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Sisyphe, que de rochers il faudra encore rouler !

4 mars 2004

par Liliane Blanc, historienne et écrivaine

Bonjour Micheline,

Je sors quelques instants de mon gîte campagnard, et par le fait même de mon silence hivernal, pour te livrer ici quelques réflexions sur ce qui me fait réagir ces jours-ci. Sisyphe, que de rochers il te faudra encore rouler !

Difficile en ce moment de rester concentrée sur mon travail : bien sûr, à cause du soleil qui se pointe à nouveau et de la température qui remonte, mais aussi à cause de quelques irritants extérieurs. Comment rester stoïque, en effet, face à ces commentaires provocateurs, révoltants même, d’un des dinosaures du Parti libéral, sur Myriam Bédard et par ricochet sur toutes les femmes, monoparentales ou pas ? À ses insultes, j’ai envie de répondre : "Pauvre type !" Que voilà donc un invité de choix, ce Monsieur Pelletier, pour "la Planète des hommes" (quel titre réducteur !) de Denise Bombardier ! Quelle belle source d’inspiration également pour Madame Courchesne et ses tenantes de l’"approche intégrée de l’égalité", dite AIÉ ! J’aimerais mieux écrire AÏE, car ça fait plutôt mal !

Le CSF

Autre mouvement d’humeur : le CSF. Document "de réflexion", mandat donné (ordonné ?) par la Ministre pour trouver un nouveau concept (je hais ce mot !) et cette nouvelle trouvaille du siècle : l’ "approche" AIÉ, qui est déjà lancée en pâture. J’aurais tristement envie d’intituler tout cela : "Chronique d’un démantèlement programmé" ou bien "Les étapes d’une mort lente", mais pas très douce. Chère Claire Bonenfant, là où tu reposes, que tu dois donc en faire des tours et des retours, en ce moment !

Tout comme il est en train de le faire pour réussir à faire "passer" le "Suroît", le gouvernement Charest temporise également avec le CSF … et les groupes de femmes. Après la méthode char d’assaut, qui a provoqué la grogne que l’on sait, il en sort une autre, plus perfide parce que plus endormante, pour installer son bricolage, pardon, sa "réingénierie" : la méthode du rongeur patient qui finit toujours par percer son trou pour se faufiler, lire ici glisser sa volonté. C’est aussi celle du prisonnier qui creuse son tunnel, pelletée après pelletée, pour contourner l’obstacle. L’opinion publique, la démocratie, le mur d’opposition ? Bof ! La stratégie du rongeur a fait ses preuves : on les aura à l’usure. Ceux et celles qui croient qu’on a fait reculer ce gouvernement sont bien naïfs.

En ce qui concerne le CSF, c’est la même tactique qu’on nous sert : on fait d’abord croire qu’on est à l’écoute des femmes, de leurs constats, de leurs besoins, mais on lance simultanément comme pour brouiller ce discours empathique, la nouvelle "approche intégrée de l’égalité", très sournoise, parce que comme DÉJÀ "intégrée" : le thème CSF du 8 mars s’en inspire directement ! Un document "de réflexion" tout réfléchi circule aussi, qui sera renforcé un peu plus tard par un rapport (on en as-tu assez des rapports !) définissant LE nouveau "concept d’égalité" commandé. Puis la grande messe d’automne à Québec ramassera le tout, pour aboutir enfin à ce qui paraît comme cousu de fil blanc : convaincre tout le monde que le CSF est désormais inutile. Étapisme, qu’on disait ? Politique des petits pas ? Instiller au compte-gouttes la potion magique ? Surtout ne pas prendre de face l’opposant : "il n’y a pas de citadelles imprenables, il n’y a que des citadelles mal attaquées !"(Vieux proverbe). J’exagère ? On verra bien.

Questions :

Est-ce que les femmes doivent se sentir servilement obligées de participer à cet exercice dont le scénario est déjà tout tracé par un gouvernement néo-libéral qui veut tout raser ?

Plutôt étrange aussi, cette histoire de stagiaire française dont le texte, non entériné officiellement, est toutefois approuvé puisque soigneusement mis de l’avant comme document de "réflexion" ! Je n’ai rien contre les échanges culturels, loin de là, j’en suis un exemple vivant, mais pourquoi ce recours à une Française pour nous faire accepter "une nouvelle manière de vivre en société", à nous, ici ? Les Québécoises manquent-elles à ce point de savoir-vivre, et surtout de bon sens, au point de devoir faire appel à une étrangère pour nous en insuffler ? * Qu’ont-elles, les Françaises, à nous apprendre de mieux, elles qui ont déjà tant de mal à faire admettre cette "nouvelle manière de vivre" à leurs hommes ? Bien que ce soit plutôt désolant, j’ai tout de même pouffé de rire en lisant les recommandations du document en question sur les "manuels d’outils et de bonnes méthodes pour appliquer l’AIÉ", les "séminaires de sensibilisation et de formation", l’"encadrement constant", les "rapports et réunions pour le contrôle et le suivi" : je me voyais écoutant un délirant numéro de Daniel Lemire au festival Juste pour Rire ! Une vraie caricature ! Bien la peine de faire appel à du renfort extérieur pour aboutir à pareille insignifiance.

