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mercredi 4 juillet 2007

Le commerce des organes n’est pas un problème mathématique
Interview de la philosophe Donna Dickenson






Écrits d'Élaine Audet



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Elle a été récompensée à Amsterdam de la « Lentille de Spinoza » parce qu’elle apporte des perspectives originales et « trop peu entendues » au débat bioéthique. La philosophe Donna Dickenson sur le féminisme et le commerce des organes. Interview de Joël De Ceulaer.

A qui appartient votre corps ?

Dans le temps, c’était une question inconnue. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Au contraire, c’est une question qui attend une réponse fondamentale. C’est du moins l’avis de la philosophe américano-britannique Donna Dickenson. Vendredi dernier, elle a reçu la « Lentille de Spinoza » attribuée tous les deux ans, parce que, selon le jury, « elle a réussi à élever l’agenda de la bioéthique traditionnelle et à apporter des perspectives qu’on entend trop peu. »

Comme, par exemple la question de la propriété de notre corps. Cela semble très complexe. Si nous possédons notre corps, pouvons-nous alors simplement en vendre des parties ? Et si nous ne possédons pas notre corps, pouvons-nous alors éviter que des médecins ou d’autres en abusent ? La réponse de Dickenson est : ce n’est pas une question du tout ou rien, il existe une sorte de « faisceau de droit de propriété » qui, dans des situations différentes, peut être valable de manière différente.

Dickenson (60 ans) est née aux USA, qu’elle a quitté au début des années 70 - aussi afin de protester contre la guerre du Vietnam - pour la Grande-Bretagne où aujourd’hui elle est rattachée, comme professeure, à l’Université Birbeck, à Londres. En outre, on la consulte souvent pour des projets biomédicaux de la Commission européenne. Son point de départ est celui du féminisme. Elle explique qu’on peut étudier les questions éthiques à partir d’un point de départ kantien - et alors on examine surtout les principes qui guident une action : une bonne action est alors une action basée sur de bons principes. Ou on peut aussi juger une action sur ses conséquences - une bonne action est alors une action avec de bonnes conséquences.

« La perspective féministe y ajoute quelque chose de crucial : les relations de pouvoir », explique Dickenson. Il est typique du néolibéralisme de penser uniquement en fonction d’individus libres qui peuvent prendre des engagements et signer des contrats. Mais ce n’est naturellement pas ainsi que cela fonctionne. Il faut aussi considérer le contexte. Un médecin, par exemple, se trouve dans une relation de pouvoir par rapport à un patient. Une entreprise biotechnologique est plus puissante qu’un individu du tiers-monde. Nous devons en tenir compte quand nous parlons, par exemple, de breveter des gènes.

Les ovules athlétiques

Quels sont les risques pour les femmes ? Le domaine de la technologie des cellules souches est le meilleur exemple où cette perspective féministe fait presque entièrement défaut.

« Ce qu’on semble habituellement ne pas remarquer est que cette recherche exige des ovules. Et cela mérite tout de même qu’on s’en soucie un peu. C’est ce que les féministes ont mis en évidence. Les gens semblent parfois se figurer que les ovules poussent aux arbres, dit-elle en riant. Mais je peux vous assurer qu’il n’en est rien, vraiment. Les techniques pour prélever des ovules sont plutôt pénibles pour les femmes et de plus, non dénuées de risques. Surtout quand on prélève plusieurs dizaines d’ovules par cycle, ce qui arrive parfois. »

« Quand le scientifique sud-coréen Hwang Woo-Suk avait annoncé, il y a quelque temps, qu’il avait cloné avec succès des embryons humains et en avait obtenu des cellules souches, tout le monde s’est montré au début plein d’enthousiasme. Le moment était proche où tout le monde, grâce à ces
techniques, allait pouvoir se constituer une réserve personnelle de cellules souches, de sorte qu’on pourrait remplacer à terme toutes les cellules et tous les organes. (Elle ricane). C’est tout de même le petit argument de vente traditionnel. Tous ceux qui se posaient des questions à ce sujet étaient contre la science, contre le progrès. Mais il ne faut
pas être absolument contre le progrès pour se poser des questions. Pas seulement des questions sur le statut de l’embryon, parce qu’un certain
nombre de personnes s’interrogent là-dessus aussi. On pourrait aussi sûrement s’inquiéter à savoir qui sera capable de payer ce genre de traitement et qui ne le sera pas. Et comme féministe, je m’inquiétais de savoir d’où Hwang Woo-Suk était allé chercher ses ovules. Quand il a publié ses résultats, on a vu immédiatement qu’il avait employé plus de 2000 ovules. Nous nous sommes donc demandées : d’où viennent-ils ? »

