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vendredi 1er mars 2019 L’Euguélionne (extraits)
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722. Si une femme a du génie, on dit qu’elle est folle. Si un homme est fou, on dit qu’il a du génie. Voilà, dit l’Euguélionne, entre beaucoup d’autres, un puissant ressort au mutisme des femmes. Un autre postulat fait marcher le système désespérément en sens unique, surtout en littérature. Il pourrait s’énoncer à peu près comme ceci : 723. Le critère du génie est sa misogynie ! 724. Femmes de la Terre, ajustez vos lentilles, dit l’Euguélionne, recyclez-vous, refaites vos classes, prenez des cours de lecture lente, relisez vos classiques. Relisez les chefs-d’oeuvre de l’Humanité avec des yeux neufs, objectifs, avec des yeux débarrassés de la taie de votre esclavage et voyez comment l’on vous traite, voyez comme l’on vous hait, sur papier imprimé uniquement, bien sûr. Si le critère du génie est sa misogynie, comment pourrez-vous jamais prétendre en avoir ? A moins de devenir vous-mêmes misogynes... Si vous ne l’êtes déjà... Si l’idée de "génie " est une idée masculine, pourquoi en briguer le certificat ? 725. Femmes de la Terre, femmes modernes et géniales de la Terre, n’êtes-vous pas fatiguées d’être des Égéries, dit l’Euguélionne ? Toutes les oeuvres d’art et de littérature, toutes les oeuvres humaines ont été faites aux dépens d’une mère, d’une soeur, d’une épouse, d’une maîtresse, d’une domestique, d’une secrétaire, d’une muse, d’une égérie. Tout a été fait sur la Terre aux dépens de la liberté et de la créativité du plus grand nombre. Du pire au meilleur. Rien de grand n’a été fait qu’aux dépens de la liberté et de la créativité de quelqu’un. Toutes les oeuvres des Hommes, des plus laides aux plus belles, ont été faites aux dépens de la liberté créatrice du plus grand nombre. N’êtes-vous pas fatiguées d’être des Égéries, vous, les éternelles violonistes des violons d’Ingres ? 726. Femmes de la Terre, délivrez-vous des voix qui vous empêchent de parler, dit l’Euguélionne. Délivrez-vous des voix tonitruantes, 727. Femmes de la Terre, nettoyez vos yeux à l’encaustique, brûlez-vous les yeux à l’encaustique, dit l’Euguélionne. Mettez dans vos yeux des couleurs de soude, rouge ou verte dans l’un, bleue ou jaune dans l’autre, passez-vous les yeux aux couleurs du prisme solaire, afin que vous ayez un nouveau regard, afin que vous jetiez sur le monde et sur vous-mêmes, un regard nettoyé, un regard lavé, un regard neuf et coloré. Ayez un regard nettoyé des préjugés sur vous-mêmes. Ayez un regard lavé des ignominies qui vous collent encore à la peau des paupières. Que ce soit là votre coquetterie d’aujourd’hui.
728. Hommes de la Terre, dit l’Euguélionne, avez-vous déjà vu un os surnuméraire ou une esquille se mettre à composer des symphonies ? Avez-vous déjà vu une propriété mobilière prendre la parole et réciter des poèmes ? Hommes de la Terre, avez-vous déjà vu un éboueur, avez-vous déjà vu un vidangeur écrire des chefs-d’oeuvre, assis sur leurs tas d’ordures ? Avez-vous déjà vu un paillasson composer une épopée ? Hommes de la Terre, avez-vous déjà vu un objet d’usage courant se mettre à pondre des chefs-d’oeuvre ? Votre théière s’est-elle jamais mise à parler et à dire des choses sensées ? Hommes de la Terre. Avez-vous déjà vu des objets d’art se substituer à leur créateur ? Avez-vous déjà vu des mégères apprivoisées vous disputer le droit de penser et de créer des objets d’art ? Hommes de la Terre, avez-vous déjà vu une fleur faire de la peinture ? Une colombe inventer des machines à voler ? 