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lundi 23 avril 2007 Les tueurs en série à caractère sexuel Ou quand les victimes et les coupables sont des femmes
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– Un livre récent : Les meurtres en série et de masse, dynamique sociale et politique Dans cette enquête, je me propose de mettre en lumière certaines des faiblesses des théories policières et de montrer, par le fait même, que les auteurs de ces thrillers, malgré le réalisme " scientifique " dont ils veulent faire preuve, s’éloignent non seulement de la réalité, mais participent également à la construction du mythe que, pourtant, nombre d’entre eux pourfendent dans les pages de leur roman. Ces monstres dans leur monstruosité même et la fascination qu’ils exercent, tant dans les médias que dans l’industrie littéraire et cinématographique, révèlent certains des mécanismes sociaux qui fondent nos sociétés et c’est à ce titre que j’entends examiner les tueurs en série comme phénomène social. – Un livre récent : Les meurtres en série et de masse, dynamique sociale et politique, 12$ en librairie au Québec. Distributeur en Europe : Librairie du Québec/DNM à Paris.
Les thrillers anglo-saxons et étatsuniens font du meurtrier en série à caractère sexuel le héros d’œuvres psychologiques d’une rare intensité. Par la descente aux enfers qu’ils provoquent, ces tueurs fascinent. Dans un combat singulier, un tueur en série extrêmement intelligent affronte son alter ego, un profileur extrêmement brillant et intuitif. Les auteurs de ces romans tentent d’être les plus réalistes possibles, car nous sommes à " une époque où la vraisemblance constitue une règle unanimement admise " (Goldmann, 1970 : 74). Pour cela, ils s’appuient sur les théories élaborées par le Federal Bureau of Investigation (FBI). Qu’est-ce qu’un tueur en série ? Au début des années quatre-vingt, les meurtres en série étaient définis comme des lust murders ou meurtres par plaisir (1) (Hazelwood et Douglas, 1980). Les termes " meurtre en série " ou " serial murder " auraient été utilisés pour la première fois en 1982 ou en 1983 par Pierce R. Brooks, l’homme qui a créé le VICAP (Violent Criminal Apprehension Program) ou par Robert K. Ressler qui a revendiqué depuis la paternité de l’expression (Egger, 1998 : 4-5). Le VICAP, créé en 1984 et dont le siège est à Quantico en Virginie, est désormais une composante du National Centre Analysis of Violent Crime (NCAVC) du FBI (Ressler et al, 1988). L’expression serial murders est souvent utilisée pour décrire les meurtres sexuels violents. Ces meurtres se déroulent selon un sc héma relativement précis et répétitif. On distingue le meurtrier en série du tueur de masse (2), par le fait que le premier assassine pendant un laps de temps variable, qui peut s’échelonner sur plusieurs années, tandis que le deuxième tue et blesse un certain nombre de personnes au cours d’un seul événement. On distingue également le serial killer, qui tue pour des raisons " personnelles ", du tueur à gages (3), du mercenaire ou du soldat (4), par le fait qu’il n’est pas payé pour le faire, qu’il ne reçoit donc pas d’ordres en ce sens. Ses motivations relèveraient uniquement du fantasme, de la psychopathologie. Ces définitions restent toutefois relatives, puisque les guerres sont inévitablement ponctuées de meurtres de civils (femmes et enfants surtout) par des soldats qui ont abusé sexuellement d’eux avant de les assassiner. Mais le serial killer tue dans des conditions prétendument " normales ". Contrairement au soldat, il ne " dérape " pas quand il assassine pour ses besoins personnels. Si l’on tient compte également des meurtres en série commis par des femmes, les serial murders ne peuvent pas être uniquement définis comme des meurtres à caractère sexuel. En fait, les femmes ne tuent pas pour des raisons sexuelles, sauf dans le cas où elles sont complices d’un homme, souvent leur conjoint de fait (Segrave, 1992). Enfin, on distingue le tueur en série du spree killer ou du tueur en virée ou en cavale. Ce tueur commet plusieurs meurtres, à différents endroits, dans un laps de temps relativement court, mais sans réelle période d’accalmie. Les circonstances déclenchant le massacre sont fortuites et les motivations ne relèvent pas des mêmes raisons "psychopathologiques " que