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dimanche 11 décembre 2005 Le massacre de l’École polytechnique de Montréal pourrait-il se produire à nouveau en 2005 ?
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Vous souvenez-vous où vous étiez ce soir terrible du 6 décembre 1989 ? Moi, je me souviens que par, une incroyable coïncidence, j’étais chez Louky Bersianik, figure emblématique du féminisme québécois. Lorsque nous avons ouvert la télévision, nous avons d’abord cru qu’il s’agissait d’un film policier, avant de réaliser que la tuerie se passait à Montréal et que les victimes étaient toutes des femmes. Le téléphone s’est mis à sonner sans arrêt, des amies voulant partager leur peine et leur incrédulité devant l’horreur. Nous sommes restées debout toute la nuit, passant de la télévision à la radio et, à une émission de ligne ouverte, nous avons entendu des hommes se réjouir du geste de Lépine et regretter qu’il n’ait pas tué plus de femmes.
Désormais, mémoire et temps se divisent pour moi en "avant" et "après" Poly, par la conscience à vif que plus rien ne sera jamais pareil. La colère m’habite comme une peine inconsolable. Avant, je me disais que je pourrais un jour me consacrer entièrement à mes projets d’écriture, me retirer dans ma forêt, renouer avec la beauté et ses silences intemporels. Après, je me suis improvisée journaliste parce que les féministes n’avaient plus de lieux pour se faire entendre et que dénoncer la haine des femmes, c’était aussi prendre soin de mes deux filles. Se taire, c’était laisser à d’autres le soin de décider de notre avenir. Où en sommes-nous seize ans plus tard ? Le mari de Maryse Laganière, l’une des victimes de Poly, nomme à juste titre le sexisme et le laxisme comme causes du massacre : "Oui, nous sommes une société sexiste. Nous pensions que nous ne l’étions pas. Nous pensons encore que nous ne le sommes pas. Tant que nous n’en prendrons pas conscience, nous le resterons." Dans ce texte, lu lors de la commémoration de 1994, Jean-François Larrivée ajoutait : "Il y a beaucoup d’erreurs dans ce drame. Beaucoup trop. Et si l’erreur, c’était d’être femme ? D’être toujours le bouc émissaire de toutes les frustrations ? [...] Le laxisme, c’est de laisser circuler des propos haineux au nom de la liberté de parole. De combien de propos haineux envers les femmes l’assassin des 14 victimes avait-il nourri son esprit malade ? " Marc Lépine et les conjoints assassins ne perdent pas le contrôle, mais veulent le conserver. Ils préfèrent tuer plutôt que d’assumer l’égalité des chances et la liberté dans la différence. Les raisons de ce massacre, chaque femme les connaît. Elles sont évidentes quand un homme veut gérer le ventre d’une femme, quand dans l’impunité totale du foyer, des rues, des médias, de la culture, un homme se croit justifié d’asservir, battre, agresser, prostituer, incestuer, violer, torturer, tuer, au nom de ses fantasmes ou de ses frustrations, clitoridectomiser des millions de femmes au nom de la tradition et de la religion. Les causes de cette tragédie inoubliable, il faut les chercher dans le silence complice de toute une société face à la violence quotidienne faite aux femmes dans la famille, les institutions, la pornographie, la prostitution, les médias, la publicité, le cinéma, la littérature où la misogynie sadique d’un auteur est attribuée à son génie, à la puissance de son univers symbolique ou à un humour dont les femmes seraient singulièrement dépourvues. Les causes, il faut les chercher dans la pornographisation croissante de la société, dans la banalisation systématique des stéréotypes sexuels abêtissants, dans l’absence de véritables campagnes publicitaires pour stigmatiser la violence envers les femmes, dans les compressions budgétaires qui menacent l’existence de plusieurs organismes communautaires voués à la lutte contre la violence envers les femmes, comme Viol-Secours, les centres de femmes, les CALACS ou les maisons d’hébergement pour femmes battues et en difficulté. Des groupes généreux et inventifs qui montrent dans la pratique, souvent au détriment de leur propre santé, que la solidarité n’est pas qu’un