« Il est rapidement apparu que Hwang avait fait pression sur ses jeunes collaboratrices pour qu’elles fassent « don », entre parenthèse, de
leurs ovules. Vous pouvez imaginer comment cela s’est passé : ces femmes ne voulaient évidemment pas mettre leur carrière en jeu et ont probable décidé, pour cette raison seulement, de participer. Exercer ce genre de pression est complètement dépourvu d’éthique et non professionnel. »

« Cette préoccupation pour l’origine des ovules entraîna la démission d’un collaborateur américain de Hwang, et ainsi toute l’affaire commença à s’effondrer et finalement on a révélé la fraude. Toute la recherche était frauduleuse, et pour cela, 2000 ovules ont été utilisés. On pourrait dire gaspillés. »

D’après Dickenson, cette recherche de cellules souches est énormément surévaluée. On a créé un scoop en premier lieu pour l’industrie biotechnologique. « Je ne dis pas que tout cela est absurde », soupire-t-elle. Evidemment non. Mais ce que je dis c’est que nous pourrions montrer un peu plus de scepticisme quand on essaie de nous faire miroiter toutes sortes de traitements. Il ne faut pas conclure immédiatement au miracle. Et soyons conscients de la nécessité d’ovules pour ce genre de recherche. Ouvrons donc le débat éthique et ne nous contentons pas de parler du statut de l’embryon. Mais aussi de l’avenir des ovules. »

Alors, s’il en faut nécessairement, comment peut-on recueillir de manière éthique, des ovules ? Question difficile, trouve Dickenson. « Il y a des féministes qui trouvent que ce n’est pas nécessaire du tout. Qu’il n’est absolument pas possible de le faire de manière éthique. Sauf si cela profite à la femme elle-même, comme c’est le cas d’une fécondation artificielle. Mais si un docteur prélève des ovules chez une femme sans qu’y soit lié un avantage thérapeutique, dans ce cas-là, cela ne fait pas du tout partie des tâches d’un médecin. Moi-même, je ne suis pas aussi extrême. On ne peut pas arrêter cette recherche, nous devons rester pragmatiques. »

Mais cherchons plutôt des voies alternatives possibles. Dans les procédures de FIV, il y a souvent des ovules excédentaires. On peut rechercher des techniques pour conserver ces ovules et les laisser se diviser. En ce moment, ce n’est malheureusement pas encore possible. Et on a surtout besoin d’un bon travail législatif pour prévenir les abus. Parce qu’il est certain que lorsqu’on paie, les abus sont toujours possible. »

Et on paie beaucoup d’argent, dit Dickenson, finalement surtout en songeant à une procédure de FIV pour des couples stériles : « Aux Etats-Unis, les donneuses d’ovules peuvent gagner de $5000 à $50000 ; enfin, on les appelle donneuses mais ce sont en réalité naturellement des vendeuses. Il existe une liste des caractéristiques souhaitées, qui fait monter les prix : si on est blonde, grande, athlétique, musicale, on "score. d’autant plus de points et on peut vendre les ovules plus chers. Il existe aussi des tarifs spéciaux pour les femmes juives qui veulent vendre leurs ovules - être juif - la transmission se fait de la mère à l’enfant, donc des
couples juifs stériles choisiront une donneuse d’ovules juive. »

Bref, on assiste à un commerce grandissant d’ovules. Nous savons, par exemple, que des femmes roumaines et croates vendent leurs ovules pour des couples qui vont en Espagne pour un traitement FIV - l’Espagne a, dans ce domaine, le système le plus commercialisé. Des femmes allemandes achètent donc des ovules en Croatie et vont ensuite en Espagne. »

