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dimanche 13 mars 2005 Apprendre aux filles à se soumettre aux garçons
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Dans un article précédent (1), nous avons montré comment le phénomène actuel de la sexualisation précoce des préadolescentes accroît leur vulnérabilité. Il est indissociablement lié à la construction sociale de la « féminité ». Dans les revues destinées aux adolescentes, la formation de l’identité « féminine » est réduite à une quête incessante d’approbation. Dans sa forme réactualisée axée sur la soumission, le rapport prépondérant de dépendance aux garçons apparaît comme un recul par rapport aux actions d’émancipation des dernières décennies. À preuve, ces chroniques retracées dans les revues Cool ! et Filles d’aujourd’hui : « Filles recherchent gars idéal » (2), « 10 choses que les gars devraient savoir à propos des filles » (3), « 10 choses que les gars aimeraient nous faire comprendre ! » (4) et « Vox pop Gars » (5). En intégrant l’idée que les demandes et les désirs des garçons sont la norme dans les rapports entre les sexes, les jeunes filles en viennent à croire que les préjugés qu’ils expriment à leur endroit sont fondés. Le but de cet article est d’illustrer ce processus à l’aide d’une chronique tirée de la revue Cool ! Construire la différence Pour construire le rapport de dépendance des filles aux garçons, les chroniques en question renforcent l’idée d’une différence irréductible entre les deux groupes de sexe. Les deux entités ne peuvent nouer des rapports que sur la base d’une complémentarité de leurs rôles (6). Cette logique de la différenciation dissimule mal celle qui la nourrit, la hiérarchisation des sexes dont découle la subordination des femmes (7) où le groupe social des femmes est encouragé à se définir et à se situer en fonction de celui des hommes. Dans le cadre de cet article, nous analyserons en profondeur la chronique « 10 choses que les gars aimeraient nous faire comprendre (8). Voyons en quels termes la revue présente cette chronique aux adolescentes :
Comme son titre l’indique clairement, la chronique donne la parole à des garçons, qui font savoir à des filles ce qu’ils attendent d’elles. La « direction » de la relation est à sens unique. Dès l’introduction, il n’y a aucune équivoque sur qui doit se plier aux désirs de qui. La formule choisie n’est pas plus heureuse : « ce qu’il ne faut pas faire » en dix points, comme dans le petit catéchisme avec ses « dix commandements ».
Ce que les filles font : Elles ont tendance à vouloir aller trop vite. Quand un gars donne rendez-vous à une fille ou qu’il accepte d’aller au cinéma avec elle, elle s’imagine déjà qu’ils sortent ensemble ! Après la première soirée, s’il l’embrasse, elle lui fait souvent de grandes déclarations d’amour. Ça le soumet à beaucoup trop de pression. 2. De l’air ! Ce que les filles font : Les filles aiment bien passer beaucoup de temps avec leur chum. Certaines l’appellent 20 fois par jour et s’invitent dans ses soirées de boys. Grave erreur ! Les gars ont besoin d’espace. 3. Le "baby talk" Ce que les filles font : Elles parlent parfois comme des bébés. Attention : c’est un "turn off" total pour les gars ! Et puis, ces derniers ont souvent l’impression que ce langage sert à les manipuler. 4. La curiosité mal placée Ce que les filles font : Certains gars ont surpris leur blonde en train de fouiller dans leur carnet d’adresses, dans leurs tiroirs ou dans leur boîte vocale. 5. Le petit boss... Ce que les filles font : "As-tu fait tes devoirs ? As-tu bien mangé aujourd’hui ? Tu portes encore ton chandail rouge ? Ta coupe de cheveux semble un peu défraîchie." Stop, les filles : les gars n’aiment pas se faire contrôler. Une mère, ils en ont déjà une, et c’est bien assez ! 6. Les bisous et les câlins en public Ce que les filles font : Les gars veulent bien que les filles leur témoignent de l’affection, même devant les autres, mais ils désirent que ce soit fait de façon subtile. Trop d’intimité en public, ça les rend mal à l’aise. L’école, le cinéma et la rue ne sont pas de bons endroits pour leur sauter dessus et les embrasser à bouche-que-veux-tu ! 7. La pression Ce que les filles font : Les gars n’aiment pas que les filles fassent des plans pour eux. Exemples : "Wow ! Ça va être cool d’aller au bal ensemble ! " ou " Dimanche, on ira voir ce film. J’ai déjà les billets !" Pour les gars, c’est de la pression à l’état pur. 8. Trop de questions Ce que les filles font : Les filles posent trop de questions. "À quoi tu penses ?" est la pire pour nos charmants jeunes hommes. Parfois, ils ont envie de partager leurs pensées, parfois non. Ils n’aiment pas qu’on leur demande tout ce qu’ils ont fait, comment, avec qui, où, pourquoi... 