mot à brandir sur les tribunes et dans les manifestations. Le dénominateur commun Le dénominateur commun de tels fémicides est que les auteurs sont tous des hommes. Aux États-Unis, le 24 mars 1998, dans une école de Jonesboro en Arkansas, deux garçons de 11 ans tuent quatre filles et leur professeure de 32 ans, en blessent neuf autres et un garçon. Comme pour Poly, les médias ont tenté de cacher sous des termes généraux, "étudiants" ou "victimes", l’aspect misogyne de ce massacre sciemment dirigé contre des filles. "Personne ne me laissera tomber", aurait dit un des tueurs de Jonesboro qu’une des jeunes mortes avait repoussé. Nous vivons dans une culture qui glorifie le contrôle comme réponse à tous les problèmes. Les héros sont ceux qui montrent qu’ils ont le contrôle, que ce soit de la rondelle de hockey, d’une mitraillette ou d’une corporation transnationale. Peu importe ce qu’ils contrôlent, l’essentiel est d’avoir le contrôle, partout et en tout temps. La rage face à la perte de ce contrôle est la principale cause de la violence envers les femmes. Dès leur plus tendre enfance, la socialisation des garçons et leur reconnaissance sociale sont conditionnées par leur capacité d’exercer le contrôle, plus particulièrement sur les femmes. S’ils refusent de se plier à cet impératif catégorique, ils seront qualifiés d’une série de termes péjoratifs féminins et rejetés de la communauté virile. Dans un tel contexte, mettre fin à la violence, c’est pour un homme se démarquer en dénonçant la responsabilité de l’ensemble des hommes qui cherchent toujours à faire de chaque fémicide une exception pathologique et non un fait conditionné par une société patriarcale, fondée sur l’imposition de la suprématie masculine. C’est écouter ce que les féministes ont à en dire plutôt que de les accuser d’extrémisme et de récupération à chaque nouveau meurtre. C’est refuser de réduire toutes les femmes à des objets sexuels, d’entraver leur autonomie et de nier leur apport socio-culturel. C’est n’avoir pas peur de se démarquer des autres hommes et d’encourir à son tour le ridicule et les insultes. C’est ne plus avoir recours à la force pour résoudre les conflits et affronter le rejet de ses pairs. C’est reconnaître qu’il n’y a aucune gloire à n’aimer que des femmes asservies ou à en forcer quelques-unes à devenir comme des hommes afin d’être reconnues et de servir d’alibis à toutes les injustices subies par la majorité d’entre elles. C’est pour les hommes d’en parler entre eux et de refuser la complicité du silence. Tel est le véritable courage, seul capable d’éliminer la violence, en cette époque de mercantilisme à outrance, où le contrôle des plus démunies tient toujours lieu de valeur virile suprême. Les nostalgiques de Marc Lépine Ceux qui croyaient que la tuerie de Polytechnique n’inspirait qu’horreur à l’ensemble de la société ont dû déchanter, en 1995, quand les médias ont révélé que des soldats du Régiment aéroporté de l’armée canadienne basé à Petawawa organisaient chaque année une commémoration en l’honneur de Marc Lépine. En 2002, Micheline Carrier dénonçait l’existence de nostalgiques de Marc Lépine que leur antiféminisme conduisait à justifier ce meurtrier. Le site masculiniste L’Après-rupture, base québécoise des Fathers 4 justice, a traduit en français les propos de Peter Douglas Zohrab qui justifie Lépine, en qui il ne reconnaît pas un misogyne, mais " un activiste des droits de l’homme (quoique extrémiste) ". Dans sa présentation de la lettre laissée par Lépine, Zohrab déclare : "La démocratie dépend d’une information à la disposition des électeurs et des politiciens. Si cette information est contrôlée par des menteuses féministes égoïstes, la démocratie est un leurre, et la solution à la Marc Lépine pourrait devenir la voie du futur." Le site L’Après-rupture, qui présente la traduction de cet article par le masculiniste Gérard-Pierre Lévesque, n’en fait pas la moindre critique. Faut-il en conclure que ces masculinistes envisagent ainsi le couronnement de leur lutte antiféministe au plan médiatique, judiciaire et institutionnel ? Plus récemment, La Presse a fait état du procès à Montréal, le 21 