dernières années. Selon Arzu Kilercioglu (2001:40), la Turquie est l’une des destinations les plus populaires de la traite à des fins sexuelles de femmes et d’enfants de Russie et d’Ukraine.
2. Le 10-15 % restant est vraisemblablement constitué d’occasionnelles, de toxicomanes, dont le nombre de passes par jour est conditionné par les prix pratiqués par les revendeurs de drogue - ces nouveaux proxénètes de la rue -, et de prostituées indépendantes.
P.S.
LA REVUE TIERS MONDE
La Revue Tiers Monde publie, depuis 1960, les résultats de recherches récentes sur les problèmes que soulève le développement économique et social différencié des États du monde. Complexité du système mondial, diversité des réactions régionales, politiques et expériences de développement sont étudiées par des spécialistes des sciences économiques et sociales, le plus souvent du point de vue théorique ; des études de cas, fondées sur des travaux de terrain originaux, viennent enrichir ces analyses. La Revue Tiers Monde est interdisciplinaire et internationale, par son public et l’origine de ses collaborateurs. Deux à trois numéros par an sont consacrés à un thème, sous la responsabilité d’un spécialiste, les autres sont constitués d’articles divers. Pierre Salama, économiste, en est le directeur.
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