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lundi 13 décembre 2004 Le 6 décembre 1989 Il y a 15 ans, des meurtres misogynes et antiféministes
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Le 19 novembre dernier, au théâtre l’Espace Go, l’émotion m’a saisie quand la comédienne Pol Pelletier a récité les prénoms des quatorze jeunes femmes victimes d’un meurtrier antiféministe, le 6 décembre 1989, à l’École polytechnique de Montréal. Elles s’appelaient Annie, Geneviève, Hélène, Nathalie, Barbara, Anne-Marie, Maude, Barbara Maria, Maryse, Anne-Marie, Sonia, Michèle, Maryse, Annie. Quinze ans. Depuis, 595 femmes et 172 enfants ont été tués par des hommes au Québec. De novembre 2003 à novembre 2004, il s’agit de 37 femmes et enfants. Le Collectif masculin contre le sexisme, qui tient à jour ces données statistiques, souligne que les meurtres de femmes commis par un conjoint, un ex-conjoint ou un partenaire sexuel augmentent de façon régulière dans le décompte total des décès féminins. Cette proportion est passée de 37% en 1989 à 73% en 2004. Il y a quinze ans, c’étaient ces quatorze femmes et des millions d’autres anonymes, ici et dans le monde. L’an dernier, la mort de Marie Trintignant nous rappelait que cette violence traverse toutes les classes sociales. Il y a deux ans, c’était Sohane Benziane, brûlée vive à Vitry par un homme dont elle n’acceptait pas la loi. Le sort d’Amina, cette jeune Nigériane emprisonnée, mais sauvée de la mort par lapidation grâce à une campagne internationale de protestation, a illustré le fait que la violence contre les femmes s’exerce sous tous les prétextes et qu’elle n’a pas de frontières. Aujourd’hui, c’est Jila, une adolescente iranienne de 13 ans, que la loi des fondamentalistes islamistes condamne à 50 coups de fouets après l’avoir menacée de lapidation parce que son frère l’a mise enceinte. Un peu plus tôt, l’une de ses compatriotes âgée de 16 ans a été pendue au crochet d’une grue pour cause d’« acte incompatible avec la chasteté » ! A Marseille, le 17 octobre 2004, Ghofrane a été tuée à coup de pierres pour avoir refusé les avances d’un garçon ! A Limoges, c’est Khadija, que son mari a égorgée sur la place publique parce qu’elle voulait divorcer. Jeanne, Isabelle, Christine, Françoise, Camille, Ghofrane, Nathalie, Sarah, Amida, Francesca, Sohane, Mary, Audrey, etc… etc…, elles sont des millions dans le monde à subir tous les jours la violence masculine sous toutes ses formes. Peut-être me reprochera-t-on de parler de « violence masculine » et me fera-t-on dire que tous les hommes sont violents et qu’aucune femme ne l’est. Absurde. Il est vrai que la violence n’a pas de sexe. Mais qui peut démontrer qu’il existe une violence féminine systémique à l’égard des hommes comparable à la violence masculine systémique à l’égard des femmes ? La situation a « tout de même beaucoup changé », dira-t-on, « les mentalités ont beaucoup évolué » depuis 15 ans. Je pense qu’il y a plutôt régression qu’évolution des mentalités face à la violence contre les femmes. Bien sûr, cette violence est mieux connue, mais elle est davantage banalisée et laisse indifférentes un nombre croissant de personnes. À l’échelle de la planète, la violence faite aux femmes parce qu’elles sont des femmes a augmenté à la faveur de l’accélération de la mondialisation néolibérale et des guerres, des institutions sous contrôle masculin. Qu’on songe, par exemple, aux femmes irakiennes, dont les droits ont régressé après l’agression et l’invasion de leur pays par les Etats-Unis. Pensons aux lois religieuses, dans plusieurs pays du monde, qui donnent aux hommes le droit de vie ou de mort sur les femmes. Pensons au sida dont la propagation chez les femmes est aggravée par la violence sexuelle qu’on leur inflige et l’absence quasi-totale de prévention auprès de la population féminine dans certaines régions du monde. Tous les jours, de nombreuses femmes vivent, à différents degrés, des situations de violence et plusieurs en meurent. Pourtant, je ne perçois pas un accroissement sensible de l’empathie et de la compréhension à l’égard des victimes, souvent tenues pour menteuses ou