celles des serial killers. Le spree killer est un tueur qui, au cours de sa fuite infernale, assassine des gens souvent pour des raisons matérielles (vol de voiture et d’essence, etc.). (5) La définition la plus utilisée du tueur en série est celle proposée par Robert K. Ressler (1993 : 135-137). Est considéré comme tueur en série, l’individu qui assassine quatre personnes ou plus, dans des circonstances et des lieux différents, mais selon un modus operandi similaire, caractérisé, entre autres, par l’existence d’une période d’accalmie entre les meurtres. Un serial killer peut être un tueur organisé, un tueur désorganisé ou une combinaison des deux (un tueur mixte) (Ressler, 1993 : 142-143). Ce classement, à la base de la technique du profilage, a été élaboré à partir du comportement du tueur avant, pendant et après le meurtre, c’est-à-dire à partir de l’analyse de la scène du crime (lieu où le corps de la victime a été retrouvé) ainsi que celle de la scène du meurtre (lieu où la victime a été enlevée et celui où elle a été tuée). D’autres typologies ont été proposées (6), mais la définition du VICAP est celle qui est utilisée par la très grande majorité des romanciers. Le profilage s’appuie sur des recherches menées par des agents du FBI qui ont pu interroger un certain nombre de serial killers et dresser un tableau psychologique de ces individus à partir d’occurrences observées. Cette technique s’appuie, en outre, sur l’analyse des scènes du crime et du meurtre. Selon la typologie du VICAP, le tueur en série organisé est une personne dont l’intelligence est moyenne ou au-dessus de la moyenne. Elle est " compétente " socialement et sexuellement. Elle vit avec une personne (un conjoint ou un parent). Elle est souvent l’aînée de la famille. La discipline familiale était inconsistante. Le père avait un emploi stable et elle-même est un travailleur spécialisé. Pendant le crime, elle est en plein contrôle d’elle-même, mais boit de l’alcool. Elle a une voiture en bonne condition et peut se déplacer facilement. Elle suit ce que les médias rapportent de ses crimes. Enfin, elle peut changer de travail et quitter la ville (Ressler et al., 1988 ; Seltzer, 1998). Le tueur en série désorganisé, d’une intelligence moyenne, est immature socialement. Il est sexuellement incompétent. Il est souvent le benjamin de la famille. Le père connaissait une instabilité au niveau de l’emploi et le tueur lui-même a une pauvre histoire dans ce domaine. Dans sa famille, la discipline était sévère. Il est angoissé pendant son crime, mais boit peu d’alcool. Il vit seul. Il habite ou travaille près de la scène du crime et s’intéresse peu à ce qu’en rapportent les médias. Il est difficile pour lui de changer son style de vie (Ressler et al., 1988 ; Seltzer, 1998). Ces profils impliquent également des différences sur la scène du crime et du meurtre. Le tueur organisé planifie son crime. Sa victime lui est étrangère. Il contrôle la conversation et exige la soumission. Il blesse ou torture sa victime avant de la tuer. Il n’utilise pas de façon évidente une arme. Il cache le corps et le transporte d’un lieu à un autre. La scène du crime est donc différente de la scène du meurtre. Le tueur désorganisé ne planifie pas son crime. Il connaît sa victime. Pendant le crime, il lui parle très peu parce que, entre autres, il tente de la dépersonnaliser. La scène du crime est choisie au hasard, mais elle se situe près de chez lui ou près du lieu où il travaille. Sa violence est soudaine. Il perpètre des actes sexuels sur le cadavre qu’il laisse sur place sans le cacher (Ressler et al., 1988 ; Seltzer, 1998). La technique du profilage, élaborée depuis le début des années soixante-dix par le Behavioral Science Unit (BSU) du FBI, soulève un certain nombre de questions. Selon Norris (1988), les profils dressés sont ambigus ou ne sont basés que sur des évidences, alors que pour Seltzer (1998 : 131), les profils sont quasi inutilisables puisque les tueurs appréhendés sont presque toujours du type " mixte ". Il est devenu banal d’attribuer les changements dans le modus operandi des assassins à l’influence des médias qui mettent en évidence la " signature " du tueur. La tautologie règne chez les profileurs. Ainsi, " le tueur se sent différent parce qu’il est différent " (Brittain, 1970 : 199). À