729. Pourquoi voudriez-vous que vos ménagères aient du génie ? 730. Hommes de la Terre, avez-vous déjà créé dans la hantise de déplaire à la personne aimée ? Non dans la crainte que votre oeuvre pourrait lui déplaire, mais dans la crainte qu’elle vous tienne rigueur de votre génie ? Hommes de la Terre, avez-vous déjà créé dans la hantise de manquer à vos enfants ? Non dans la crainte de ne pouvoir subvenir à leurs besoins, mais dans la crainte de ne pas leur donner I’attention que réclame votre génie ? Hommes de la Terre, avez-vous déjà créé dans la hantise d’être ridiculisés par la critique, d’être insultés, bafoués jour après jour par les Hommes et les femmes de la Terre, non parce que vos oeuvres ne valent rien, mais parce que vous osez créer ? Hommes de la Terre, vos oeuvres ont-elles déjà été marquées par toutes ces hantises, en ont-elles jamais été diminuées ? A-t-on déjà dit à Shakespeare ou à Michel-Ange qu’à titre de mâles c’était un crime que de vouloir sculpter, que de vouloir écrire, que le mieux pour eux était de devenir de bons pères de famille ? Les a-t-on ridiculisés ou traînés dans la boue d’avoir osé s’exprimer à la face du monde ? A-t-on déjà refusé aux mâles l’accès aux académies ou institutions supérieures sous prétexte qu’ils ne savaient pas danser ou que leur croupe n’était pas assez appétissante ? 731. Hommes de la Terre, pourquoi voudriez-vous que vos femelles aient du génie ? Je vous trouve bien ingénus et bien inconséquents, dit l’Euguélionne, quand vous dites que dans leurs propres domaines, elles n’ont pas su se montrer géniales. Et depuis quand, dites-moi, des postes de chefs cuisiniers sont-ils offerts aux femmes sur le marché du travail ? Avez-vous déjà entendu qu’une grand-mère, une mère, une épouse, aient fait un procès au grand maître queux pour avoir utilisé les recettes dont elles étaient les auteures ? Existe-t-il seulement un féminin à l’expression "chef cuisinier" ? Et depuis quand, dites-moi, le mot "couturière" a-t-il le prestige du mot "couturier" ? Depuis quand prend-on les couturières au sérieux et leur donne-t-on leur chance ? Depuis quand laisse-t-on les femmes devenir de "grands couturiers" ? 732. Pendant des siècles, dit l’Euguélionne, vous avez prétendu avoir du génie, car il s’agissait pour vous de transcender la nature, de l’améliorer à votre profit. Vous y avez cru si fort que le génie a fini par poindre... Quelques-uns d’entre vous en ont eu. Mais pendant tout ce temps, pendant ces mêmes siècles, vous avez essayé de convaincre les femmes de votre espèce qu’elles n’avaient pas de génie, qu’elles ne pouvaient pas en avoir, car il s’agissait pour elles de se soumettre à la nature, à leurs dépens et à votre profit. Tous les moyens étaient bons dans cette entreprise, depuis la force musculaire jusqu’au chantage sentimental. Et vous avez été si impérieux, si impératifs et si ironiques, qu’elles ont fini par vous croire, qu’elles ont fini par comprendre que ce n’était pas du tout dans leur intérêt d’avoir du génie. Et elles n’en ont point eu... Ou bien, elles ont eu le génie de ne pas en avoir pour ne pas vous contrarier... Les autres, vous les avez brûlées vives, par millions ! 733. L’Université s’ouvrait pour vous dès le XIIe siècle. Depuis quand est-elle ouverte aux femmes ? Pour combien de siècles de rattrapage doivent-elles se recycler ? 