provocatrices. L’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (l’AVFT) a documenté plusieurs cas de femmes qui sont poursuivies pour diffamation après s’être plaintes d’agression et de harcèlement dans leur milieu de travail. Au Québec, en France, en Angleterre, aux Etats-Unis, en Australie et ailleurs, des hommes abuseurs accusent les mères d’inventer des agressions afin de leur retirer la garde des enfants. Bien sûr, il existe des femmes qui mentent et que la vengeance anime, mais ce n’est pas la majorité des mères divorcées comme certains essaient de le faire croire. L’inceste est également une réalité et demeure une agression trop peu dénoncée. Ses auteurs s’en tirent souvent à bon compte. Certaines femmes n’ont d’autre choix que de s’enfuir avec leurs enfants pour les protéger. On tolère la violence davantage que le discours qui la nomme. Cette attitude se perçoit dans l’impatience croissante face au discours féministe et dans l’accueil favorable que reçoit la négation de la violence systémique à l’égard des femmes. On constate de l’intolérance, parfois de l’agressivité et du dénigrement, à l’égard de celles qui aident les victimes. Des hommes, minoritaires mais qui reçoivent beaucoup d’attention des médias, inventent et triturent des données, et on les croit ! On invite ces hommes à toutes les tribunes, on les interviewe, on leur consacre des émissions de télévision et de radio, on subventionne leurs colloques sans un regard critique sur leurs discours et leurs activités. Peu importe qu’ils désinforment systématiquement et attaquent gratuitement et publiquement l’intégrité et la réputation de certaines femmes. Ils n’ont qu’à prétendre s’interroger sur la condition masculine pour que gouvernements et médias n’y voient que du bien. Les gouvernements et les médias soutiennent ainsi la propagation de préjugés sexistes. Qui peut prétendre que la société et les hommes québécois se sont engagés massivement à combattre la violence faite aux femmes sous toutes ses formes, et qu’ils le font effectivement ? On ne s’est même pas donné les moyens de lutter efficacement contre cette violence. Sous prétexte qu’on nous a interdit trop de choses trop longtemps, il est interdit d’interdire, chez nous (1). La prison ne sert à rien, toute autre forme de répression non plus, cessons de criminaliser, même le crime, ne parlons pas de responsabilité personnelle, c’est moraliste, incitons, persuadons, mais ne contraignons surtout pas, et tout se « régulera » comme sur les marchés économiques qui broient la moitié de l’humanité. Cet esprit, qui confond mollesse et tolérance, est-il à l’origine de la tendance à sous-estimer, et même à nier, l’importance et les conséquences sociales de la prostitution, de l’inceste, de la pédophilie, du viol et de la violence en milieu conjugal ? On perd peu à peu la faculté de discerner la violence là où elle se manifeste. On ne voit plus, par exemple, la violence inhérente à toute forme d’exploitation sexuelle depuis qu’on en a fait un secteur de l’économie. 40 millions de personnes (dont 90% de femmes) sont prostituées dans le monde, les armées, les gouvernements, le crime organisé, le FMI et la Banque mondiale s’entendent pour les maintenir dans la prostitution. Cet esclavage moderne soutiendrait l’économie de certains pays pauvres. Au Québec, le Comité permanent de la jeunesse a réclamé, cette année, la décriminalisation des clients prostitueurs des jeunes. Ce faisant, il indique que la prostitution des jeunes ne représente pas pour lui une forme d’abus ni de violence. En cela, il reflète la tolérance sociale manifestée à l’extérieur de la Ville de Québec à l’égard des clients de la prostitution juvénile dans l’affaire qui a fait les manchettes l’an dernier. À Ottawa, le ministère de l’Immigration contribue au trafic des êtres humains en accordant des visas à des femmes, dont des mineures, provenant de pays pauvres, que des proxénètes vont exploiter dans des bars de danseuses nues et autres établissements locaux. Ce n’est pas parce que le gouvernement canadien collabore avec des proxénètes et des milieux criminels, légitimant de facto le « crime organisé » et la violence à l’égard des femmes, que ce trafic des femmes à des fins