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Un "Conseil de l’égalité" : une arme tournée contre les femmes
Réponse à " Bienvenue aux hommes "

7 mars 2004

par Salvya, regroupement de jeunes femmes féministes

La conscience sociale a connu de meilleurs jours au Québec. Nous sommes consternées de voir que des jeunes hommes et femmes, qui disent vouloir approfondir l’égalité et la justice, appuient un projet lancé par un gouvernement qui s’est montré particulièrement peu soucieux de l’égalité entre les sexes depuis le début de son mandat. Par exemple, les différentes lois permettant l’augmentation des frais de garde et la mise en place de mesures coercitives contre les mères monoparentales sur l’aide sociale ont été particulièrement nuisibles.



Contrairement à ce que soutiennent les auteures du texte Bienvenue aux hommes, les rumeurs de disparition du CSF ne doivent pas être dissociées du contexte politique. Les décisions du gouvernement s’inscrivent dans des logiques de maintien de l’ordre social et la nouvelle approche prônée par les auteures, l’Approche intégrée de l’égalité (AIE), fait partie de ces stratégies globales. Elles sont destinées à faire taire les femmes et à nier la discrimination qui leur est faite en tant que femmes. Qu’en est-il de cette "réingénierie" ?

L’AIE, un recul important pour les Québécoises

Les pays où l’AIE a été adoptée n’ont pas connu d’avancées pour les femmes, loin s’en faut. Si des autorités européennes ont pu dire que l’AIE est une avenue prometteuse, c’est qu’aucune instance gouvernementale ne s’occupait déjà des problématiques reliées aux discriminations sexuelles. Au Québec, les choses sont très différentes. Nous bénéficions déjà depuis 1973 d’un conseil gouvernemental autonome qui défend des mesures spécifiques aux femmes pour favoriser l’égalité. Dans ce contexte, l’AIE, en obligeant les femmes à tenir compte des problématiques masculines dans leur quête d’égalité, constituerait sans conteste un recul important pour les femmes québécoises.

En outre, contrairement au CSF qui travaille étroitement avec les groupes de femmes, l’AIE européenne est une formule qui ne s’applique qu’aux programmes et politiques gouvernementales. Il s’agit donc d’une approche dirigiste qui s’intéresse peu, à l’instar des auteures qui l’appuient, au mouvement des femmes lui-même. D’ailleurs, le caractère technocrate et anti-démocratique de la démarche est confirmé par l’absence complète de consultation de la population concernée, c’est-à-dire les femmes organisées. Celles-ci risquent d’être les premières pénalisées.

Devant le constat d’échec de l’AIE dans les pays qui tentent de la mettre en œuvre et l’absence de mandat populaire exprimant un besoin de changement, il est légitime de se demander sur quoi au juste se basent les auteures de " bienvenue aux hommes ". Comment peuvent-elles affirmer que cette approche constituerait un meilleur modèle que celui qui est le nôtre actuellement et qui fonctionne très bien ? Dans cette logique, on peut aussi se questionner sur les raisons qui empêchent les auteures de demander l’application de cette mesure à toutes les instances gouvernementales, par le biais d’une loi cadre par exemple, plutôt que se contenter d’un Conseil dont l’influence demeurerait limitée.

Préjugés, stéréotyphes, discours naïf, individualiste et parfois antiféministe

Que nous disent les auteures elles-mêmes ? En plus de véhiculer des idées convenues et des stéréotypes sans les discuter, le texte est fondé sur des a priori qui impliquent la négation du rapport inégalitaire entre les hommes et les femmes. Les auteures se font les messagères d’un discours naïf, individualiste et parfois antiféministe qui relève davantage de la pensée magique que d’une analyse sérieuse des structures de la domination.

D’abord, comme le font trop d’individus dans notre société, le propos témoigne d’une méconnaissance inacceptable du mouvement des femmes et de la pensée féministe qui sont rejetés du revers de la main. Les seules descriptions des féministes et des gains féministes dans ce texte se limitent aux stéréotypes. Par ailleurs, elles répètent le préjugé selon lequel les féministes se situent toujours dans une logique d’opposition aux hommes ou qu’elles n’ont pas cherché à les intégrer auparavant dans leurs luttes pour l’égalité. Pourtant, quiconque connaît un peu la pensée et l’action féministes sait très bien que les féministes ont été celles qui ont élaboré les concepts dont les hommes peuvent aujourd’hui se servir pour déconstruire les modèles de dominants ; qu’elles ont inlassablement cherché à sensibiliser les hommes au phénomène de la violence conjugale, à la valeur du travail domestique, aux avantages personnels qu’il y a à s’investir dans la sphère familiale, etc.