9. La jalousie Ce que les filles font : Quand une fille voit son chéri parler à d’autres demoiselles, la tigresse en elle se réveille. Grrr ! C’est la crise ! Et les questions défilent : " Pourquoi tu parlais à cette fille-là ? Qu’est-ce qu’elle te veut ? Tu tripes sur elle ? C’est ça, hein ? " 10. Toute vérité n’est pas bonne à dire Ce que les filles font : Les filles parlent beaucoup, un peu trop pour les gars ! Certains sujets de conversation pourraient être évités, comme les détails de ta relation avec ton ancien chum. Il n’est pas nécessaire d’en dire autant ! "Sois belle et tais toi !" Arrêtons-nous aux représentations sociales que créent ces « mises en scène ». Que nous révèle le choix des mots et des expressions ? Quelles filles sont ainsi décrites ? Elles apparaissent excitées et écervelées, contrôleuses, malhonnêtes, colériques et jalouses, manipulatrices et, enfin, infantilisantes. Pour conclure, la revue leur demande de moins parler, de rester « mystérieuses » ou de « conserver une petite distance » bref, de « cultiver leur jardin secret ». Dans le contexte de promotion majeure de la mode et des produits de beauté que font ces revues, il n’y a qu’un pas entre cette conclusion et le « Sois belle et tais-toi ! ». De stéréotypes en stéréotypes… Cette réaffirmation désolante des stéréotypes sexistes nous rappelle la formule utilisée par Gargamel pour créer la Schtroumfette :
* une solide couche de parti pris * trois larmes de crocodile * une cervelle de linotte * de la poudre de langue de vipère * un carat de rouerie * une poignée de colère * un doigt de tissu de mensonge, cousu de fil blanc bien sûr... * un boisseau de gourmandise * un quarteron de mauvaise foi * un dé d’inconscience * un trait d’orgueil * une pinte d’envie * un zeste de sensiblerie * une part de sottise et une part de ruse en proportions égales * beaucoup d’esprit volatile * beaucoup d’obstination * une chandelle brûlée par les deux bouts Et les garçons ? Le contrôle total de la relation… Par ailleurs, quelles images des garçons révèlent ces dix leçons ? Ils sont des êtres libres, totalement indépendants, qui se gardent des espaces à eux à l’abri des filles, qui décident quand et comment ils entrent en relation avec elles et qui ont le pouvoir de mettre à distance et de mettre fin à la relation. Ces « mises en scène » font de plus ressortir que les filles doivent préserver l’image d’indépendance et de conquête sexuelle des garçons devant les autres garçons. Mais encore… En cas de transgression, les filles culpabiliseraient et déstabiliseraient les garçons. La logique de la différenciation est constamment invoquée pour cloisonner les filles dans des rôles de soumission. À toutes les filles, indifféremment, est attribué un comportement ou une attitude dont les garçons seraient victimes. En fait, le message sous-jacent est de les laisser libres et surtout, en contrôle de la relation. La revue suggère carrément aux filles de renoncer à la position de dominante, de « boss » car sinon, leur dit-on, il vous quittera. C’est de cette façon qu’est construite la dépendance affective des filles. L’utilisation des « petits mots doux » ou l’explication patiente susciterait encore là le désengagement des garçons. Ils auraient peur de ce type de contact, perçu par eux comme de l’infantilisation, parce que leurs pairs pourraient croire qu’ils sont dominés par les filles. Conséquemment, pour contrer cette interprétation et retrouver leur statut, ils présentent la prise de parole des filles comme de la manipulation (renversement du pouvoir). Les filles devraient éviter à tout prix les marques d’affection et les élans démonstratifs (comme si les filles n’avaient aucune retenue) et il ne faudrait surtout pas qu’elles planifient des activités sans leur en parler. Le mythe de la femme hystérique et sans contrôle sert de repoussoir. Il faudrait que les filles s’en remettent complètement aux garçons. Leurs inquiétudes, bien légitimes en certaines occasions, sont présentées comme un manque de confiance en elles et en leurs relations. Pourtant, dans toutes les « mises en scène » leurs initiatives et prises en charge d’elles-mêmes sont condamnées. Au bout du compte, que peuvent-elles faire ? La revue leur conseille de se taire et de ne pas poser trop de questions car « les filles parlent beaucoup, un peu trop pour les gars ! ». Les revues apprennent ainsi aux filles non seulement à se soumettre mais valident du même coup le pouvoir social des garçons. Il s’agit là, ni plus, ni moins, d’une incitation à accepter cette forme de contrôle social. Le témoignage ultime À la toute fin de la chronique, le commentaire d’un jeune homme de 14 ans sur ses expériences affectives personnelles vient conforter nos analyses.