734. Hommes de la Terre, vos chefs-d’oeuvre sont admirables, dit l’Euguélionne. Ils m’enflamment sur le coup, parce que je suis une femme sensible, mais l’instant d’après je suis refroidie parce que je ne suis pas Humaine, parce que je ne participe pas à votre Humanité. Je n’ai pas d’admiration pour les oeuvres des Hommes, dit l’Euguélionne, parce qu’elles se font aux dépens de la liberté et de la créativité de la majorité de l’Humanité. Et qu’est-ce que je vois ? Qu’est-ce que j’entends ? Des chefs-d’oeuvre tronqués, des chefs-d’oeuvre boiteux, de pâles reflets des chefs-d’oeuvre possibles, de ceux qui sont à venir. Je n’ai pas d’admiration et mon émotion devant eux se pourrit et s’empoisonne par le fait même, je n’ai pas d’admiration pour les chefs-d’oeuvre des Hommes, parce qu’ils ont été possibles grâce au massacre de l’intelligence et de la sensualité de la moitié de l’Humanité tout au long des siècles. Tout le monde sait bien, pourtant, que derrière chacun de vos grands Hommes, il y a une femme pour l’épauler, le torcher et le nourrir à la petite cuiller. Tout le monde sait bien, pourtant, que derrière le cher grand Homme, se tient une femme (c’est parfois la même) pour l’inspirer, le rassurer, le consoler, et parfois le ramasser à la petite cuiller... 735. Les avez-vous observés entre eux, dit l’Euguélionne, et avez-vous remarqué comme ils sont touchants ! Il arrive parfois qu’ils donnent, sans le savoir, tout un spectacle son et lumière. Voyez-les alors s’entradmirer, s’entrenvoyer des fleurs, voyez-les s’entrecrier au chef-d’oeuvre dès que l’un ou l’autre d’entre eux a pondu son oeuf tout chaud teinté si possible d’hilarante ou grave misogynie "pas méchante pour un sou", entre deux feuilles blanches ou sur un carton noir, et les avez-vous écoutés ? Entendez-les s’entreféliciter, regardez-les s’entrepondre des essais sur leurs essais portant sur les chefs-d’oeuvre de l’un ou l’autre d’entre eux qui est peut-être mort fou, préférablement sur sa ponte, et encore mieux entre deux bières et deux hoquets et mille imprécations. Bien sûr que j’exagère ! Mais quand donc finirez-vous de les prendre au sérieux ? Ils ont massacré tant de libertés, réduit tant de femmes en esclavage au nom de l’Art et même au nom de la Liberté ! Oubliant que l’Art était une manifestation de la Vie, ils ont décrété que la vie émanait de l’Art comme la femme de la côte d’Adam. Et regardez comme l’Art leur est resté collé entre les doigts comme une poisse. 736. L’héritage de l’Homme, dit l’Euguélionne ! Qui veut le sauver ? Qui tient à le sauver ? Qui en prend les moyens ? Quant à vous, femmes de la Terre, en quoi cet héritage boiteux vous concerne-t-il ? Vous n’y apparaissez que comme de beaux objets d’art ou comme des mégères plus ou moins apprivoisées. 737. Il faudrait, dit l’Euguélionne, déplacer le monde de quelques millimètres vers le côté féminin : l’art et la littérature y gagneraient beaucoup. Tous les livres sont remplis de "la femme", mais elle y est mal conçue, mal accouchée. Toutes choses existantes dans le cerveau des Hommes sont imprégnées de "la femme", mais d’une substance stérilisante pour elle. Cela ne serait pas grand-chose que de déplacer le monde de quelques millimètres, dit l’Euguélionne. Et la liberté y gagnerait sur toute la ligne. 738. Et vous, objets d’art figés sur des socles, vous, mégères intrépides, ne vous laissez plus apprivoiser, descendez de vos socles ou remontez de vos enfers, brisez ces statues de vous-mêmes et marchez sur ces débris...