Il est donc profondément injuste de les accuser d’avoir ignoré le rôle des hommes dans la quête de l’égalité. " Interpeller les hommes dans la lutte pour l’égalité " ne saurait donc être " une nouvelle étape pour le mouvement des femmes " puisque des actions en ce sens ont été posées depuis longtemps. Auraient-elles déjà oublié Morgentaler, pour ne citer que cet exemple ? Mais la responsabilité d’une participation faible des hommes ne repose pas sur les femmes, mais bien sur ces hommes qui ont refusé de perdre leurs privilèges.

Une question de privilèges

Ces derniers, en tant que groupe social, n’accepteront d’abandonner les attributs de la domination que lorsqu’ils seront obligés de le faire, parce que les femmes mobilisées leur signifieront qu’ils n’ont pas d’autre choix. Que " de plus en plus d’hommes [soient] désireux de s’accomplir dans la sphère privée " ne signifie pas que le rapport social change en profondeur. Une heure supplémentaire de travaux domestiques par semaine ne justifie d’aucune façon de "réorienter" les approches permettant d’analyser les rapports sociaux de sexe. Les résistances et les difficultés rencontrées depuis plusieurs années dans l’application de la loi sur l’équité salariale illustrent clairement que l’établissement de l’égalité ne dépend pas de la bonne volonté des dominants mais de la ténacité des discriminées dans leurs luttes. Les hommes peuvent participer à ce mouvement s’ils le désirent, potentiellement, ils ont toujours été des agents de changement.

Les auteures analysent par ailleurs les rapports entre les hommes et les femmes à partir de leurs expériences personnelles. Elles affirment, dans le texte original, que " la plupart des jeunes femmes" ne se situent plus dans une relation d’opposition aux hommes. En plus de parler au nom des jeunes femmes sans aucune légitimité, elles confondent opposition sociale entre deux groupes ayant des intérêts divergents et relations conflictuelles individuelles. Or les rapports sociaux inégalitaires ne se résolvent pas simplement à l’aide de bonnes discussions. La volonté individuelle, si bonne soit-elle, ne suffit pas à détruire les privilèges.

En outre, l’appartenance de classe des auteures influe sur leur analyse. Il faut appartenir à une classe sociale particulièrement privilégiée pour décréter, à partir de ce qu’elles observent autour d’elles, que l’ensemble de la société a avancé. Certaines femmes privilégiées se sont, de tout temps, opposées à l’émancipation des femmes, préférant conserver les privilèges de classe. La rigueur de l’analyse est compromise, on le voit, par les limites d’un argumentaire fondé sur une approche individuelle, sans égard à la situation de l’ensemble des femmes québécoises.

Travailler avec n’importe quels hommes ?

Il est incontestable que l’ensemble des hommes devra, en définitive, accepter de participer au mouvement des femmes pour qu’une réelle égalité soit possible. Toutefois, nous ne sommes pas du tout rendues là et il serait très prématuré de chercher à travailler avec les hommes de façon indifférenciée. Actuellement, des hommes très visibles dans les médias revendiquent, au nom de la "difficile condition masculine", un retour à leurs prérogatives anciennes.

Ils nient les discriminations faites aux femmes en prétextant au contraire qu’ils en seraient les victimes. Ces antiféministes, probablement très heureux de la prise de position des auteures, ne doivent d’aucune façon devenir des interlocuteurs dans la lutte pour les femmes. Le dialogue est impossible avec les dominants qui ne veulent pas remettre en question les schémas au cœur de leur identité.

Les hommes conscientisés aux rapports inégalitaires entre les sexes s’impliquent déjà aux côtés des féministes sans pour autant chercher, par ailleurs, à imposer leurs problématiques et leurs visions de ce que devrait être l’égalité. Qui osera dire aux mouvements ouvriers d’arrêter de s’organiser entre eux et plutôt de dialoguer avec les patrons afin de partager leurs richesses ? Cette symétrie des deux sexes est aussi inappropriée que l’est la comparaison entre la pauvreté ouvrière et le spleen bourgeois. Qui prétendra que la condition des patrons est aussi pénible que celle des ouvriers et que les deux devraient lutter ensemble pour l’égalité ?