l’occasion, le psychiatre profileur énonce des énormités du style : " L’anormalité persistante [des meurtriers sadiques] peut être démontrée par leur désir d’apprendre l’allemand. " (7) (Brittain, 1970 : 203-204) Il y a donc quelque chose d’étonnant dans la popularité, sinon dans la célébrité, des profileurs du FBI. Leur représentation dans nombre de romans ainsi que leur autoreprésentation dans leurs autobiographies (voir Ressler, 1993 ; Douglas et Olshaker, 1995) font d’eux des êtres aux pouvoirs quasi surnaturels, aptes à découvrir le mal, là où il règne. Malgré cet encensement et cet auto-encensement (8), leurs techniques de profilage ont été remis en cause par d’autres agents du BSU, notamment par l’ex-agent du FBI spécialisé dans les meurtres en série, Paul Lindsay, qui questionnait ainsi le profilage : " Eh bien ! combien de cas de tueurs en série le FBI a-t-il résolu [par cette technique] - s’il en a résolu ? " (9) Colin Campbell (1976) avait probablement raison de prétendre que les techniques de profilage sont à la fois médiocres et prétentieuses. La culpabilité maternelle Les thèses à l’effet que les serial killers ont été socialisés de façon inadéquate et ont vécu un traumatisme dans leur enfance reviennent comme des leitmotivs tant dans la littérature psycho-criminologique que dans la fiction. Pour Storr (1972 : 76), la cruauté des tueurs sadiques - la torture, les mutilations, le démembrement - est un phénomène qui ne pourrait être compris qu’en prenant en considération la souffrance de ces gens dans leur enfance. La rage intense des tueurs pourrait n’être qu’un miroir de l’horreur de leur enfance (Reinhardt, 1962 : viii). Il est commun de penser, à la suite de Willie (1975), d’Hazelwood et Douglas (1980), de Brussel (1969), d’Holmes (1991), de Norris (1990) et de Ressler (1993) que les tueurs en série à motivation sexuelle ont été des enfants abusés et négligés. Ils auraient eu des relations " non naturelles " et " non habituelles " avec leur mère (Lunde, 1976 : 53). Pour certains (Starr et al., 1984), plusieurs tueurs en série auraient été abusés sexuellement par leur mère. Bref, leurs liens avec la mère seraient plus intenses que ceux que l’on retrouve dans la population " normale " (Bjere, 1981 : 81). La haine de l’un des parents est à la base de l’explication des mécanismes psychologiques donnant naissance aux meurtriers en série. Les mères dominatrices auraient castré leur enfant qui serait, depuis, incapable de nouer des relations normales avec les femmes (Ressler et al., 1988). Pour se libérer de l’emprise de sa mère, le serial killer assassinerait les femmes qui, symboliquement, la représenteraient (d’où la recherche de traits communs chez les victimes). Il s’agirait d’une sorte de thérapie individuelle dont le but serait le désir de se libérer psychologiquement de l’emprise de la mère. Selon Caputi (1987 : 75), si un meurtrier soutient qu’il a été abusé par sa mère, il est immédiatement cru, mais les enquêteurs restent sainement sceptiques quand un tueur avoue être sous l’emprise de voix démoniaques ! Un schéma énoncé voici près de quarante ans par John Macdonald (1961), devenu classique, et recopié par un ancien agent du FBI (Douglas et M. Olshaker, 1995 : 116), est repris par la très grande majorité des romanciers : dans leur enfance, les futurs tueurs ont des problèmes chroniques de continence ; ils marquent ainsi leur hostilité envers leur mère. Ensuite, ils deviennent des pyromanes ; les incendies leur procurent une jouissance semblable à l’orgasme. Enfin, ils ont la fâcheuse manie de torturer les animaux. Le FBI explique la fabrication des serial killers par une " théorie des dominos " (10) similaire. Il y a donc eu une progression dans les actes (et dans les fantasmes) qui conduit inévitablement au meurtre. Mais à l’origine, les différentes formes d’abus sont considérées comme les causes de ces comportements et des désordres mentaux qui les accompagnent : schizophrénie, personnalités multiples, etc. (Egger, 1990 ; Holmes et De Burger, 1989 ; Magid et McKelvey, 1990 ; Norris, 1990). Or, comme ce sont surtout des hommes qui sont des tueurs en série à caractère sexuel et, puisque ce sont surtout les femmes qui sont abusées sexuellement dans leur enfance, comment peut-on résoudre ce paradoxe ? Comment intégrer, dans ce type