739. Les Hommes de votre planète sont naïfs, dit l’Euguélionne. Ils croient que ce sont eux les Mozarts assassinés ! Les Hommes de votre planète sont naïfs, dit l’Euguélionne, car ils n’ont pas encore compris quel était le plus grand crime de leur histoire. Et ils cherchent à sauver le Futur de l’Humanité en proclamant l’Unité de l’Homme, ils ne savent pas le définir mais ils veulent l’unifier et ils se réunissent en petits comités d’experts et sur les seules épaules expertes de ces Hommes repose l’échéance d’une déflagration possible de votre petite planète. 740. Les Hommes, dit l’Euguélionne, sont amoureux d’eux-mêmes et comme tous les amoureux, ils se croient seuls au monde. Ils se croient seuls dans le cosmos à l’exclusion de tout être intelligent et ils se croient seuls sur leur planète à l’exclusion de tout autre sexe intelligent. Les Hommes, dit l’Euguélionne, n’ont pas encore compris que le plus grand crime de leur histoire est aussi le plus ancien, car c’est celui qui a engendré tous les autres crimes de l’Humanité. 741. Ils n’ont pas encore compris que le massacre sexuel et intellectuel des individus femelles de leur espèce contient en germe tous les autres grands crimes historiques de l’Humanité. Les Hommes, dit l’Euguélionne, n’ont pas encore compris que ce crime était le plus grand puisqu’il est fondé sur le Pouvoir Absolu, sur l’Autocratie du Phallus, sur la prétention de se croire supérieur par rapport à un autre sexe. Tous les crimes relèvent de cette aberration mentale. Mais ce crime passe inaperçu. Il est oublié. Il n’est nulle part mentionné dans les traités d’histoire ou de criminologie. On fait comme s’il n’avait jamais existé. On fait comme s’il ne continuait pas à se commettre chaque jour. 742. Celui qui dit que le massacre des femmes est folklorique, celui-là est un de ceux qui en profitent le plus, dit l’Euguélionnne. C’est un souteneur de tempérament, un souteneur qui s’ignore, c’est un pimp, un maquereau, un bum des quartiers résidentiels. 743. Je lui demande à celui-là d’aller un peu se promener du côté de Notre-Dame-Hors-les-Murs et de prendre la peine d’écouter la plainte des Paramécies Massacrées. Derrière ce mur, c’est tout le potentiel non exploité des femmes qui gît là depuis des siècles, qui pourrit, qui ne cesse de pourrir et de vous empoisonner. C’est là votre pollution première. Derrière ce mur, c’est tout le potentiel non exploité des femmes que vous avez mis en friche pendant des siècles, qui crie vers vous et demande vengeance. C’est leur corps-objet, c’est leur corps-macbine-à-tout-faire, c’est leur corps-machine-à-reproduire, qui crie vers vous. C’est leur corps affublé de la dérisoire "robe de mariée" que vos trahisons ont déchiquetée et que vous persistez à vouloir leur faire endosser. C’est leur corps plein de la Grossesse Nommée Non-Désir, que vous comprimez de force neuf mois durant pour en faire sortir un fruit non désiré et déjà en surnombre dans la corbeille universelle. 744. Vous vous arrachez les cheveux, et vous vous pincez le nez et vous dites. " Il y a quelque chose de pourri dans notre royaume." Et depuis des siècles, vous promenez votre flair à ras de sol et à ras de ciel pour découvrir la source de la pourriture. 745. Allez donc, dit l’Euguélionne, vous promener du côté de Notre-Dame-Hors-les-Murs. Et découvrez le dépotoir où vous jetez encore vos Paramécies Massacrées. Et ayez le front de dire que le massacre des femmes de votre espèce n’est qu’une histoire du passé.
1330. Femmes de la Terre, soyez des roues de plaisir lancées sur des autoroutes, dit l’Euguélionne. Soyez de grandes roues de fête foraine sorties de leurs gonds et roulant à cent milles à l’heure sur les routes de campagne. Jetez mille éclats de lumière sur les maisons endormies. Soyez de grandes roues lumineuses roulant sur elles-mêmes comme des étoiles de mer géantes sur l’asphalte luisante de pluie. Dépassez les voitures lancées à des vitesses féériques. Soyez la grande Roue de la Ronde avec des banquettes remplies de gens, amoureux du risque et de l’aventure, et amoureux du vent. Soyez les mille lumières des grandes roues en mouvement, roulant de plaisir et scintillant sur le pavé mouillé. Éblouissant les automobilistes et les veilleurs de nuit au fond des maisons endormies. Soyez l’éblouissement nocturne lancé à toute vitesse sur la route. Soyez l’éblouissement et l’élan irrésistible de celles qui attendent leur mari au fond de leur maison endormie. Soyez la précipitation de la pluie et soyez les milliers de phares et soyez la lumière en mouvement de la nuit roulant comme des étoiles de mer sur vos propres rayons éblouissants. Ne soyez plus des Égéries, dit l’Euguélionne. *C’est du moins l’opinion de ce cher Victor que rapporte fidèlement l’autre Victor, son alter ego... (Note de l’auteure) 1. Louky Bersianik, l’Euguélionne, Montréal, Les Éditions La Presse Ltée, 1976. Mis en ligne sur Sisyphe, le 8 septembre 2004. Également sur Sisyphe : Petites sépultures et autres berceaux - La Terre, par Louky Bersianik |