Pourquoi le ridicule et la naïveté de telles propositions ne sautent-elles pas aux yeux quand il s’agit des rapports sociaux de sexe ? Il est plus facile pour les privilégiés de nier l’existence de hiérarchies sociales. On dit aux personnes démunies de se serrer la ceinture en situation de conjoncture économique difficile, on culpabilise les femmes - notamment les mères-, en prétextant une "discrimination masculine", tout ça au nom d’une soi-disant "responsabilité partagée".

Symétrisation des rapports sociaux de sexes

C’est là une faiblesse importante de l’argumentation présentée dans "Bienvenue aux hommes", de même que de l’Approche intégrée de l’égalité (AIE). En supposant que les hommes vivent, comme les femmes, des discriminations en raison de leur sexe, les auteures symétrisent le rapport entre eux. De plus, les auteures font une analyse des rapports sociaux de sexe centrée uniquement sur les rapports hommes-femmes, occultant complètement les relations homosexuelles. En d’autres termes, elles nient que le groupe des hommes exerce toujours une domination (économique, politique, symbolique) sur le groupe des femmes et des personnes homosexuelles. En insinuant que les hommes et les femmes sont également victimes des stéréotypes de sexes, elles affirment que le système patriarcal ne profite à personne. Pourquoi alors fonctionne-t-il si bien et depuis si longtemps s’il n’y a que des perdants ?

Individuellement, dans le système patriarcal sexiste et hétérosexiste, un homme particulier peut se sentir inconfortable dans les rôles traditionnellement masculins. Malgré la tristesse qu’inspirent les drames personnels, ceux-ci ne sauraient constituer une base valide de réflexion sur les rapports sociaux de sexe. Une perspective globale, au contraire, montre clairement que les hommes détiennent encore les attributs de la domination et du pouvoir. Imputer à la structure sociale la responsabilité des difficultés de certains garçons, constitue une façon de délégitimer la lutte des femmes et le caractère spécifique de leur discrimination. D’ailleurs, un examen un peu plus attentif de la situation, ou encore la consultation des études réalisées à ce sujet, montre à quel point la désinformation est désolante sur ces questions.

Des exemples fallacieux

Prenons les exemples soulevés par les auteures : l’articulation travail-famille, le suicide, le décrochage scolaire et la violence. D’abord, il est un leurre de penser que les pères assumeraient plus leurs responsabilités familiales par le biais de congés de paternité. L’articulation travail-famille ne se décrète pas. Elle s’acquiert par le partage de la charge mentale associée à la vie de famille. Pourquoi penser que ce type de mesures amèneraient les hommes qui refusent de s’impliquer à le faire davantage ?

Ensuite, il faut savoir que si le taux de suicide des hommes est effectivement plus élevé que celui des femmes, le nombre de tentatives de suicide est à toutes fins pratiques équivalent chez les deux sexes (Conseil supérieur de l’éducation, 1999) et globalement supérieur au Québec par rapport au reste du monde occidental. Si le taux de suicide des hommes est plus élevé, c’est surtout parce qu’ils utilisent davantage des armes à feu alors que les femmes choisissent des méthodes moins violentes.

D’un autre côté, le décrochage scolaire, symbole par excellence du discours victimiste des masculinistes, est aussi un phénomène complexe. Il est trop souvent utilisé pour désinformer plutôt que pour comprendre la situation des garçons. Ainsi, comme celui des filles, le taux de décrochage scolaire des garçons diminue au Québec mais à un rythme moins rapide. Serait-ce la réussite des filles qui dérange ? D’autant que l’écart entre garçons et filles est relativement mince. Il s’explique principalement par l’origine sociale. Des facteurs démontrant le caractère encore sexiste du marché de l’emploi s’y ajoutent.

En effet, il est beaucoup plus pénalisant sur le plan économique pour une fille de ne pas terminer un diplôme d’études secondaires. Même avec un DES technique, les métiers traditionnellement masculins (soudeur, plombier, monteur de ligne, etc.), encore choisis massivement par les garçons, offrent des salaires et des conditions de travail nettement plus enviables que les métiers traditionnellement féminins (coiffure, esthétique, préposée aux bénéficiaires, etc.) qui attirent encore une majorité de jeunes femmes. Une perspective d’avenir limitée - qui ne permet pas d’envisager une grossesse par exemple - n’est-elle pas une source supplémentaire de motivation à terminer des études secondaires ? Par ailleurs, faut-il rappeler que le système scolaire a été fait par et pour des hommes, avant même la présence des femmes. N’est-il pas ironique d’entendre aujourd’hui des masculinistes réclamer un système davantage masculin !