Ma blonde me reprochait toujours de trop voir mes amis et ça m’énervait, car je trouvais qu’elle voulait contrôler ma vie. Ses blâmes me donnaient encore plus envie de faire des activités avec mes copains. Un jour, elle m’a dit qu’elle aimerait que je passe plus de temps avec elle. J’ai préféré cette formulation et j’ai compris le message. Tout est dans la façon de dire les choses ! Ça m’énerve quand ma blonde me demande si je la trouve belle. Quand je refuse de lui répondre, elle me reproche de ne pas lui faire suffisamment de compliments. Pourtant, je la trouve très belle et je le lui dis toujours. On dirait que ce n’est pas assez pour elle. Les filles sont trop exigeantes. Avec elles, on dirait qu’on n’est jamais corrects ! Ce jeune homme se plaint de filles trop exigeantes. Il passe de sa situation personnelle à une généralisation au sujet de toutes les filles. Il s’agit là d’un procédé typique de stéréotypie sexiste. Celui-ci fait partie intégrante du processus de différenciation/hiérarchisation des sexes. Les garçons se voient attribuer des rôles de pouvoir et les filles ceux de la dépendance et de la soumission. Le commentaire de Mathieu vient fortement nuancer l’affirmation avancée dans De l’air ! Cette « mise en scène » explique aux filles que si leur copain passe une soirée avec ses compagnons, ça veut simplement dire qu’il a besoin de se changer les idées. Ensuite, il sera encore plus content de la retrouver, peut-être même plus amoureux. Dans le témoignage de Mathieu, cette situation n’apparaît plausible qu’en autant que les filles s’effacent car, sinon, il pourrait avoir « encore plus envie de s’éloigner d’elle pour faire plus d’activités avec ses copains. » De la soumission à la soumission…sexuelle Le discours de la complémentarité des sexes et de la soumission des femmes est porté depuis fort longtemps par la droite religieuse et conservatrice mais, menace explicite de recul après des décennies de luttes pour l’égalité, on le retrouve maintenant dans les revues pour adolescentes. Les promoteurs de la famille traditionnelle s’opposent par ailleurs à l’industrie de la mode à cause, notamment, de son insistance sur la sexualisation précoce. Ce phénomène suscite un resserrement du contrôle parental sur les filles et la promotion de la chasteté. Chez les vendeurs de mode, à l’opposé, les filles seraient désormais fières de leur corps et elles assument pleinement leur sexualité (10). Pour d’autres, ce phénomène en est d’abord un de consommation. En 1999, selon les chiffres de Statistiques Canada, on dénombrait au Québec 562 965 préadolescentes et préadolescents âgés entre 8 et 13 ans. Dans le pays tout entier, leur nombre s’élevait à 2 464 295. Cette tranche d’âge représente un bassin gigantesque qui ne passe pas inaperçu aux yeux des entreprises. La journaliste Martine Turenne soutient que « les tweens sont la plus importante cohorte démographique depuis les boomers. […] Ils dépensent annuellement 1,4 milliard de dollars au Canada et ont un pouvoir vraisemblablement quatre fois plus important, compte tenu de l’influence qu’ils exercent sur les achats de toute la maisonnée » (11). Il va sans dire que des phénomènes comme celui de la consommation et de la sexualisation des toutes jeunes filles sont combinatoires. L’éditrice de la revue CosmoGIRL soutient que son magazine vise à aider les fillettes - « empowering the inner girl » - tout en rencontrant ses impératifs de vente : « Sex sells », conclut-elle. Le lien entre ces différentes forces politiques, économiques et sociales existe, nous l’avons vu, dans le rapport de soumission des femmes aux hommes. Cependant, ce rapport social revêt aujourd’hui une dimension inédite qui mérite toute notre attention. Dans cette nouvelle conjugaison des forces capitalistes et néo-patriarcales, l’apprentissage de la soumission est à la fois sexuelle et précoce. À qui cela profite-t-il vraiment ? Notes 1. Bouchard, Pierrette et Natasha Bouchard. « La sexualisation précoce des filles peut accroître leur vulnérabilité », lundi 2 février 2004. Mis en ligne sur Sisyphe, le 1er mars 2005. |