d’explication, les tueurs qui s’attaquent aux homosexuels et aux enfants ? Il est alors difficile de faire coïncider ces dernières victimes avec l’image de la mère castratrice. D’autant plus que les données recueillies sont partiellement contradictoires avec le schéma construit. Ainsi, selon Ressler et al (1988 : 24-25), sur vingt-huit tueurs en série à caractère sexuel, seulement douze, soit 43 % d’entre eux, auraient été abusés sexuellement dans leur enfance. Comment comprendre que 57 % des tueurs interviewés échappent à l’explication " scientifique " ? L’anecdote suivante est révélatrice à plus d’un titre des tendances " scientifiques ". En 1984, James Oliver Huberty pénètre dans un McDonald’s et y abat vingt et une personnes, des Mexicains. Pour comprendre cette folie meurtrière, les autorités policières demandent que son cerveau soit analysé (Leyton, 1986 : 19). L’autopsie ne révèle aucune difformité cervicale. Alors, on fait appel à des psychiatres et à des psychologues. Les analystes pointent la famille de leur doigt savant : l’absentéisme du père et la surprotection de la mère, voilà des signes qui ne trompent pas ! Mais en aucun cas, la cible, les Mexicains, ces " voleurs de jobs ", n’a été prise en considération pour expliquer d’une façon rationnelle les causes de ce massacre. D’autres faits troublants Selon Hickey (1991 : 133) 85 % des meurtriers en série étatsuniens sont des Blancs, contre 13 % des Noirs. Toutes les meurtrières en série sont blanches. Si l’on tient compte uniquement de la catégorie des meurtres en série à caractère sexuel, alors la proportion d’hommes blancs augmente encore. Dans la société étatsunienne, les Noirs constituent moins de 25 % de la population et on leur impute plus de la moitié de l’ensemble des crimes commis (Wilson et Seaman, 1990 ; Leyton, 1997). Cependant, ils sont sous-représentés dans la catégorie des meurtriers sériels. À ce niveau, ils sont plutôt des victimes que des agresseurs. Parmi les proies des serial killers à caractère sexuel, les femmes constituent plus de la moitié des victimes ; le reste se répartit entre les enfants et les homosexuels (Lévesque, 1996 ; Duchemin, 1998). Pourquoi les hommes blancs sont-ils principalement les meurtriers en série, alors que les victimes sont des femmes ou des êtres " féminisés " (enfants et gais) ou encore des membres d’une minorité " visible " ? Comment explique-t-on la quasi absence de meurtrières dans les crimes à caractère sexuel, bien que les romanciers multiplient abusivement les cas (voir, entre autres, les romans de David Lindsay, 1991, de Paul Levine, 1995, et de Dan Greenburg, 1996) ? Les crimes à caractère sexuel ne sont-ils pas la conséquence, du moins en partie, d’une idéologie particulière, puisque ce sont avant tout des " minorités sexuelles "(11) qui sont visées ? Ne peut-on pas croire, à la suite de R. S. Ratner (1996) que les meurtres en série peuvent être analysés comme des homicides idéologiques ? Si cela s’avère fondé, alors il faut mettre en relation l’histoire personnelle du meurtrier avec le contexte culturel (Holmes et De Burger, 1989 : ch. II) et le construit social (Hickey, 1991 : ch. IV) et idéologique dans lesquels il évolue. Les meurtres à caractère sexuel sont perpétrés pour actualiser et réaliser des fantasmes (Prentky et al, 1989 ; Holmes et Holmes, 1994). Mais ces fantasmes ne tombent pas du ciel et ils ne sont pas seulement liés à l’enfance malheureuse des futurs tueurs. Selon Hickey (1991 : 69), il existe probablement une relation entre la consommation de pornographie, une industrie du fantasme de la domination sexuelle (Poulin, 2000 : 51-52), et les multicides sériels. Selon Ressler et al (1988 : 24-25), la pornographie est consommée par 81 % (25 cas sur 31) des meurtriers en série à caractère sexuel. Ceux d’entre eux qui ont subi des agressions sexuelles durant leur enfance consomment de la pornographie dans 92 % des cas. La consommation massive et, à l’occasion, compulsive de pornographie constitue une occurrence plus importante chez ces meurtriers que l’abus sexuel subi durant l’enfance. Malgré cela, ce facteur n’est jamais pris en compte. L’univers idéologique masculin dans la pornographie est régi par le concept de virilité. Ce concept renvoie à ceux de puissance sexuelle et de réussite sociale, de possession et de domination (Poulin, 1993 : 43). Pour posséder et dominer les femmes et les êtres féminisés, pour prouver leur virilité, les tueurs chosifient et déshumanisent leurs proies. Cette technique de dépersonnalisation de la victime, qui est bien documentée par le FBI en ce qui concerne les phases du meurtre, est également utilisée dans la pornographie où les femmes sont ravalées au statut d’animal (pet - animal favori - pour Penthouse et jeannot lapin pour Playboy) ou d’objet sexuel. L’influence de la pornographie, qui est complètement minimisée dans les théories psychologiques (12) au profit de la recherche d’une culpabilité maternelle, est encore plus troublante lorsque l’on prend en compte les nombreux tueurs sexuels (13) qui ont fait des films ’snuff’ à partir de leurs activités meurtrières. D’où viennent les fantasmes sexuels des tueurs en série ? Et si les meurtres à caractère sexuel sont une réalisation des fantasmes du " psychopathe " ou du " sociopathe ", la recherche psychologique devrait davantage se pencher sur le fait que ces tueurs sont reconnus comme de grands consommateurs de pornographie (Lévesque, 1996 : 65). Selon Luc Lévesque (1996 : 94) tous les meurtriers en série à caractère sexuel de son échantillon (51) ont consommé régulièrement et massivement de la pornographie, tandis que les autres meurtriers en série, qui n’en ont pas consommé n’étaient pas des meurtriers à caractère sexuel. La pornographie nourrit certainement leurs fantasmes violents tout en légitimant l’idée de la domination sexuelle masculine. Leur domination totale et ultime sur la femme ou sur l’être féminisé prouve leur virilité, leur pouvoir masculin justement. La victime féminine ou féminisée devient clairement, dans les phases du meurtre, un objet et, par le mécanisme de la chosification, elle finit par représenter un miroir fidèle non aux images réelles, mais aux images désirées (fantasmes) du tueur (14). Et cette image désirée implique la soumission totale aux désirs sexuels et d’avilissement du tueur. Les meurtres en série commis par des femmes ont une dynamique différente. En dehors des cas de team killer, ou de meurtre en équipe, où des femmes sont complices d’un homme (15), le sexe ne constitue pas une motivation, sauf rarissime exception (Segrave, 1994 : 5). Les meurtres en série féminins reflètent le rôle socialement construit des femmes. Un rôle qui renvoie à des relations vouées au service des personnes non autonomes. Ce sont souvent des infirmières ou des ’nurses’ qui éliminent des dépendants (malades, vieillards, bébés). Sinon, ce sont des femmes mariées - les black widows (Egger, 1998 : 52) - qui éliminent leurs époux successifs en faveur d’un profit financier. Leurs victimes ne leur sont pas étrangères et le poison est leur arme de prédilection. L’aspect social des meurtres en série à caractère sexuel est rarement mis en évidence. Pour Leyton (1986), ces meurtriers se retrouvent dans une situation sociale inférieure à leur situation familiale d’origine, alors que leurs victimes proviennent de classes supérieures à la leur (16). Hickey (1991 : 60) a montré l’existence d’une relation causale entre la densité de la population et le taux de multicides sériels. Pour Wilson et Seaman (1990 : 297), les meurtriers en série proviennent des classes sociales moyenne et inférieure (17), classes qui sont, selon eux, " surpeuplées ". Il se produirait alors " the overcrowded rat syndrome ". Pour Leyton (1986 : 294), les femmes sont victimes des frustrations sociales des tueurs et de l’échec de l’american way of life. Bref, pour cet auteur, le meurtrier cherche à se venger de la société qui l’a humilié et tente, par ce moyen, d’accéder à la célébrité. Cette explication s’appliquerait également aux tueurs de masse comme Lépine, Fabrikant et les autres. En tenant compte du type de victimes et des motivations des tueurs, on peut tirer deux grandes conclusions : 1° les meurtriers en série s’attaquent principalement aux minorités (sexuelles ou visibles) ; 2° les meurtres en série à caractère sexuel sont le fait essentiellement d’hommes blancs qui proviennent de milieux sociaux inférieurs ou moyens (18). Ils s’attaquent avant tout à des femmes ou des êtres féminisés (enfants, homosexuels) marginalisés (prostituées) ou à des femmes situées socialement à un niveau supérieur au leur (étudiantes