novembre, de Donald Doyle, qui a été accusé et reconnu coupable de menaces de mort envers des groupes de femmes, ainsi que du mauvais entreposage de deux carabines et de munitions, dans son domicile. Les menaces ont trait à des courriels envoyés en janvier 2005 à la Fédération des femmes du Québec et à The Legal Women Education and Action Fund, de Toronto. Les missives dressaient une brève biographie de Marc Lépine, donnaient la description de l’arme qui lui avait servi à tuer 14 femmes à l’école polytechnique et étaient signées du message suivant : "La réincarnation de Marc Lépine, je vais revenir et finir ce que j’ai commencé." Une liste de 26 noms (de 25 femmes et d’un homme), accompagnait les messages. De quoi se poser de sérieuses questions quant à une possible répétition du massacre misogyne de Polytechnique. La FFQ se dit satisfaite du verdict de culpabilité sur les 33 chefs d’accusation qui pesaient contre l’accusé Donald Doyle (1). Le juge Boilard lui a imposé une probation de trois ans, ainsi qu’une interdiction de posséder des armes à feu pendant les 10 prochaines années. Intériorisation des valeurs patriarcales Les hommes ne sont pas seuls à devoir se remettre en question face au massacre antiféministe de Polytechnique. "Je ne suis pas féministe", avait imploré une des étudiantes visées par Marc Lépine. Depuis, nombre de femmes, qui ne sont pas confrontées à la menace d’être abattues comme cette étudiante, reprennent cette supplication et tentent de se dissocier des féministes et d’obtenir l’approbation des hommes qui règnent toujours sur leur coeur, leur corps, leur tête, auréolés qu’ils sont du pouvoir plus grand que nature qu’elles continuent de leur conférer. En 1978, la féministe américaine, Mary Daly, prédisait que les conditions étaient réunies pour une deuxième chasse aux sorcières. Ce serait alors des femmes, écrivait-elle, qui pointeraient les récalcitrantes du doigt et collaboreraient à leur immolation sur les bûchers de la misogynie, loin d’être tous symboliques. L’intériorisation des valeurs patriarcales par des femmes constitue, comme elle l’avait prévu, la plus grande victoire du patriarcat ces dernières années et pave la voie à toutes les formes de violence. Quoi de plus triste que d’entendre aujourd’hui des femmes déclarer que les féministes stigmatisent les femmes prostituées, qu’elles exagèrent les conséquences pour les musulmanes de l’instauration de tribunaux islamiques. De voir des femmes se demander si les féministes sont responsables de l’hypersexualisation des filles, si la sexualité leur fait peur, si elles n’ont pas tué la séduction, le désir, l’érotisme, si elles ne sont pas responsables du décrochage scolaire des garçons et de l’augmentation des divorces, si elles ne sont pas à l’origine de la piètre image des hommes dans les médias, si elles ne sont pas plus violentes que ces derniers. Quoi de plus désespérant que d’entendre des femmes répéter, comme les masculinistes, que les féministes sont allées trop loin. Refus de tourner la page Depuis ce jour de décembre 1989, combien de femmes en se réveillant se demandent encore si, au même moment, ailleurs dans la ville, quelqu’un qui n’a peut-être pas fermé l’oeil de la nuit, écrit sa lettre de haine, fourbit son arme, ses munitions, repense chacun des mouvements qui le mèneront à la réalisation de son projet de mort. Un homme qui s’est trouvé des boucs émissaires pour ses échecs. Des femmes. De celles qui empêchent le père ancien d’exister, celui-là qui commande, décrète, exclut, soumet, punit, bat, qui a droit de vie et de mort sur les femmes et les enfants. Père tout-puissant que le futur tueur sait ne jamais plus pouvoir être. Tout plutôt que d’assumer sa propre vie, mériter et non maîtriser l’amour qui ne va plus de soi du seul fait d’être né homme. Son raisonnement est simple, unidimensionnel : les femmes d’aujourd’hui sont déplacées, toutes des féministes qui veulent prendre la place des hommes, donc, une seule solution, les remettre à leur place. Avant qu’il ne soit trop tard, avant que les hommes ne deviennent plus que des humains comme les autres. Le 6 décembre continue à être une journée de