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Chronique de la Saint-Valentin
L’amour a-t-il changé ?

février 2004

par Jacques Fournier

L’auteur est l’un des 11 « compagnons de route » de la lutte des femmes
honorés par le Conseil du statut de la femme en 2003.



À l’occasion de la Saint-Valentin, serait-il pertinent de se demander :
l’amour a-t-il changé, en particulier avec l’influence du féminisme ? Les
rapports amoureux hommes-femmes sont-ils les mêmes ? L’amour ne
demeure-t-il pas toujours profondément le même phénomène, rempli de
contradictions, de douleurs et de bonheurs ? Les paroles des chansons
peuvent-elles nous éclairer à cet égard ?

Quand Edith Piaf, à la fin des années 50, a entendu pour la première
fois la chanson de Jacques Brel Ne me quitte pas, elle a dit, sur un ton
plutôt scandalisé : « Un homme ne devrait jamais chanter ça. » Pour elle,
un homme ne devait jamais manifester sa dépendance amoureuse, il devait dominer. C’était le destin de la femme de s’accrocher à l’amour.

Mais si on écoute les chansons d’amour, de Brel, Ferré et Brassens à
Daniel Bélanger, Paul Piché et Vincent Delerm, en passant par Aznavour
et tant d’autres, on voit que les rapports amoureux hommes-femmes ont
profondément changé, pour le mieux. Durant les années 50, Boris Vian ne faisait-il pas dire par ses interprètes féminines : « Johnny, fais-moi
mal... » ? Brassens, qui ciselait les mots de façon extraordinaire pour
décrire les femmes, n’en reflétait pas moins son époque, une époque où
celles-ci n’avaient pas beaucoup d’autonomie et de pouvoir - même si,
dans certaines de ses chansons, le tendre moustachu se révélait
étonnamment avant-gardiste dans sa perception des femmes. Aujourd’hui, Carla Bruni chante suavement : « L’amour, j’en veux pas. Je préfère [...] le goût étrange et doux de la peau de mes amants. Mais l’amour... pas vraiment. » Quels délices !

D’accord, on trouve encore un bon nombre de chansons où les rapports
sont inégaux, où la dépendance s’exprime. Il y a encore beaucoup de
travail à faire, comme dans la vie même où il y a encore, entre autres,
passablement de violence conjugale. Et c’est souvent la dépendance
financière et la pauvreté qui empêchent plusieurs femmes de quitter un
conjoint violent. La lutte contre la pauvreté pourrait s’avérer un
puissant levier sur le chemin de la fabrication de rapports amoureux
égaux. Cela ne mettrait pas fin à toutes les dépendances amoureuses,
mais il faut bien commencer quelque part.

L’amour a-t-il évolué ? Le féminisme, qui a permis aux hommes de
combattre les stéréotypes sexuels, d’être plus près de leurs émotions,
plus attentifs, plus conscients, a certes été un puissant facteur de
transformation des rapports hommes-femmes. Durant les années 60, Céline Lomez chantait : « Ce que tu veux, je l’ai. » Ce que les gars voulaient, on s’en doute bien. Aujourd’hui, ils veulent encore « ça »,
« s’enjuponner », mais aussi avoir une compagne autonome, drôle et
affectueuse.

Et les femmes d’aujourd’hui, que veulent-elles ? Elles veulent également
un compagnon autonome, drôle et affectueux. Nous sommes en train de
développer une plus grande réciprocité dans la relation. De toutes
manières, la recherche d’égalité n’est pas incompatible, tant s’en faut,
avec l’utilisation, de part et d’autre, de mille et une séductions, dont
Alexandre Jardin donne un aperçu appétissant dans Le Zèbre.

L’amour a changé, mais il doit changer davantage pour nous mener vers
plus d’égalité et de sécurité dans les relations amoureuses. Nous sommes
toutes et tous en apprentissage, en transition, en évolution, pour ne
pas dire en construction ou en échafaudage. Nous avançons selon un
itinéraire qui n’est pas toujours évident. Aucun couple n’est parfait.
L’amour s’est transformé et, en même temps, il est resté puissamment le
même, un sentiment profond, complexe, aux contours à la fois infiniment
variés et uniques. Mais il a changé le coeur des femmes et des hommes
qui le vivent. Car l’amour ne serait-il pas, mine de rien, sans avoir
l’air d’y toucher, la cause et la conséquence de son propre changement ?
L’amour ne nous inciterait-il pas à nous ouvrir au changement et,
simultanément, ce dernier ne nourrirait-il pas le renouvellement de
l’amour ?

Le mot de la fin va à Rainer Maria Rilke qui a écrit, en 1903, dans ses
Lettres à un jeune poète : « Les sexes sont peut-être plus parents qu’on
ne le croie ; et le grand renouvellement du monde tiendra sans doute en
ceci : l’homme et la femme, libérés de toutes leurs erreurs, de toutes
leurs difficultés, ne se recherchent plus comme des contraires, mais
comme des frères et soeurs, comme des proches. Ils uniront leurs
humanités pour supporter ensemble, gravement, patiemment, le poids de la chair difficile qui leur a été donné. »

Chronique publiée dans Le Devoir du 13 février 2004, ainsi que sur des listes de discussions.

Jacques Fournier


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