d’université, par exemple). Ces meurtres sont la mise en œuvre d’idées racistes et sexistes, motivée, entre autres, par un désir de vengeance. On s’attaque à plus faible que soi et on lui fait payer son relatif échec social. Fictions Pour Reed Andrus (dans Spehner, 1995 : 52), " les tueurs en série semblent être le phénomène culturel pop des années quatre-vingt-dix ". La prolifération des best-sellers est en effet ahurissante. Le meurtre en série fait vendre. On multiplie les collections et une nouvelle expression a fait son apparition - the serial killer novel - consacrant par le fait même la consolidation d’un sous-genre (Spehner, 1995 : 39). Quelles sont les caractéristiques de ce sous-genre ? Dans cette littérature populaire à suspense, inévitablement le tueur en série à motivation sexuelle est un être doté d’une intelligence supérieure, " redoutable ", machiavélique. C’est le cas d’Hannibal Lecter, l’assassin créé par Thomas Harris (1989, 1992, 1999). C’est également le cas de Gary Soneji, de Casanova ou de M. Smith, les protagonistes de romans de James Patterson (1993, 1996, 1998, 1999). Nous pourrions multiplier les exemples. Chacun de ces personnages s’inspire de cas réels. Il est souvent difficile de distinguer la réalité de la fiction puisque les profileurs du FBI eux-mêmes ont avoué que leurs " antecedents do go back to crime fiction more than crime fact " (Douglas et Olshaker, 1995 : 32 ; voir également Jenkins, 1994 : 223-229) (19). Aussi, le rôle du profileur est toujours mystérieux, si ce n’est magique, même s’il est entouré d’une aura scientifique. L’exemple le plus pittoresque est sans doute le fait d’Andrea Japp (1999) qui met en scène une mathématicienne qui, à partir d’un programme d’ordinateur particulièrement énigmatique et efficace, découvre que deux femmes s’acharnent à faire disparaître les hommes responsables de la mort d’une adolescente autiste dont elles sont respectivement la mère et la grand-mère. L’esprit rationnel et " différent " de la mathématicienne est la clé permettant la résolution du mystère. Toutefois, la mathématicienne taira sa découverte, afin que les tueuses, des parents meurtris, puissent terminer leur œuvre macabre. (20) L’utilisation d’un profileur est toujours décisive. L’idée est simple : le policier ordinaire n’a pas été formé pour affronter de tels monstres. Ce policier devra faire appel aux spécialistes du FBI ou à des psychiatres, sauf s’il est lui-même un profileur aguerri. Le profileur, pour bien faire son travail, devra subir une descente aux enfers en se mettant à penser comme le psycho-killer. C’est ce que font, par exemple, Will Graham dans Dragon rouge (Harris, 1989) et Alex Cross dans Le Masque de l’araignée (Patterson, 1993). (21) La capacité de rentrer littéralement dans la peau du tueur, de le comprendre, serait la clé permettant d’arrêter leur série et de sauver de multiples vies humaines. Est opposé ici la brillante intuition du profileur à la logique individuelle et déviante du tueur. Mais dans tous les cas, il faut que le meurtrier, même le plus intelligent, commette une erreur pour que l’enquête aboutisse. Souvent, le tueur s’avère être l’expert en psychiatre consulté ou même un agent du FBI ou un policier local qui, parce qu’il est mêlé à l’enquête, brouille les pistes (Connely, 1997 ; Patterson, 1995). L’enquête sera d’autant plus difficile et périlleuse que le tueur s’attaque souvent au profileur ou à sa famille (Harris, 1989 ; Patterson, 1993, 1997). Ici, le tueur ne se contente pas de défier les policiers, il les traque, en fait ses proies. Le combat entre les forces du bien et celles du mal ne peut dès lors qu’être titanesque. Le recours au traumatisme dans l’enfance comme cause explicative du comportement du tueur est une banalité dans la littérature depuis La Bête humaine de Zola (1890). Cette thèse est tellement banale que le tueur en série Dennis Nelson avouait : " I casually threw the police a psychiatrist’s cliché. " (Masters, 1993 : 195) Néanmoins, ce type d’explication est devenu virtuellement automatique aussi bien en fiction que dans les études " savantes ". (22) Pourtant, la psychiatre Helen Morrisson (1991 : 8) prétend qu’il n’y a peu de preuves à l’effet que les tueurs en série ont été abusés physiquement ou sexuellement durant leur enfance. Mais l’avantage