Enfin, il est plus que troublant de lire, de la part de jeunes disant vouloir l’égalité entre les sexes, que la violence est un "problème particulier aux hommes et aux garçons". Cette inversion des positions de victime et d’agresseur, ou leur amalgame, nie encore une fois le fait que la violence est un phénomène dont les victimes sont très majoritairement les femmes. Symétriser la violence, ou soutenir que les femmes en exercent aussi, ouvre toute grande la porte aux revendications des groupes antiféministes qui prétendent à tort que les hommes sont autant, sinon davantage, victimes de la violence conjugale.

Ils prétendent également subir de la discrimination dans les fonds alloués par l’État comme si les besoins étaient équivalents. En fait, les hommes qui profiteraient de l’abolition projetée du CSF et de l’instauration d’un Conseil de l’égalité seraient ceux qui font la symétrisation. Il faut voir les prises de position de groupes masculinistes appelant de tous leurs vœux un Conseil de l’égalité pour mesurer toutes les conséquences qu’entraînerait un tel changement. L’antiféminisme montant est un danger réel pour les acquis des femmes.

Le féminisme est un humanisme

Le fait que des jeunes femmes et des jeunes hommes se permettent d’affirmer qu’il est temps d’abandonner l’analyse féministe - et cela à partir de leurs seules expériences personnelles et sans aucune analyse des rapports sociaux de sexe - témoigne du fait qu’on ne naît pas plus femme que féministe. L’éducation au féminisme est plus que jamais nécessaire, notamment auprès des toutes jeunes filles, pour que cessent les préjugés et pour stopper le retour inquiétant des stéréotypes.

Le féminisme est un humanisme qui refuse de gommer les inégalités par la symétrisation des positions des hommes et des femmes. Le féminisme est un humanisme porteur de promesses inexplorées pour les prochaines générations. Le féminisme est un humanisme que chaque jeune femme et chaque jeune homme gagneraient à connaître, il est un puissant instrument de liberté collective et individuelle.

En tant que jeunes femmes féministes, nous affirmons qu’il est essentiel de soutenir collectivement les droits des femmes par le maintien du Conseil du statut de la femme et de son mandat. Il est impératif que le Conseil de l’égalité ne puisse devenir une arme tournée contre les femmes.

Membres de SALVYA, regroupement de jeunes femmes féministes :

Hélène Charron, étudiante à la maîtrise en histoire
Natasha Bouchard, professionnelle de recherche, Université Laval
Isabelle Boily, professionnelle de recherche, Université Laval
Sylvie Pelletier, doctorante en histoire
Fanny Bourgeois, étudiante au diplôme en études féministes
Laurence Fortin-Pellerin, doctorante en psychologie
Catherine Charron, étudiante au baccalauréat en histoire
Kathleen Boucher, psychologue et doctorante en psychologie et éducation
Isabelle N. Miron, étudiante à la maîtrise en sciences politiques
Catherine Lebossé, travailleuse autonome
Lucie Gélineau, chercheuse postdoctorale, Université Laval

 Voir Profil et affiliations des femmes signataires de la pétition pour le maintien du CSF et du SCF

Mis en ligne sur Sisyphe le 6 mars 2004

Salvya, regroupement de jeunes femmes féministes

P.S.

Article de référence

Le 10 mars, le Secrétariat à la condition féminine a mis en ligne un article intitulé « L’analyse différenciée selon les sexes au gouvernement du Québec : vers une mobilisation interne et des alliances stratégiques pour l’égalité ». Cet article écrit par Hélène Massé, en collaboration avec Michèle Laberge et Ginette Massé du Secrétariat à la condition féminine, a été publié en 2002 dans la revue Management international, Vol. 7, no1. Ce texte, qui n’avait pas été mis en ligne jusqu’à maintenant, propose une réflexion sur l’analyse différenciée selon les sexes et permet d’établir une comparaison entre les nouvelles orientations de l’approche intégrée de l’égalité (AIÉ) et l’esprit de l’analyse différenciée selon les sexes (ADS) québécoise. Sa lecture peut faciliter la compréhension des perspectives. On peut télécharger l’article en format PDF à cette page : http://www.scf.gouv.qc.ca/bref/bref.asp




Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=991 -