ralliement pour pleurer nos mortes et nous mobiliser contre la violence misogyne et sexiste. Il ne semble plus y avoir de limites à cette violence sexuelle qui touche dans le monde de plus en plus de femmes et d’enfants chaque année. La pédophilie et la prostitution juvénile sont banalisées par des guides touristiques qui répertorient cyniquement des établissements sous les initiales YC (young children). Les marchands de pornographie infantile continuent à être acquittés au nom de la liberté d’expression et les pédophiles à être condamnés à des peines de prison de deux ou trois ans dont ils ne purgent que la moitié, pendant que les lobbys de l’industrie du sexe réclament la décriminalisation des proxénètes et des clients qui prostituent, violent et violentent impunément des femmes. Au moment où des femmes de plus en plus nombreuses refusent toute forme de domination et prennent la place qui leur revient au sein de la société, certains hommes se sentent, disent-ils, menacés dans leur identité. Quelle est donc cette identité qui ne peut exister qu’en fonction de l’inexistence de l’autre ? Qui se croit agressée dès qu’une femme se pose comme sujet et entre de plain-pied dans un monde qui lui appartient autant qu’à ceux qui ont colonisé son esprit et son corps pendant des siècles pour la maintenir éternellement en servage et coupée de ses propres désirs. Seize ans après le massacre de Polytechnique, le féminisme a plus que jamais raison d’exister quand, au Québec, plus de 65 % des personnes payées au salaire minimum sont des femmes, quand les immigrantes continuent d’être surexploitées dans les sweatshops ou le travail à domicile, quand la majorité des travailleuses sont toujours payées en moyenne 74% du salaire d’un homme pendant que le gouvernement et les entreprises cherchent à esquiver les règlements d’équité salariale, quand le Parti québécois, qui se prétend progressiste, refuse d’élire à sa tête une politicienne dont la compétence et l’intégrité ont été largement démontrées dans la pratique, quand la moitié des 82% de familles monoparentales ayant à leur tête une femme vit encore sous le seuil de la pauvreté, quand on menace de privatiser la santé et les Centres de la petite enfance (CPE), quand la lesbophobie fait toujours des ravages, quand les hommes se contentent, dans le meilleur des cas, de consacrer 25% de leur temps aux enfants et aux tâches domestiques. Quand au Canada, en avril 2004, 3 274 femmes et 2 835 enfants résidaient dans des refuges, dont 82 % pour fuir une situation de violence et que 62 femmes étaient tuées par leur conjoint. Quand, ces dernières années, 64 femmes prostituées étaient assassinées à Vancouver et 500 femmes autochtones étaient portées disparues. Quand, dans le monde, les actes de violence continuaient contre les cliniques d’avortement et que des centaines de milliers de femmes mouraient encore des suites d’un avortement clandestin, quand augmentaient les avortements des fœtus de sexe féminin, l’infanticide de petites filles, la traite des femmes et des enfants à des fins de prostitution. Quand la misère elle-même constituait une forme de contrôle et de violence envers les femmes. Dans l’état actuel de prise de conscience des femmes et de réaction brutale du patriarcat, la responsabilité se doit d’être au coeur de l’éthique féministe. Notamment par le refus de chercher individuellement à tirer son épingle du jeu au détriment ou dans l’ignorance des autres femmes et de laisser libre cours à la compétition et aux rivalités, cet os que les hommes ont donné à ronger aux femmes pour les diviser à jamais et demeurer l’unique objet de leurs attentes et de leurs projets. Agir maintenant – Enseigner aux enfants que la violence n’est pas un moyen pour résoudre les problèmes.
In Memoriam Geneviève Bergeron, 21 ans Note 1. Christine Desjardins, "Émule de Marc Lépine", La Presse, 30 novembre et 2 décembre 2005. Mis en ligne sur Sisyphe, le 28 novembre 2005. Suggestions de Sisyphe Louise Malette et Marie Chalouh (sous la dir.), Polytechnique, 6 décembre, Montréal, les éditions du remue-ménage, 1990. Les articles de Micheline Carrier Rubrique "Violences" de Sisyphe. |