Comme à la Haute Antiquité et à la Renaissance...

Franchement, en ce moment, où se raccrocher, socialement parlant, pour trouver un brin d’optimisme ? Autre irritant, le scandale des commandites. Les conseillers de Paul Martin doivent suer gros pour trouver la formule miracle de la nouvelle pilule qui nous fera digérer leurs entourloupettes. Plus ça change, plus c’est pareil, hélas ! Je lisais cette semaine des documents sur la Renaissance et je ne pouvais m’empêcher de faire des parallèles avec notre époque. Le pillage de l’or au Pérou au XVIe siècle servait à renflouer les caisses vides des souverains toujours plus avides de biens : change le mot "or" par "pétrole" et nous voici rendus à aujourd’hui ! Le scandale des indulgences papales qui a conduit à la Réforme de Luther : quand tu lis que le pape avait donné le mandat à la plus grosse banque d’Europe de vendre ces indulgences, remplace le mot "indulgences" par "commandites" et là encore tu te demandes qu’est-ce qu’on a bien pu retenir de tout ça ! Durant les siècles qui ont suivi, ce sont les mêmes schémas qui se
sont reproduits ici et là, ad nauseum.

Quant aux femmes, depuis la Haute Antiquité, par leurs écrits et leurs protestations, elles ont réclamé l’égalité. S’il y a eu effectivement des hommes progressistes qui les ont appuyées, les réactionnaires réfractaires à toute évolution n’ont jamais hésité, par toutes sortes de moyens, à les faire taire : en les discréditant sur la place publique, et en allant jusqu’à les envoyer au bûcher par milliers. Les bûchers ont heureusement disparu en Occident, mais des femmes sont encore lapidées dans certaines contrées, et ici le baîllon n’est jamais très loin : M.Charest connaît bien le mot !. Certaines femmes ont cru trop tôt que nous étions enfin parvenues à l’égalité et qu’il n’y avait plus de raison de revendiquer. D’autres, qui oublient trop facilement qu’elles profitent aujourd’hui d’une tribune publique grâce aux courageuses du passé qui se sont exposées aux sarcasmes, et même à l’emprisonnement, pour améliorer le sort des femmes, préfèrent appuyer quelques ténors qui adorent faire les pitres dans les médias. Ceux-là voudraient laisser croire que nous en menons trop large dans la société, au détriment de cette nouvelle classe de défavorisés que seraient devenus, à leurs yeux, les hommes. Les garçons décrochent ? La faute aux filles ! Pourtant, l’histoire démontre que l’école a prioritairement toujours été conçue pour les gars, qu’il a fallu attendre le XXe siècle pour qu’une femme soit enfin admise à l’Université ! Et la paresse, la discipline, b… ! Qui va enfin en parler ? Sur une note plus légère : le Canadien ne gagne pas ? Trop moumounes les joueurs, la féminisation, via l’éducation que leur a donné leur mère, est entrée jusque dans leur vestiaire ! Profonde et subtile analyse que j’ai entendue à la TV ! Par les mêmes qui pestent de voir Danielle Sauvageau à la Soirée du Hockey !

Il est vrai que nous sommes partout gouverné-es par des Premières Ministres, des Présidentes de la République, que le G8 ou 10 ou 15 est composé essentiellement de femmes, que la majorité de nos ministres et députéEs sont des femmes, que les conseillères sont majoritaires dans les bunkers ministériels. Que c’est AndréE Caillé qui dirige Hydro-Québec, Jeannette Pelletier Via-Rail, AndréE Ouellet Postes-Canada, et PaulE Tellier Bombardier. Pour n’en nommer que quelques-unes ! Il est vrai que tout le monde de la Finance est désormais passé aux mains des femmes. Que ce sont encore elles qui ont déclenché toutes les guerres qui perdurent sur notre planète, et pas seulement en Irak. Que les monoparentaux sont majoritairement des hommes, que les salaires des femmes sont d’au moins 20% supérieurs à ceux des hommes, que même les bandes criminelles sont désormais contrôlées par des femmes. Il est vrai enfin que nous aurons une prochaine papesse au Vatican, choisie parmi l’assemblée des cardinales. Ce n’est plus sur "La planète des hommes" que nous vivons, mais sur celle "des femmes" ! Je comprends les hommes de se plaindre !

Quelle belle Utopie ! Qui l’écrira ?

Je retourne dans mon trou de marmotte me refaire une sérénité !

* La présidente du CSF, Mme Diane Lavallée, s’est expliquée dans cet article sur l’affichage de ce texte sur le site du CSF. Il a au moins le mérite de susciter des débats publics indispensables.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 29 février 2004

Liliane Blanc, historienne et écrivaine


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