de réduire la violence des serial killers au traumatisme subi durant l’enfance réside dans le fait que cela donne une explication totalement privée à une violence qui est, elle, publique. La société et ses mécanismes d’intégration sociaux et idéologiques ne sont jamais remis en cause. On pourrait croire que le recours à l’idée du traumatisme dans l’enfance relativiserait la culpabilité du meurtrier. Il n’en est pourtant rien. Dans les romans, les chasseurs de tueurs en série préfèrent souvent leur donner la mort que de les arrêter, car ces tueurs très intelligents et irrécupérables trouveront toujours les moyens nécessaires d’échapper à la condamnation à mort et même de s’évader. En plaidant la folie et en convainquant le juge, le jury, le procureur et même leur avocat qu’ils souffrent de dédoublement de la personnalité et que leur première personnalité n’est pas coupable, ils pourront alors se retrouver dans une institution pénitencière psychiatrique où ils tromperont tous les spécialistes qui s’occupent d’eux. Et, à leur sortie, ils recommenceront une nouvelle série tout en cherchant à se venger de ceux qui les ont démasqués et arrêtés. (23) Non seulement laisse-t-on sous-entendre que la peine de mort est la seule solution face à de tels monstres, mais pis encore, que le système judiciaire tel qu’il est, avec la présomption d’innocence, est une entrave au réel fonctionnement d’une justice immanente. Le justicier, qui est un chasseur de tueurs, a tout à fait le droit moral de s’ériger en juge, en jury et en bourreau (voir, entre autres, Weaver, 1994). Quelques "maux" en guise de conclusion Il n’est sans doute pas fortuit que le serial killer novel ait connu une croissance exponentielle dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Cette littérature est très souvent conservatrice, si ce n’est réactionnaire. Les valeurs humanistes y sont régulièrement battues en brèche de façon explicite. (24) Sous prétexte d’autodéfense et de neutralisation de criminels, on assiste à une idéalisation de la vengeance et de la violence privées du " justicier ", c’est-à-dire de représentant de l’ordre moral conservateur. Les romanciers participent, à leur façon, à nourrir et à justifier cette violence - qui repose dans la réalité sur un socle raciste et sexiste. Leurs personnages sont souvent remplis de mépris pour les libéraux réformistes qui ne comprennent pas que la société fait face à une désintégration et que les valeurs " morales " traditionnelles sont en voie de perdition. Ce n’est pas uniquement contre un psychopathe que ce justicier doit combattre, mais également contre la décadence morale de la société. Le tueur en série est une créature qui participe au chaos social d’une société de plus en plus atomisée et ses poursuivants défendent un ordre désormais en pleine déliquescence, car trop permissif. Ce criminel agit comme un terroriste, et ses activités ébranlent la société. Il est un prédateur bien réel, qui ressemble à monsieur tout le monde, qui peut être même un voisin et qui frappe quand bon lui semble. Il est le cauchemar ultime. Et, on sait pertinemment bien que ce cauchemar n’est pas prêt à s’arrêter. Mais en réduisant la question de cette violence indicible à une explication privée, personnelle, psycho-pathologique, on évite, contrairement au néo-polar européen, de remettre en question le système social et sa dynamique intrinsèque, au profit du renforcement des mécanismes répressifs de l’État ou de la violence privée. Et les romanciers en rajoutent. Tant chez le FBI et la majorité des analystes que chez les écrivains, la circularité sexiste fonde la (mé)compréhension du phénomène : dans les séries de meurtre à caractère sexuel, les victimes sont des femmes ou leurs ersatz et, en définitive, les coupables sont encore les femmes, c’est-à-dire les mères. Cet " âge du crime sexuel " (25) s’avère être aussi, indubitablement, l’âge du " gynocide " (Caputi, 1987). Notes Bibliographie BJERE A., The Psychology of Murder. A Study in Criminal Psychology, New York, De Capo Press, 1981. BLOCK Laurence, Errance, Paris, Série noire, Gallimard, 2000. Mis en ligne sur Sisyphe en décembre 2002 – Un livre récent : Les meurtres en série et de masse, dynamique sociale et politique, 12$ en librairie au Québec. Distributeur en Europe : Librairie du Québec/DNM à Paris. |