Et bientôt, des chercheurs mal intentionnés iront peut-être en Afrique, dit Dickenson : « Si les antécédents ethniques de la donneuse n’a
pas d’importance, comme dans les recherches de clonage, ce sera peut-être bientôt la solution la meilleure marché. Terrible, n’est-ce pas ?« 

Les organes chinois

« Nous devons surtout redouter le néocolonialisme. Pensez à la firme australienne Autogen, qui a conclu un accord avec les autorités de Tonga pour pouvoir utiliser l’information génétique de la population locale - entre autres parce que le diabète y est si fréquent - cette information
peut être d’un grand intérêt pour découvrir de nouveaux traitements. Le seul problème est que la population elle-même n’en retirera probablement aucun avantage. Autogen s’occupe surtout du marché occidental. »

Et puis, il y a encore le commerce des organes. Il y a peu, le philosophe britannique Julian Savulescu plaidait encore ici dans « Knack » pour examiner cette question de manière strictement rationnelle. Si une personne X a besoin d’argent et une personne Y, d’un organe, les deux parties en
profitent si X vend un organe à Y. Finalement, les gens vendent aussi d’autres formes de risque : celui qui exerce un métier dangereux est, pour cela, payé davantage.

« Je connais bien Savulesco, il est particulièrement charmant », dit en riant Dickenson. « Je connais ses points de vue provocants. Mais il se trompe naturellement. Pour commencer, nous n’acceptons pas tous les risques du marché. Il existe nombre de règlements de santé et de sécurité. Nous devons, par exemple, porter une ceinture de sécurité. Donc l’argument d’un choix totalement libre ne vaut pas. On ne peut pas, par exemple, se vendre comme esclave. Ce serait même une contradiction. Si, par libre choix on fait de soi un esclave, dans ce cas on n’est plus libre et on ne peut plus considérer qu’on accepte cette situation de sa propre volonté. On déclarerait alors que le contrat n’est pas valable, à juste titre. »

L’argument de Savulesco, dit Dickenson, est typique de ceux qu’on nomme les utilitaristes qui, pour prononcer un jugement éthique, font une espèce de calcul des gains et des pertes. « Il recherche le plus grand bonheur pour le plus grand nombre, et en chemin, font parfois des erreurs de raisonnement. Le problème est qu’on ne peut pas tout réduire à un exercice arithmétique. On doit aussi prendre en compte les relations de pouvoir.

« Voyez la Chine. Il y existe même un commerce d’organes des gens qu’on y exécute. C’est tout-à-fait inadmissible, trouve Dickenson. « Ici aussi, un utilitariste strict dirait : Ce doit être possible, le donneur (h/f) serait notamment tué de toute façon, alors pourquoi un de ses organes ne pourrait-il pas être utilisé pour sauver la vie de quelqu’un d’autre ?
Mais il y a deux problèmes. Premièrement, beaucoup de malades des reins ne
sont pas en danger de mort parce qu’ils peuvent faire appel à la dialyse rénale. Ils peuvent donc éventuellement attendre un peu plus longtemps un
autre donneur. Secondo, et encore beaucoup plus important, on soupçonne que ces Chinois condamnés à mort sont exécutés en fonction de la demande pour certains organes. »

« Ce commerce d’organes est une nouvelle forme de colonialisme », conclut Dickenson. « Après les autres matières premières, l’Occident exploite maintenant aussi des tissus du corps de gens du tiers-monde. C’est plutôt un grand déséquilibre, auquel nous devons bien réfléchir. »

 Interview de la philosophe Donna Dickenson réalisée Joël De Ceulaer et publiée dans l’hebdomadaire flamand, Knack », du 3 mai 2006.
 Traduction du néerlandais par Édith Rubinstein, Liste Femmes en Noir, Fenwib Digest, Vol 21, Issue 9, 10 mai 2006. Remerciements à la traductrice pour l’autorisation de publier ce texte. Pour s’abonner à la liste FEN, voir cette adresse.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 26 mai 2006



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