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mercredi 6 septembre 2006 Louky, fine limière en quête de lumière...
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DANS LA MEME RUBRIQUE Femmage à Louky Bersianik, auteure de L’Euguélionne Chanson pour durer toujours Te souviens-tu Louky, ma grande soeur, mon amie... La nomade Lâchez les fauves |
Louky est entrée dans ma vie à la fin des années cinquante à Paris. Quand je l’ai revue en 1960 à Montréal, elle m’a dit travailler à une œuvre de longue haleine. Il s’agissait déjà de l’Euguélionne. Je me souviens, à la même époque d’une fin de semaine de camping à Saint-Fabien, chez Raoul Roy, où j’ai pu prendre la mesure de sa tendresse, de son humour vif et, au cours d’une discussion sur Jean Rostand, de sa vaste érudition. Nous nous sommes perdues de vue durant plusieurs années pour nous retrouver, à-la-vie-à-la-mort, en 1987, et nous rencontrer régulièrement au sein d’un groupe d’amies féministes, les Amadouvières. Son œuvre n’a jamais cessé de m’habiter. Lire un livre de Louky, c’est s’enfoncer dans une forêt luxuriante de mots aux sonorités fantasques et inédites, aux zones d’ombre où la vie ne tient qu’à un fil. C’est affronter à coeur nu les fauves anciens tapis dans l’inconscient collectif, la duplicité de la langue et les éclaircies embrasées d’une mémoire future où ne subsistera plus rien de ce vieux monde crépusculaire où tant de femmes ont laissé leur âme. "J’ai su dès l’âge de six ans, peut-être avant, que j’étais sur terre pour écrire", dit Louky. Après avoir obtenu un doctorat en Lettres, elle aborde l’écriture par les contes pour enfants dont une cinquantaine passent à la radio dans l’émission La boîte aux merveilles. Puis, c’est en l976 la publication de L’Euguélionne, premier grand livre féministe écrit au Québec, faisant sur un ton poétique chargé d’ironie, le bilan des formes d’oppression subies par les femmes à travers les siècles et jetant les bases de ce qu’elle nomme l’archéologie du futur. La langue a été, pour moi, la voie privilégiée pour pénétrer les multiples facettes de ce livre inclassable, philosophique, poétique, d’un humour corrosif. C’est par son analyse minutieuse et la transgression constante du langage patriarcal que Louky restera dans l’histoire de la littérature, non seulement québécoise mais universelle, parce qu’elle fut la première à proposer dans L’Euguélionne la féminisation du langage et à remettre ainsi en question un système symbolique fondé sur la péjoration et l’occultation du féminin. Pour elle, La main tranchante du symbole, titre d’un de ses essais, est celle qui coupe la tête masculine de la langue de son corps féminin et impose une vision dualiste de la vie. La grande originalité de Louky tient également à ce qu’elle a mis la pratique « maternative » (comme dans alternative) au centre de son œuvre. Elle a su nous faire voir la mère comme cette terre native dont nous venons toutes et tous, qui nous a nourri-es non seulement de son corps, mais tout autant, sinon plus, de sa pensée et de son cœur inconditionnel. Avec Louky, nous prenons comme jamais conscience qu’elle est ce premier amour et cette première amie à l’orée d’une histoire qu’elle nous transmet tendrement de bouche à oreille, en nous écoutant de tous ses yeux. Alors qu’on nous enseigne depuis toujours que la théorie naît de la pratique, aucun chercheur n’a jugé utile de se demander quelle sorte de pensée engendrait la pratique maternelle, activité à laquelle se consacrent tant de femmes, y mettant la meilleure part de leur être et de leur vie. Véritable découvreuse de cette terre native à l’abondante végétation subversive, Louky met à la base même de son éthique, les liens entre femmes, tant personnels que collectifs, englobant toutes les formes d’amour, de résistance à la violence, à la soumission, à la dépendance, à l’injustice ainsi que la quête d’harmonie qui les caractérise. Elle pense en termes de lignée des mères, d’arbre « gynile ». La question fondamentale qu’elle se pose et nous pose, c’est : « Comment naître femme (dans le sens mélioratif du mot) et ne pas le devenir (dans le sens péjoratif) ? » Pour elle, « donner la vie n’est pas une valeur patriarcale. En soi, ce n’est ni bon ni mauvais, mais ça nous appartient. Comme un droit et non un devoir ». Dans Le Pique-nique sur l’Acropole, publié en 1979, Louky choisit de réécrire au féminin Le Banquet de Platon, auquel on n’avait pas convié les femmes. Contrairement au banquet gastronomique des philosophes, nos contemporaines ne peuvent se payer que des sandwiches, le plein air et le sol dur. La rhétorique masculine sur l’amour est remplacée par des dits de femmes sur leur sexualité et sur tout ce qui les unit. C’est par la chaleur du toucher que communiquent et se rapprochent les amies réunies à ce pique-nique de la mémoire. Pour Xanthippe, l’une des convives, le toucher est le premier sens et le sens premier. Et le premier toucher, le premier amour, la première amie, c’est la mère : "Toutes les femmes qui ont été fabriquées dans un utérus connaissent d’abord l’utérus, dit Xanthippe, ce lieu-dit géographique de l’environnement total, lieu où elles sont touchées de partout, ce qu’elles n’oublieront jamais - surtout quand leur corps sera soumis à la carence du toucher et à la surabondance du Voir. [...] Elles ont connu leur premier amour au creux de ces mains et de ces seins, eu leur premier orgasme au contact de ce Corps du dedans et du dehors. [...] Voilà ce qui s’est d’abord gravé dans chaque inconscient issu d’un utérus." Louky, fine limière en quête de lumière, travaille le mot avec patience pour lui faire rendre toutes ses possibles sonorités et significations, la déportant, elle, dans l’imaginaire futur, hors des sentiers battus, des chasses gardées et du regard patriarcal recroquevillé sur son petit pouvoir croque-mitaine. "À bonne écouteuse, salut !", semble-t-elle nous dire inlassablement en renouant les liens d’amitié entre toutes les enterrées vivantes du passé et du présent. Rumeur tumultueuse et jubilatoire qui monte de cette voix telle une brume bleue dans le petit matin de notre continuelle renaissance. Merci infiniment à toi, Louky, d’être celle que tu es, de ton amitié, de ton œuvre et de toutes les joies que nous avons encore à vivre ensemble. – Lu par Nouchine Dardachti et Sacha Ghadiri, le 11 août 2006, au Studio Théâtre de la Place des Arts à Montréal lors d’un hommage rendu à Louky Bersianik. Cet hommage, qui a réuni plusieurs écrivain-es et plusieurs ami-es de Louky, était une initiative du Festival international des femmes de Montréal. Mis en ligne sur Sisyphe, le 1er septembre 2006. |