de prostitution n’en devient plus un ! À quel point la sensibilité de la population à la violence faite aux femmes s’est-elle émoussée au Canada ! Et ce pays s’affiche sur toutes les scènes comme un modèle de défense des droits humains ! En ce Québec, qui pratique le relativisme comme un sport extrême, on voue un culte aux vedettes. Si certaines se révèlent être aussi des agresseurs sexuels, on incline à les considérer comme des victimes piégées ou des héros. L’an dernier, la Société Radio-Canada a invité, à une heure de grande écoute, un prostitueur de mineures à se justifier. L’animateur de radio a reçu une sentence symbolique et retrouvé son micro quelques mois plus tard. Récemment, un producteur de spectacles s’est révélé un violeur - il s’est reconnu responsable de viols à répétition de deux filles mineures pendant plusieurs années. Conscient de la tolérance élastique de la société québécoise, il a demandé, par l’entremise de son avocat, à ce que la justice ne s’applique pas à son importante personne. Il propose d’organiser trois spectacles par an au profit des enfants agressés si le juge ne l’expédie pas en prison. Autrement dit, cet homme demande, comme sentence, le privilège de continuer librement son métier de producteur. Et certains estiment cette demande équitable. Lorsque de tels messages sont lancés à une population qui ne se révolte pas, il est difficile de croire qu’on est plus sensible au Québec qu’ailleurs à la violence faite aux femmes. Comment en est-on venu à tolérer l’intolérable ? Je pense que la société québécoise a raté l’occasion, il y a quinze ans, de s’engager résolument, non seulement en paroles mais en actes, à ne plus tolérer la violence sexiste, misogyne et antiféministe, qu’elle soit verbale ou physique. Il aurait d’abord fallu qu’elle la reconnaisse dans l’acte meurtrier de Marc Lépine. N’aurait-elle pas à juste titre vu de la haine raciale dans le geste d’un tueur qui aurait séparé quatorze hommes juifs d’un groupe d’hommes, en criant : « Je haïs les Juifs » ? Depuis quinze ans, la société québécoise n’a pas tiré la moindre leçon de l’acte misogyne de Marc Lépine parce qu’elle s’est refusée à lui reconnaître sa signification véritable, c’est-à-dire un geste de haine contre des femmes et contre des féministes qu’il rendait responsables de tous ses problèmes (comme des hommes le font aujourd’hui encore). La société québécoise veut continuer de voir dans les meurtres du 6 décembre 2004 le geste isolé d’un fou, comme on a eu tendance à le faire depuis quinze ans devant d’autres meurtres de femmes. Ce refus de regarder la réalité en face empêche d’identifier les causes de la violence systémique faite aux femmes et, par conséquent, d’y apporter des solutions efficaces et durables. Comme dans bien d’autres domaines, on s’occupe des conséquences mais on ne s’attaque pas à la racine du problème. En refusant de donner au drame de Polytechnique sa véritable signification, la société québécoise a aussi retourné contre les féministes la responsabilité de l’acte meurtrier. Elle a légitimé la haine et le ressentiment antiféministe qui n’a cessé de croître depuis quinze ans. Tant qu’elle refusera d’admettre qu’elle est toujours imprégnée des valeurs patriarcales, dont certaines sont porteuses de violence (2), notre société fabriquera des Marc Lépine en puissance qu’elle persistera à ne pas reconnaître comme ses créatures mais à voir comme des « cas isolés ». On continuera de banaliser, ici comme ailleurs, les violences faites aux femmes, jusqu’à ce qu’un jour on accepte ces violences comme des attributs « naturels » de la « condition masculine » et qu’on réclame le « droit » de les exercer (3). Notes 1. Cette tendance des "mentalités" n’est peut-être pas exclusive au Québec, mais c’est au Québec que je vis et que je l’observe. – Lire « Je n’étais pas née le 6 décembre 1989 », par Rosalie B., 11 ans. – Lettre à Marie-France Bazzo sur ses invités du 6 décembre 2004 , par Micheline Carrier Mis en ligne sur Sisyphe, le 1er décembre 2004 Se taire ? N’y comptez pas !, le 6 décembre 2003. Dans Le Devoir, 10 décembre 2004 : « J’étais alors en deuxième année de Poly... », par Brigitte St-Pierre, ingénieure |